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Managers, embaucheriez-vous un mage ?

Par La rédaction, publié le 24 septembre 2012

Maîtrise d’environnements complexes, apprentissage de la gestion d’équipe : les jeux en ligne ne sont pas si loin des serious games. Leur mention sur un CV mérite qu’on y prête attention.

En mai 2008, un article de la très sérieuse Harvard Business Review titrait : « Dix millions de personnes affutent leurs capacités de leadership dans les jeux multijoueurs en ligne. Les outils et techniques qu’ils utilisent vont changer la manière dont les leaders de demain fonctionneront et pourraient rendre ceux d’aujourd’hui plus efficaces »[1]. Je n’ai mis la main sur cet article que récemment, en faisant une recherche sur les serious games et les MMO (ou MMORPG, Massively Multiplayer Online Role Playing Game). Il confirme certaines idées paradoxales sur l’intérêt de ces univers, que j’ai pu avoir au contact de joueurs ces dernières années. Entre autres, que malgré le fait que ce soient des jeux, ils sont une excellente formation au leadership, au management et à la stratégie.

Des jeux pour appréhender des environnements complexes

J’ai dans mon entourage proche deux joueurs chevronnés de WoW (World of Warcraft), le MMO le plus connu de tous. Ces deux joueurs de la génération Y (18-30 ans) sont passionnés par ce jeu et ses émules. J’ai donc souvent eu droit à des démonstrations, et des discussions enthousiastes et convaincantes sur l’intérêt du jeu, allant de la compréhension des environnements complexes à l’expérience du management.

Ils jouent chacun avec plusieurs personnages, des avatars aux noms évocateurs de paladin, démoniste ou mage… Mais pas seulement. L’un est cofondateur de guilde (un groupe formel de 25 à 50 joueurs qui opèrent des raids en équipe et en réseau dans l’environnement du jeu, afin de réaliser, étape après étape, la quête épique mise au point par les développeurs) et officier de recrutement. L’autre est un officier gérant l’une des neuf classes de sa guilde et organisateur de raids.

Détecter les futurs leaders.
Collection personnelle C. Demailly 2009

J’ai toujours trouvé que malgré le souci du temps passé et de l’équilibre à trouver pour que ça n’impacte ni les études ni le reste, ce jeu avait un intérêt certain pour la formation à la stratégie (y compris à long terme et durable), à la gestion des équipes et à un relationnel de niveau professionnel, pour peu qu’on y regarde de près. L’un de ces deux jeunes joueurs est étudiant en diplomatie et participe à des simulations aux négociations internationales organisées par les Nations unies [2]. Il considère qu’avoir appris à élaborer des scénarios et à planifier les étapes d’une quête dans WoW lui permet d’avoir une vision claire des phases nécessaires à l’obtention d’un consensus entre plusieurs équipes dans une négociation diplomatique.

L’autre, maintenant ingénieur et cadre dans les hautes technologies, considère WoW comme une excellente formation au leadership. Je le cite : « Pendant plusieurs mois, j’ai eu à gérer une partie de guilde (plusieurs dizaines de personnes). Même si un MMO est un jeu, gérer un groupe de personnes est un véritable travail, qui n’est pas évident. Le but, comme dans une entreprise, est d’avoir une guilde pérenne et unie afin de réaliser des objectifs. Quotidiennement, je devais faire en sorte que tout le monde se sente à l’aise et pour cela il fallait faire avec des egos surdimensionnés, des caractères opposés, des conflits entre des personnes. Le travail d’un manager en somme :).

La prise de décision, importante (définitions des buts, partage des ressources, réorganisation des groupes de jeu), se faisait lors de réunions de type démocratique. Difficile de mettre 30 personnes d’accord lorsque l’on a des profils divers et variés (enfants et adultes, couples, salariés ou chômeurs, etc.) sur un channel vocal. On y arrivait grâce à un ordre du jour, une personne qui menait les débats, une autre qui donnait la parole aux un et aux autres, un dernier qui faisait un compte rendu et un système de vote. La partie sociale d’un MMO, lorsque l’on décide de jouer avec un groupe de personnes (guildes), est loin de l’image commune que l’on a des jeux vidéos. »

Jeux en ligne et serious games : même combat !

Je pose aussi la question régulièrement aux DRH que je rencontre, et j’ai deux types de réponse. Soit un intérêt curieux mais sceptique, voire un peu effaré, soit un rejet poli mais ferme de ceux qui considèrent que jouer à des jeux vidéos, quels qu’ils soient, n’est pas compatible avec des qualités et une motivation professionnelle respectables. Ce sont pourtant les mêmes qui se passionnent en ce moment pour la formation par les serious games.

J’ai eu le plaisir de discuter récemment [3] avec Domitille Lourdeaux, maître de conférences à l’université technologique de Compiègne, dont le domaine de recherche est l’intelligence artificielle et la réalité virtuelle pour la formation. Autrement dit les serious games. J’ai retenu de la discussion deux points majeurs :

– L’attente des entreprises vis-à-vis des serious games est très importante, que ce soit en termes d’apports éducatifs (scénarisation pédagogique), de qualité (graphisme, temps de réponse) ou encore d’attractivité (ludisme versus sérieux, challenge, immersion, système de récompense, climax, etc.). Les références souvent citées sont les simulateurs de vols issus des formations militaires et portés sur internet, et… les jeux de rôle en réseau. Il est souvent ardu de faire comprendre à un commanditaire qu’une enveloppe budgétaire de quelques dizaines de milliers d’euros ne permettra pas d’obtenir la même richesse et la même qualité que celles des écosystèmes utilisés par des millions de joueurs et financées par leurs abonnements.

