DOSSIERS

Les nouvelles prouesses du neuromarketing

Par La rédaction, publié le 13 juin 2013

[ENQUETE] L’alliance des technologies numériques et médicales révèle avec précision ce qui trotte dans le cerveau des consommateurs. Les marques n’aiment pas l’avouer, mais elles sont accros à cette arme de séduction massive.

Allongé sur la banquette mobile, Edouard s’apprête à passer une IRM (Imagerie par résonnance magnétique). Lentement, sa tête s’engage au centre de l’imposant sarcophage de métal blanc. Le jeune homme y restera près d’une heure, totalement immobile. Le temps, pour les scientifiques de l’Université catholique de Louvain (Belgique), d’enregistrer tout ce qui se passe dans son cerveau. Edouard n’est pas malade.

S’il est ici, c’est pour regarder – contre rémunération – le dernier film publicitaire d’un géant des produits d’entretien. Comme sept autres personnes, il participe à une campagne de tests. L’annonceur veut s’assurer que son prochain spot sera perçu de la meilleure façon possible par ses clients, consciemment mais surtout inconsciemment. Car les spécialistes du marketing en sont aujourd’hui convaincus : ce n’est pas la raison qui guide nos achats, mais nos émotions.

Depuis une dizaine d’années, la technologie offre aux entreprises un nouveau champ d’investigation. En 2003, Read Montague, un neuroscientifique américain, a cherché à comprendre pourquoi des buveurs de soda, incapables de faire la différence entre du Coca et du Pepsi à l’aveugle, préféraient le premier lorsqu’ils voyaient l’étiquette. En leur faisant subir un examen IRM, il s’est aperçu que des zones différentes du cerveau s’activaient selon que les noms de ces boissons étaient visibles ou non. Le neuromarketing était né.

Aujourd’hui, tous les grands groupes y ont recours pour affiner leur communication publicitaire, améliorer l’attractivité de leur site Web ou l’atmosphère de leurs points de vente : Coca-Cola, Pepsico, mais aussi Nike, Procter & Gamble, McDonald’s… Les technologies évoluent, le secteur se développe, et les industriels se gardent bien de le crier sur les toits. Car le neuromarketing, du fait de son caractère intrusif, est associé par ses détracteurs à de la manipulation. En France, la loi relative à la bioéthique de juillet 2011 interdit l’utilisation des IRM ou des scanners des hôpitaux à des fins autres que médicales et scientifiques.

Analyseur de neurones. Ces inquiétudes semblent disproportionnées. Il n’existe aucun bouton sur lequel il suffirait d’appuyer pour pousser quelqu’un à acheter. Le neuromarketing est plutôt envisagé par les grandes enseignes comme un complément aux méthodes classiques. “ Soumis à un déluge d’informations, le client devient de plus en plus sélectif. Les annonceurs doivent donc repenser leurs campagnes, explique Marc Van Rymenant, PDG de Netway, société spécialisée dans le marketing neuronal. Il ne s’agit plus d’arroser sans cesse les consommateurs de messages en espérant qu’ils mordent à l’hameçon. Mais de leur proposer un parcours d’achat, en magasin comme sur les sites Internet, qui recueille leur assentiment. ”

Une approche rendue d’autant plus indispensable que les études traditionnelles, aussi bien qualitatives que quantitatives (sondages, groupes focus…) ont dévoilé leurs limites. Il existe en effet une grande différence entre ce que dit un sujet et ce qui se passe réellement dans sa tête.

