Entretien avec Nicolas Beaunieux : Manitou Group

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Nicolas Beaunieux (Manitou Group) : « L’IT est un des moteurs de notre transformation d’industriel »

Par Laurent Delattre, publié le 11 juillet 2025

Dans l’industrie, on ne se contente plus de fabriquer. Chez Manitou Group, la conception, la production et la vente s’accompagnent aussi du développement de services. Une stratégie qui s’appuie sur les nouvelles technologies et une exploitation toujours plus fine des data, rappelle Nicolas Beaunieux, 23 ans de maison et vice-président IT & digital depuis quatre ans.


Entretien avec Nicolas Beaunieux, vice-président IT & digital de Manitou Group


Spécialisé depuis 1958 dans la fabrication de solutions de manutention qui « manient tout » (principalement pour la construction et l’agriculture), Manitou Group présente la particularité d’être toujours un groupe familial, avec 2,7 Md€ de chiffre d’affaires réalisés en 2024. « Les deux familles d’origine sont présentes au Conseil d’administration et s’impliquent dans la vie de l’entreprise. Michel Denis est à la tête de la société depuis 2014 et cette stabilité rassure, souligne Nicolas Beaunieux. Le Conseil d’administration ne regarde pas que les chiffres, et prend soin de faire perdurer l’histoire du groupe avec des décisions sur le long terme. » Une vision qui a permis à l’IT de s’ancrer dans le paysage. La DSI est rattachée au Comité exécutif, qui regroupe les fonctions transversales de l’entreprise. Elle compte aujourd’hui 180 salariés, dont les trois cinquièmes sont basés en France.

Quel est le rôle de l’IT dans une entreprise industrielle en forte croissance comme Manitou ?

Il est de plus en plus important, d’année en année. Manitou Group est un grand groupe de 6 000 personnes exerçant de nombreux métiers. L’IT intervient au niveau de la conception et de la gestion de production, mais aussi de la supply chain et du commerce, sans oublier toutes les fonctions régaliennes que sont les RH, la finance, etc. Elle se déploie à 360° sur toutes ces activités.

Depuis trois ans, nous avons adopté une nouvelle organisation structurée en six départements dédiés, dont trois transverses (cyber, data et technique) et trois métiers (corporate, client, produits & production). Nous sommes passés de l’ère où l’IT était vue comme une fonction support à celle d’une IT qui accompagne la transformation du groupe.

Ainsi, en complément de son profil industriel, Manitou Group s’oriente depuis de nombreuses années vers les services, qui s’appuient notamment sur les machines connectées, et que nous voulons monétiser. Cette stratégie repose entièrement sur les nouvelles technologies et les data. Nous sommes ainsi passés de l’industrie pure à beaucoup plus que cela.

Vous êtes chez Manitou Group depuis 23 ans. Quel a été, selon vous, le plus gros changement durant cette période ?

C’est incontestablement l’apport des nouvelles technologies, en particulier l’arrivée du cloud. Plus de 50 % des applications du groupe sont aujourd’hui en mode SaaS. Ce qui a beaucoup progressé également, c’est la technicité dans les équipes. La DSI, ce n’est plus une armée de simples développeurs, elle dispose désormais de spécialistes du cloud, de DevOps, des data engineers et des data scientists… Une vraie palette de compétences.

Nous sommes passés de l’ère où l’IT était vue comme une fonction support à celle d’une IT qui accompagne la transformation du groupe.

Rencontrez-vous des soucis pour recruter ?

Nous rencontrons quelques difficultés en effet… Nous continuons de développer notre marque employeur afin d’être plus visibles et plus attractifs. Les jeunes diplômés veulent travailler dans une start-up ou dans le digital. L’industrie ne les fait pas rêver, alors que pourtant nous proposons souvent le même travail, avec en plus l’avantage de voir concrètement le fruit de son labeur.

Pour répondre à l’évolution des attentes, nous avons ouvert un espace coworking à Nantes, près de la gare, pour que les salariés qui le souhaitent ne soient pas obligés de venir au siège d’Ancenis tous les jours. Cela a contribué à attirer des talents, car c’est une formule appréciée des jeunes informaticiens. À tel point que le principe a été dupliqué à Milwaukee, aux États-Unis, pour éviter à certains de nos salariés de devoir se rendre quotidiennement sur le site de West Bend (Wisconsin).

Vous avez subi une violente cyberattaque fin 2023. Comment l’avez-vous vécue ?

Cette attaque a touché uniquement la partie américaine de nos activités et la confidentialité est de mise aux USA. La production a été stoppée durant une semaine et les autres services ont mis un peu plus de temps à redémarrer, en fonction de la reconstruction des infrastructures dans un espace sécurisé.

