Entretien avec Pascal Martinez, en charge des SI et du Digital chez Groupe AG2R La Mondiale

Gouvernance

« Nous changeons de braquet sur l’orientation client du SI »

Par François Jeanne, publié le 05 mai 2023

Arrivé il y a moins d’un an chez AG2R La Mondiale, en même temps que le nouveau directeur général du groupe, Pascal Martinez s’est attaqué à repenser le SI avec pour objectif plus d’ouverture et plus d’agilité. Une mission qui implique des choix d’architecture forts, mais surtout un recentrage sur le client et, par conséquent, sur les collaborateurs qui le servent. Le digital fait évidemment partie de la solution… sans jamais oublier de se demander jusqu’où.


Entretien avec Pascal Martinez, membre du comité de direction Groupe d’AG2R La Mondiale en charge des systèmes d’information et du digital


Votre directeur général Bruno Angles a affirmé qu’AG2R La Mondiale allait devoir « changer de braquet » en matière de systèmes d’information et de digital. C’est un clin d’oeil à votre engagement historique dans le cyclisme. À la DSI, avec quelle équipe allez-vous attaquer cette course ?

Notre direction informatique compte environ 700 personnes et nous collaborons avec à peu près autant de prestataires. Avec ce changement de braquet, nous allons devoir accélérer tant sur nos recrutements que sur le recours à l’externe. Nous voulons faire travailler nos équipes internes plutôt sur la transformation que sur de l’applicatif en fin de vie. Il faudra aussi que nous y adjoignions les expertises dont nous ne disposons pas pour le moment.

Que représente le budget de la DSI rapporté au chiffre d’affaires ?

Ce chiffre est dans la moyenne du secteur, assez proche de celui des banques, de l’ordre de 15 à 20 %. Et comme nous allons investir ces prochaines années, il va remonter un peu.

Le renouvellement générationnel fonctionne bien dans votre DSI ?

Notre pyramide des âges est relativement équilibrée, avec de nombreux jeunes informaticiens. La Direction des Ressources Humaines a développé un programme qui permet à certains de nos collaborateurs de présenter nos métiers aux étudiants. Nous constatons alors que, même si le secteur de l’assurance n’est pas leur premier choix, l’exposition de nos projets, notamment dans le digital et l’usage des technologies, éveille leur intérêt. Quand vous annoncez que vous allez recruter 20 ingénieurs full stack Java dans le cadre de votre transformation, c’est la preuve que ça bouge.

«  Je dois regarder d’où nous partons et tenir compte de notre existant : notre si est le fruit de notre histoire. Le temps est venu de l’harmoniser et de l’urbaniser pour pouvoir remettre le client au centre. »

Ils n’ont tout de même pas tort de penser que l’assurance est un monde informatisé depuis longtemps. De quoi sont principalement constituées vos infrastructures ?

AG2R La Mondiale est le fruit de nombreux rapprochements successifs. Notre informatique s’est donc construite avec le groupe. Aujourd’hui, nous sommes à la tête d’un patrimoine d’environ 1 300 applications avec des choix techniques effectués à l’époque par les différentes sociétés. Elles tournent sur des infrastructures très hétérogènes : nous avons de l’IBM Z, des technologies Unix, ou encore du distribué.

Du coup, quelle est la répartition actuelle dans la DSI entre le run et le build ?

C’est du 50/50. Cette situation s’explique notamment par le fait que nous avons des doublons de patrimoine, ce qui nous oblige à des maintenances multipliées sur nos différents silos. Même sur la partie « change », les obligations réglementaires à mettre en oeuvre nous obligent parfois à intervenir sur quatre ou cinq systèmes différents.

Est-ce que votre principale mission est de remettre de l’ordre dans cet existant ?