Première façon de déformer les réponses : la “ rationalisation ”. Lorsqu’il répond à un questionnaire, le sondé va généralement faire en sorte que ses réponses aient du sens, quitte à tordre la réalité de ses sentiments. Second moyen : le “ biais de désirabilité ”. La personne interrogée cherche alors à donner la réponse qu’il imagine être attendue par celui qui le questionne. Ou à cacher le fait qu’il ne sait pas quoi dire. Les conséquences peuvent être désastreuses pour la marque qui a commandé l’enquête. Ainsi, le scooter à toit de BMW baptisé C1 avait été jugé très positivement par un panel de clients. Il n’en a pas moins été un flop commercial…

Pour limiter ce genre d’écueil, les études ne doivent plus être “ polluées ” par les processus conscients de chaque testeur ou par leurs états d’âme, mais se concentrer sur leurs émotions de base. Car ce sont elles qui sont maîtresses de nos décisions, comme l’a démontré le neuroscientifique Antonio Damasio dans “ L’Erreur de Descartes, la raison des émotions ”, (éditions Odile Jacob). Pour les identifier et les comprendre, il existe aujourd’hui trois méthodes principales.

Pour certaines applications, la mesure instantanée n’est pas nécessaire. Ainsi, un grand parfumeur international a travaillé avec la société belge Netway, pour redéfinir la segmentation de son offre. “ Sept de leurs produits sur dix ne se vendaient pas. La représentation qu’ils avaient de leur clientèle était fausse, illustre Marc Van Rymenant. Aujourd’hui, nos équipes, avec l’aide de chercheurs, redéfinissent une nouvelle segmentation en étudiant les réponses cérébrales de nos testeurs à des stimuli olfactifs. ”

Casques à points. La deuxième technique consiste à effectuer un électroencéphalogramme (EEG) pour mesurer les champs électriques à la surface du cerveau chaque milliseconde. Un casque EEG muni de plusieurs électrodes capte les ondes émises par l’activité d’une vingtaine de zones cérébrales. Facilement transportable et relativement bon marché (à partir de quelques centaines d’euros), l’EEG permet de mettre un testeur en situation et de capter en temps réel ses réactions.

C’est ainsi que Fabrice Meuwissen, PDG d’Obviousidea, a choisi, à la demande d’un client patron d’une start up, celui de ses collaborateurs qui irait défendre son projet de levée de fonds auprès d’investisseurs. “ Nous avons enregistré une vidéo du speech des trois candidats, que nous avons ensuite montrée à une douzaine de salariés équipés de casques EEG afin de mesurer en continu leur niveau de frustration, d’excitation et d’attention. ” Celui qui a obtenu les meilleurs résultats se présentera devant les investisseurs.

L’EEG a également été utilisé par un célèbre fabricant de chips pour déterminer le meilleur emballage possible. Lorsque les cobayes passaient devant un sachet plastique rouge brillant, leurs réactions n’étaient pas les mêmes que devant un paquet en papier kraft contenant les mêmes chips, mais ayant un aspect plus naturel. Dans le second cas, ils se montraient imperceptiblement rassurés par un produit qu’ils estimaient plus sain…

D’autres méthodes parviennent à mesurer l’implication émotionnelle d’une personne sans pour autant capter ses ondes cérébrales. Ainsi, les géants Coca-Cola et Unilever utiliseront cette année la détection des mouvements du visage et du regard, mise en place par la société d’études Millward Brown. L’analyse des micromouvements sert à reconnaître en temps réel quatre natures d’émotion, en plus de leur intensité : le plaisir, le dégoût (ou la confusion), la surprise et le désintérêt.

“ Dans les années à venir, nous allons améliorer cette technologie pour décoder une dizaine de réactions différentes ”, promet Pierre Gomy, directeur marketing de Millward Brown. Pour ses tests, le cabinet fait appel à 150 personnes. Il estime qu’un des atouts de cette technique, par rapport à l’EEG, est sa fiabilité. “ La détection faciale présente de plus un très bon rapport fiabilité/déployabilité ”, assure Pierre Gomy. En termes logistiques, elle est légère. Tout se fait à distance : une simple webcam suffit, installée au domicile du testeur. Un logiciel de traitement collecte ensuite les enregistrements pour les analyser.