Malgré le défi à relever par les équipes, nous avons su tirer profit de cette expérience délicate. Et ce sont surtout le collectif et l’humain qui nous ont portés. Face à l’adversité, on se serre les coudes pour résoudre les problèmes et remettre le système en ordre de marche. Nous avons tous beaucoup appris et, à la fin de l’épisode, nous nous connaissions mieux, l’équipe était plus soudée. Ça compte énormément.

Concrètement, l’attaque a aussi eu pour conséquence l’engagement de la refonte du système américain. Une des missions de la DSI, c’est de travailler sur l’obsolescence – pour rester au niveau. Or, nous étions un peu en retard aux États-Unis. Nous avons donc mis les bouchées doubles pour installer une infrastructure toute neuve. Nous avons aussi recruté un nouveau CISO et renforcé l’équipe RSSI pour avoir des cyber-officers en France ainsi qu’aux États-Unis, et bientôt en Inde. L’IT assurant un service permanent, il est primordial d’avoir toujours quelqu’un sur le pont pour réagir si nécessaire. Par ailleurs, comme la cyber est essentiellement liée aux bonnes pratiques, nous sensibilisons tous les salariés à ces risques avec, par exemple, des campagnes régulières de phishing.

Votre inquiétude portait-elle sur l’arrêt de la production ou la fuite de données ?

Tout ! Évidemment, la production doit se poursuivre, mais la principale inquiétude concerne les data et la rupture de services vis-à-vis des clients. Le sujet n°1, c’est la sauvegarde de toutes nos données. En particulier, celles concernant la conception de nos produits et notre base de données clients. La question n’est pas de savoir quand nous serons attaqués – nous le sommes régulièrement – mais de réfléchir à la meilleure manière de s’y préparer. Cela fait intégralement partie de notre quotidien.

“Dans la cyberattaque qui a affecté la partie américaine de nos activités, ce sont surtout le collectif et l’humain qui nous ont portés.”

En matière de data, quel rôle joue l’Internet des objets chez Manitou ?

Dès qu’il a été technologiquement possible de connecter nos machines, le groupe a pris la décision de les équiper de systèmes intelligents embarqués afin de pouvoir communiquer avec les machines du monde entier, de géolocaliser et de récupérer l’ensemble des données d’utilisation. Depuis 2019, ils sont intégrés en standard dans tous nos produits. Ce choix s’est avéré déterminant puisqu’il a permis de développer notre stratégie de services. Certains grands comptes clients, comme les loueurs de matériels Loxam ou Kiloutou, consomment ainsi nos API tous les jours pour connaître précisément le nombre d’heures d’utilisation de leurs machines ou pour anticiper les éventuels besoins en maintenance.

C’est aussi grâce à l’analyse de ces données que nos concessionnaires peuvent estimer le moment opportun pour proposer à nos clients une machine plus adaptée à leurs besoins. Inutile de rappeler que sans clients, l’entreprise n’existe pas : il faut donc mettre à leur disposition les outils nécessaires pour échanger, et cela passe par des portails, des API ou encore des Apps. C’est la vocation de notre « new business platform program », initié l’an passé dans le but de revoir tous les outils digitaux accessibles pour nos clients et concessionnaires. Nous avons déjà commencé pour la partie dédiée aux pièces de rechange avec un projet de nouvelle plateforme informatique.

En matière d’ERP, vous avez choisi de revenir sur du standard après avoir développé du spécifique. Pourquoi un tel retour en arrière ?

Effectivement, l’entreprise a commencé à déployer M3 d’Infor à partir de 2007. D’abord en France, puis sur le périmètre européen. Le démarrage a été un peu compliqué en raison de nombreux développements spécifiques réalisés à l’époque. Cela hypothéquait surtout notre capacité de migration vers les nouvelles versions de l’ERP. Il faut savoir s’adapter aux outils pour profiter pleinement de leurs capacités.

En 2017, nous avons donc décidé de redéployer une version complètement standard de M3 pour bénéficier de toutes les évolutions apportées régulièrement par l’éditeur, tout en installant successivement l’ERP dans les différents pays où nous sommes implantés. Dans nos filiales de distribution ainsi que dans nos unités de production, avec d’abord l’Italie, puis l’Inde et enfin les États-Unis en 2024 où notre implantation majeure date de 2008. M3 est notre socle commun et c’est une de nos forces. Depuis que le déploiement américain est terminé, les équipes du siège sont ravies car elles peuvent consolider l’intégralité des données de la production et de l’après-vente sur tous les pays.

