Data / IA
IA souveraine, IA française, une quête existentielle
Par Xavier Biseul, publié le 31 octobre 2025
La France part de loin pour couvrir toute la chaîne de valeur de l’intelligence artificielle, de l’infrastructure de calcul aux modèles de fondation, en passant par l’accès aux données d’entraînement. Soutenu par l’État, un écosystème particulièrement dynamique tente toutefois de faire émerger une alternative crédible.
Adieu Lucie, petit ange parti trop tôt. À peine lancée fin janvier, l’IA « à la française » était débranchée trois jours après, immédiatement reléguée au rang de flop. Les internautes qui ont eu le temps de tester ce robot conversationnel se sont déchaînés sur les réseaux sociaux après avoir reçu des réponses improbables. Entre autres trouvailles, Lucie nous aura au moins appris que le poids des trous de gruyère varie entre 10 et 20 grammes. Tout le monde ne peut pas s’appeler Claude…
Au-delà des quolibets faciles, la fin prématurée de Lucie rappelle la difficulté de développer une IA souveraine face aux géants américains et chinois. Les promoteurs de Lucie, parmi lesquels Linagora et le CNRS, ont rappelé qu’elle a été conçue en 18 mois avec un budget de 10 M€, quand les grands modèles de langage (LLM) internationaux bénéficient de plusieurs années de développement et de budgets dépassant les 10 Md$.
Pour autant, la France doit-elle abandonner tout espoir sur un sujet aussi existentiel que l’IA ? Depuis le début de l’année, l’État a en tout cas sonné la mobilisation générale, en annonçant, lors du Sommet pour l’action sur l’IA à Paris, un « Stargate à la française », avec un investissement de 109 Md€ dans l’IA et l’infrastructure de calcul. Plus récemment, le plan « Osez l’IA » vise de son côté à accélérer l’adoption de l’IA par les entreprises, une IA que l’on souhaite « made in France ».
Cartographier les IA alternatives
Afin de faire connaître les équivalents aux modèles étrangers, un catalogue recensera les solutions d’IA françaises et européennes que peuvent utiliser les entreprises, classées par grandes familles de cas d’usage. Depuis plusieurs années, le secteur privé et associatif a déjà entrepris ce travail de recensement. En juin, le cabinet Wavestone publiait la troisième édition de son radar des start-up françaises de l’IA générative, listant les modèles généralistes dits de fondation, comme Mistral AI et LightOn, et les outils d’IA dédiés à la relation client, la vente, le design, la santé ou la cybersécurité.
L’association Hub France IA, qui fédère l’écosystème français de l’IA avec quelque 300 organisations et experts adhérents – start-up, grands groupes, collectivités, laboratoires, écoles, institutions –, dresse aussi, depuis 2020, une cartographie des start-up spécialisées. Ce panorama recensait au départ 150 jeunes pousses françaises, il en compte 600 aujourd’hui. Pensé à la dimension européenne depuis ses origines, il doit, à terme, devenir une cartographie de référence pour l’ensemble des 27 États membres de l’UE.
« Avant que Mistral AI ne sorte du lot, il y avait déjà une myriade de solutions très diversifiées, se souvient Caroline Chopinaud, directrice générale du Hub France IA. L’objectif de la cartographie était de leur donner plus de valeur et de visibilité. Il s’agit également de rapprocher l’offre de la demande. Alors qu’ils ont une facilité à travailler avec des sociétés étrangères, grosses et structurées, il est difficile pour les entreprises utilisatrices et les institutions d’identifier les “petits” acteurs du marché. »
Un « effet Trump »
Le climat d’incertitude, né du contexte économique et géopolitique, augmente le nombre d’adhésions, Hub France IA reçoit de dix à quinze demandes par semaine. « Cette affluence est bien sûr liée à la montée en puissance de l’IA générative. Elle traduit aussi la volonté de s’acculturer, de rester en veille et de soutenir un écosystème européen. »
Caroline Chopinaud voit également dans ce sursaut de l’enjeu de souveraineté « un effet Trump ». « Les entreprises s’interrogent sur la possibilité que leurs données puissent être siphonnées par des puissances étrangères sans raison aucune. Longtemps, elles ont pensé que cela n’arriverait jamais, mais la donne a récemment changé. »
Associate partner chez Wavestone, Imène Kabouya observe, elle aussi, ce réveil abrupt. « Les Européens ne peuvent plus compter sur leur allié indéfectible. Nos clients s’interrogent sur leur dépendance aux acteurs américains et révisent leurs plans de résilience. » Selon elle, la récente étude menée par le cabinet Asterès pour le compte du Cigref a fait l’effet d’un électrochoc, montrant l’ampleur du phénomène. Pour rappel, les dépenses de l’économie européenne en achats de logiciels et de services cloud B to B génèrent, chaque année, près de 264 Md€ de chiffre d’affaires au profit de l’industrie américaine du numérique (voir article d’ouverture de ce dossier).