De plus, la durée d’une campagne de tests est d’environ un mois, et ce, indépendamment de la technologie utilisée. En effet, un protocole scientifique encadre les mesures : définition des objectifs à atteindre, recrutement des cobayes, obtention des autorisations d’utilisation d’une IRM, passage devant un comité d’éthique, disponibilité des scientifiques manipulant les équipements, traitement et restitution des résultats… La logistique est lourde. Enfin, l’IRM ne pouvant être pratiquée à des fins marketing en France, les entreprises les font réaliser en Belgique ou au Royaume-Uni, notamment, deux pays où les contraintes légales sont moins fortes. Les autres techniques, en revanche, ne présentent pas ces écueils.

Mais une aura sulfureuse entoure encore cette pratique mal connue, objet de nombreux fantasmes. La création, en 2011, d’une association internationale, la Neuromarketing Science and Business Association, visant à créer des garde-fous contre d’éventuels abus, devrait normaliser les choses. Le cerveau du consommateur est encore loin d’avoir livré tous ses secrets.

Crédit photos : Dorothée Baumann, Brain Behaviour Laboraty, Université de Genève, Neurofocus.

L’électroencéphalogramme enregistre à la surface du cuir chevelu l’activité électrique du cerveau. Pour cela, un casque équipé de senseurs est fixé sur la tête du cobaye.

Ce casque, rattaché à un ordinateur, transforme en données mesurables les variations de l’activité cérébrale. Elles montrent l’attention, les émotions et la mémoire face à une publicité, un site Web ou une série de produits.

Le port de lunettes 3D rend les situations plus réalistes et permet d’étudier des situations plus complexes.

Les courbes obtenues servent à évaluer si le sujet se sent concerné. Une activité plus soutenue de la région frontale gauche du cerveau peut, par exemple, être associée à des émotions positives.

L’analyste appréhende ce que le testeur pense d’un produit, sans que ce dernier ait besoin de l’exprimer. Et donc sans qu’il modère son jugement par souci des convenances, par exemple.

Sony double le trafic de son site Web grâce aux neurosciences

En 2011, Sony a décidé d’harmoniser son identité visuelle en ligne dans les différents pays où la marque est présente. Historiquement, chaque division faisait appel à sa propre agence de création, développant une image de marque variable d’un pays à l’autre. Un cahier des charges unique décrivant les caractéristiques graphiques de cette nouvelle identité visuelle a donc été envoyé à chaque entité. “ Pour la partie Web, cela a provoqué des débats sans fin, où chacun allait de son avis sur la façon de structurer les newsletters ”, raconte Marie de Linage, Europe CRM Manager chez Sony.

Afin de mettre un terme à des échanges subjectifs, la responsable a lancé, avec Netway, une campagne de mesures IRM pour définir la meilleure structure possible. L’opération a débuté en août 2012, avec une quinzaine de testeurs. Trois modèles ont été soumis : une structure très épurée, contenant peu de couleurs ; une autre organisée en blocs très colorés, imaginée par l’agence et respectant à la lettre le cahier des charges ; et une dernière, plus visuelle. Contre toute attente, aucun modèle ne s’est vraiment démarqué. Il a donc fallu combiner les trois pour concevoir une nouvelle proposition. “ On s’est aperçu que le modèle très graphique et coloré générait d’abord un sentiment de plaisir. Puis une émotion associée à la peur s’activait ”, raconte Marie de Linage. En fait, toutes ces couleurs créaient une confusion inconsciente chez l’internaute. “ Ce sont des choses impossibles à voir en se basant uniquement sur une étude classique ”, commente-t-elle.

Dans la nouvelle version de la newsletter, Sony a intégré la couleur de façon très subtile. Un important travail a également été réalisé sur les visuels. “ L’étude nous a montré que les personnes ne s’identifient pas aux photos où l’on voit des visages. Ils n’y portent donc pas attention, et elles sont inefficaces ”, ajoute la manager. Diffusée depuis janvier 2013, la newsletter de Sony a livré ses premiers résultats : en Allemagne, le taux de clics a augmenté de 52 %. Cette nouvelle visibilité a profité au site allemand, dont le nombre de pages visitées a bondi de 98 % en quelques semaines. Des mesures identiques sont en cours dans tous les pays où cette lettre est diffusée.

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