Disposez-vous également d’un outil unique pour la conception ?

Nous avons débuté l’implémentation d’un nouvel outil de PLM avec un premier lot démarré aux États-Unis sur un programme de quatre ans. L’important c’est le « P », à savoir la gestion de toute la donnée autour de nos produits et de nos services. L’idée, c’est d’avoir un seul outil de conception dans le groupe. Certains composants, comme des cabines ou des châssis, peuvent être utilisés par différents produits, il est donc indispensable d’avoir des outils transverses, réutilisables par tous. Nous avons commencé à déployer Siemens CAD/PLM aux États-Unis l’an passé. Tout ne commence pas forcément au siège. Ce programme est un gros investissement sur plusieurs années avec un déploiement prévu en France dans un second temps, puis en Italie et en Inde.

“Il est indispensable d’avoir des outils transverses, réutilisables par tous.”

N’était-ce pas risqué de prévoir autant de projets aux États-Unis la même année ?

Effectivement, 2024 a été une année très américaine pour le groupe, avec la reconstruction de notre infrastructure, le déploiement de M3 et le lancement du PLM. Mais ce couplage du démarrage de M3 et du PLM faisait sens. Nous avons relevé ce défi car cela permettait de structurer vraiment l’entité américaine. Mais c’est vrai que lorsque vous avez deux bascules de cette ampleur qui sont liées, il faut embarquer toute l’entreprise pour être certains d’être à l’heure le jour J. Au total, environ 70 personnes du siège ont effectué des déplacements sur place pendant une ou deux semaines pour accompagner ces déploiements.

Le sujet qui monte, c’est l’IA. Vous êtes-vous déjà approprié cette technologie ?

Depuis déjà quatre ans – bien avant l’arrivée de l’IA générative – nous utilisons un outil de machine learning pour aider nos collaborateurs du SAV à valider automatiquement certaines demandes de garanties simples. Cela leur permet de se concentrer sur des cas complexes et de laisser cet outil faire des propositions rapides sur des cas plus classiques grâce à une intelligence basée sur l’usage.

L’IA Gen nous apporte encore plus de data, qu’il faut bien sûr analyser et vérifier. Pour cela, nous avons décidé de constituer un comité interne afin de réfléchir à l’éthique professionnelle associée. Nous avons réuni autour de la table différents métiers avec des cas concrets afin d’encadrer son usage. Depuis longtemps, le groupe dispose d’un partenariat avec Google. Sur la base de Gemini, nous avons maintenant une IA générative interne qui s’appuie sur nos données et est capable de répondre à nos questions, avec la garantie que tous les documents utilisés et surtout les réponses apportées restent bien chez nous. Cet outil est de plus en plus utilisé pour l’aide à la rédaction d’emails ainsi que pour la préparation de présentations. Nous avons aussi une IA, toujours basée sur Gemini, customisée en interne et présente dans nos tchats. D’autres encore sont liées aux métiers. Nous travaillons ainsi sur une IA pour nos concessionnaires s’appuyant sur l’ensemble de la documentation technique de nos machines. L’objectif est de les aider à bien diagnostiquer un problème technique pour acheter la bonne pièce détachée et optimiser la réparation.

Quels seront les grands axes de travail pour votre équipe en 2025 et au-delà ?

En plus de la poursuite et du support des projets en cours déjà évoqués, il y en a beaucoup d’autres. La difficulté, c’est de savoir mettre des priorités. Le développement de nouvelles API, basées sur l’usage de nos produits, leur consommation et leur géolocalisation, en est une. Il y a aussi des sujets techniques en interne, comme la relocalisation des datacenters en France, par souci d’économie et d’efficacité énergétique. Manitou Group est en pleine préparation de sa feuille de route quinquennale qui l’amènera jusqu’en 2030. La DSI y contribue, nous embarquons tous les collaborateurs pour partager la vision du futur de l’entreprise.

Propos recueillis par  : THIERRY BUTZBACH
Photos : THIERRY BUTZBACH & JEAN CHABOD

Parcours de
Nicolas Beaunieux

Depuis 2021 :
Vice-président IT & digital de Manitou Group, à Ancenis (44).

2012-2021 :
Vice-président, chargé des projets transversaux de Manitou Group.

2001-2012 :
IT Manager des filiales de Manitou Group.

1996-2001 :
Consulting manager chez Pros à Toulouse

1992-1996 :
Project manager au Centre de recherche industrielle du meuble et du bois ouvré, au Québec, Canada.
–*–
FORMATION :
Ingénieur diplômé de l’École nationale des technologies et industries du bois (ENSTIB), à Epinal.

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