Attention aux promesses marketing
Encore faut-il trouver des équivalents à ces solutions étrangères… « La souveraineté, c’est la possibilité de faire un choix, rappelle Caroline Chopinaud. Malheureusement, sur certaines technologies, il n’existe pas d’alternatives souveraines. Il faut en avoir conscience. »
« La souveraineté est un mot parfois galvaudé », juge, quant à elle, Roxana Rugina, executive director d’Impact AI. Cet autre collectif français réunit, de la même manière, des grandes entreprises, des start-up, des institutions, des écoles, des chercheurs et des associations au service d’une IA responsable dont la souveraineté devient un des marqueurs au même titre que l’éthique, la transparence, l’explicabilité ou la frugalité.
Encore en phase de décryptage sur ce sujet de la souveraineté, Impact IA travaille notamment avec des juristes et des directeurs d’IA. « Notre rôle est de donner des clés de compréhension à nos membres pour qu’ils puissent prendre des décisions éclairées, sans être forcément trop gauloises », avance Roxana Rugina.
Elle pointe le discours marketing de solutions proclamées 100 % souveraines par effet d’aubaine. Mais des champions comme Hugging Face et Dataiku ont dû faire le choix de s’implanter aux États-Unis, bien qu’une partie de leur activité soit réalisée en France.
Avec Mistral AI, la France tient peut-être son porte-étendard et un acteur de poids face aux géants américains, même si ses financements sont en partie étrangers. Et que, à la différence d’un Hugging Face qui a une approche communautaire, Mistral AI n’a pas encore réussi à structurer autour de lui un écosystème français et européen. Pour lancer Mistral Compute, son infrastructure de calcul présentée comme souveraine, Mistral AI a donc noué un partenariat avec… le fondeur américain Nvidia.
Couvrir toute la chaîne de confiance
Cette dernière annonce montre les limites de l’offre nationale. « Pour être leader en IA, il ne suffit pas de développer des start-up spécialisées, rappelle Imène Kabouya. Il faut maîtriser ses dépendances sur l’ensemble des maillons de la chaîne de valeur, à commencer par les infrastructures de calcul – en particulier les GPU – indispensables à l’entraînement des modèles et à leur inférence. »
Qualifiés SecNumCloud ou en passe de l’être, des providers français comme OVHcloud, Outscale, Cloud Temple et Scaleway tentent de bâtir cette chaîne de confiance, en combinant puissance de calcul et services IaaS et PaaS orientés IA. « Bien que la certification SecNumCloud ne couvre pas encore l’ensemble de leurs offres IA, ces acteurs s’en approchent progressivement », se réjouit Imène Kabouya.

Pour la consultante, il faut arrêter de s’épuiser dans la course au gigantisme. Elle est perdue d’avance : « Les hyperscalers ont gagné la bataille du cloud public. » Passons, selon elle, à l’étape suivante en identifiant les maillons de la chaîne sur lesquels l’Europe peut émerger, se différencier et, pourquoi pas, imposer de nouveaux monopoles. « Plutôt que de reproduire les modèles dominants, l’Europe pourrait se positionner sur des systèmes d’IA plus interprétables, plus fiables, et capables de raisonner de manière explicite, estime Imène Kabouya. Cela suppose de réinvestir dans la recherche en IA symbolique, et surtout de renforcer les partenariats entre recherche publique et entreprises pour transformer ces avancées scientifiques en atouts industriels. »
L’accès à la donnée, le vrai enjeu de souveraineté
Enfin, elle rappelle que l’IA n’est pas seulement une révolution technologique, mais aussi une révolution culturelle. Tous développés aux États-Unis, les grands modèles d’IA comme ChatGPT d’OpenAI, Gemini de Google ou Claude d’Anthropic sont majoritairement entraînés sur des données issues du web anglophone, intégrant ainsi des biais culturels anglo-saxons. « Or, l’IA générative ne se contente pas de traiter des données : elle façonne des représentations, des récits, et parfois des normes. »
C’est sur ce terrain de la donnée que Matthias de Bièvre mène son combat. Fondateur de Visions, « bâtisseur de “data spaces” », et président de l’association Prometheus X, qui œuvre à ce que chaque organisation et citoyen retrouve la maîtrise de ses données, il défend la création d’espaces de données sectoriels.
« Le véritable enjeu de souveraineté, c’est l’accès à la donnée, estime-t-il. Les acteurs européens doivent pouvoir entraîner leurs modèles sur des données publiquement accessibles. » Il y voit un avantage concurrentiel. « Dans les domaines de la santé, du tourisme ou de l’industrie, des start-up pourront développer des modèles très spécifiques qui dépasseront les modèles généralistes qui n’auront pas accès à cette data. » Il rappelle qu’il faut aujourd’hui un délai de deux ans avant qu’une demande d’accès aux données du Health Data Hub, hébergées chez Azure, aboutisse. C’est pour changer la donne qu’au niveau européen, Gaia-X et l’IDSA (International Data Spaces Association) définissent les règles d’échange dans des data spaces par secteur d’activité. Pour Matthias de Bièvre, l’État a un rôle à jouer en tant que premier producteur et responsable de données. Il donne, en exemple, le Royaume Uni qui a ouvert les données de l’enseignement public à un panel de start-up pour qu’elles puissent optimiser leurs IA dédiées au monde éducatif. Un modèle – un autre – à suivre ?
À LIRE AUSSI :