– D’autre part, les nouveaux développements qui se profilent sont passionnants. On s’éloigne des scénarios fixes et précis pour permettre de plus en plus d’interaction et l’émergence de situations d’apprentissage pas forcément prévues au départ. On introduit dans les jeux une composante sociale, soit avec des personnages fictifs mais autonomes, soit en permettant à plusieurs personnes de jouer et apprendre ensemble, en réseau. Le tout pour se rapprocher de la « vraie vie » et offrir de véritables situations d’apprentissages pratiques, indispensables à une bonne formation. Les défis sont nombreux, depuis les ressources nécessaires à cette complexité grandissante, jusqu’à l’intégration dans le moteur du jeu de paramètres de psychologie individuelle et de groupe. Là encore, WoW et ses émules sont souvent cités en exemple. Et quand on sait que ces serious games s’inspirent souvent de l’apprentissage fortuit, c’est-à-dire des résultats probants en formation de jeux qui n’ont pas été créés dans ce but, le scepticisme envers les MMO diminue encore.

 

Jeux en ligne et entreprises du futur : des organisations comparables

L’article de la Harvard Business Review démarre sur les caractéristiques de l’organisation du futur : frontières floues, décision distribuée, autorité informelle des leaders, collaboration via la technologie. Ce sont ces caractéristiques que l’on retrouve dans les MMO. Puis il synthétise les résultats de plusieurs recherches pour décrypter la manière dont le leadership va évoluer. Bien sûr, il y a des différences entre le jeu et la vie réelle, dans laquelle l’environnement est beaucoup plus complexe et indéterminé. Mais il y a aussi dans les MMO des caractéristiques plus complexes que dans le monde professionnel : main d’œuvre volontaire, environnement fluide, technologie.

Les pistes de réflexion pour le leadership sont captivantes : identification des hauts potentiels, motivation non monétaire, hypertransparence de l’information et du management, équipes auto-organisées, autorité non hiérarchique et décentralisée. Les auteurs font la proposition suivante : offrir au leadership le bon environnement est au moins aussi important pour une organisation que choisir les bonnes personnes. Pour eux, un bon environnement, en plus des caractéristiques déjà citées (dont l’hypertransparence), passe aussi par une accélération des processus de décision, l’encouragement à la prise de risque et une plus grande tolérance à l’échec, et – idée de rupture s’il en est une – la rotation du leadership. Pour eux, les bons leaders sont aussi des bons suiveurs, car ils ont la capacité à comprendre les idées des autres ; et opérer une rotation des rôles permet d’éviter les burn-out et contribue à renouveler la dynamique et l’énergie, surtout en temps de crise.

Ne pas oublier l’intelligence collective

Curieusement l’article ne mentionne pas l’intelligence collective, qui, selon moi, est une composante incontournable de l’organisation moderne et qu’elle va bien plus loin que la simple collaboration. C’est grâce à cette intelligence collective que les équipes de joueurs arrivent à créer collectivement et dynamiquement, au fil des quêtes, les bonnes actions pour arriver à leur fin. Au point de parfois trouver des solutions que les concepteurs du jeu n’ont même pas imaginées.

DRH : apprendre à gérer les candidats fan de jeux en ligne

Alors que conseiller à un(e) manager qui reçoit un CV avec, dans le paragraphe extraprofessionnel, la mention de son expérience dans les MMO ?

1. Comme le dit une amie DRH dans la banque : « Faire parler le candidat, d’abord pour comprendre de quoi il s’agit, ensuite pour voir s’il est capable d’expliquer ça dans un langage compréhensible. »

2. Demander quelles capacités cela a développé chez le candidat, qui peuvent être utiles dans le monde professionnel.

3. S’assurer que ce n’est pas seulement un vernis, parce qu’il a lu un article comme celui-ci, et qu’il a vraiment du recul et de la réflexion par rapport au jeu.

4. S’assurer enfin qu’il est capable d’établir des priorités entre la vie réelle et ses impératifs et le temps passé dans le jeu. Qu’on se rassure, les accros sont rares, et la majorité des joueurs éprouve une culpabilité latente envers l’addiction qui sert de garde-fou.

Enfin, s’ils veulent en savoir plus sur les MMO, je leur conseillerai d’écouter l’intervention d’Elie Rotenberg (alias Sophistie, ancien grand maître de la guilde Millenium dans WoW) à la conférence Joueur de World of Warcraft : une expérience pas si virtuelle organisée par le docteur Tisseron à l’INA. Et de discuter avec des joueurs, il y en a forcément quelques-uns autour d’eux, les jeunes adultes qui démarrent dans la vie professionnelle ont souvent une réflexion poussée sur le sujet.

D’autant plus que la nouvelle extension de WoW, Mist of Pandiaria, sort le 25 septembre…

 [1] Leadership’s Online Labs http://hbr.org/2008/05/leaderships-online-labs/ar/1

[2] Model United Nations (MUN) : http://fr.wikipedia.org/wiki/Mod%C3%A8le_des_Nations_unies

[3] Matinée Serious Games du Guide Share France, août 2012 http://www.gsefr.org/gsf-les-evenements/journee-serious-games/serious-games-infos

 

 

Cécile Demailly

Cécile Demailly

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