Ma mission est de réorienter notre SI vers nos clients et nos collaborateurs parce qu’il ne l’est pas suffisamment. Il est complexe à faire évoluer car peu ouvert, et donc pas suffisamment prêt pour déployer de nouveaux partenariats. Il faut y remédier. Ce constat a été fait avant mon arrivée, et mon rôle est aujourd’hui de mettre en œuvre des principes clairs et fondateurs : la simplification et le traitement en une fois pour les parcours de souscription, la gestion des contrats et l’accompagnement des clients ; l’omnicanalité ; l’optimisation des espaces clients ; l’amélioration de la connaissance des clients ; et enfin l’harmonisation et la mutualisation des systèmes back-office pour une meilleure gestion des contrats et des prestations associées. Voilà ma mission.

« Nous sommes à la tête d’un patrimoine d’environ 1 300 applications avec des choix techniques effectués à l’époque par les différentes sociétés. Elles tournent sur des infrastructures très hétérogènes : nous avons de l’IBM Z, des technologies Unix, ou encore du distribué. »

Je dois regarder d’où nous partons et tenir compte de notre existant : notre SI est le fruit de notre histoire. Le temps est venu de l’harmoniser et de l’urbaniser pour pouvoir remettre le client au centre. Cette mission m’a été confiée par l’ensemble des membres du Comité de direction Groupe dont je fais partie. Lorsque l’ensemble de l’organisation est aligné derrière ce changement de braquet, cette transformation est plus facile.

Quelles en seront les grandes lignes ?

L’objectif est de mettre nos clients au centre de toutes nos réflexions et de toutes nos actions, y compris au sein de la DSI. Il faut d’abord comprendre pourquoi on opère ce mouvement, quelle est la logique derrière tout cela. En l’occurrence, il s’agit de nous organiser pour être en capacité de proposer simplement et efficacement à nos 15 millions de clients, parfois en direct, mais souvent dans le cadre de contrats collectifs via des employeurs, toute notre offre de produits et de services, qu’elle soit distribuée en propre ou par des partenaires. Les opportunités à exploiter sont multiples. Par exemple, nous sommes actionnaire majoritaire de Domytis, numéro 1 des résidences services seniors en France, alors comment faire pour présenter cette offre à un salarié qui part à la retraite et qui ne nous connaissait peut-être jusque-là que dans le cadre du contrat de gestion de son assurance santé, à travers son employeur ? Et si nous voulons élargir notre offre vers de nouveaux produits comme l’assurance dommages, comment rendre cela facile au cœur du système d’information ?

Nous allons donc réorganiser notre SI avec un programme de plateformisation qui couvrira trois grands domaines : la mise en œuvre d’usines métiers et de SI industrialisés et mutualisés avec des systèmes de distribution ouverts vers tous nos distributeurs et sur une gamme étendue de produits ; la refonte de l’expérience client front-to-back ; et enfin l’optimisation de l’exploitation des données pour avoir une vision à 360 degrés de nos clients.

« En direct ou via des intermédiaires, entreprises, experts-comptables ou courtiers, le critère de choix est moins le produit et le tarif que la facilité de la relation avec l’assureur, pour son client, son salarié ou pour soi-même. »

Cette stratégie nous permet également de penser aux interopérabilités. Et là, on commence à réfléchir aux technologies, et à se demander comment on expose les données des différentes plateformes. Nous aurons recours à des API, mais pas seulement, car elles peuvent poser des problèmes de résilience et ne sont pas toujours adaptées à la gestion d’un volume de données important. Il y aura donc en plus des systèmes que nous appelons « datacentrés », en quelque sorte des points de vérité uniques où nous allons rassembler les data pour faire du reporting et du pilotage, celles utilisées pour nos statistiques, celles pour les opérations et la vision des informations du client, et enfin celles pour la data science. Mais ce qui nous intéresse aussi, c’est la donnée d’intermédiation, celle qui doit naviguer d’un système à l’autre en temps réel, au moins d’un point de vue commercial. Quand un conseiller est susceptible d’être contacté par téléphone par un client qui vient de commencer un arbitrage sur un contrat d’épargne depuis son espace client, il faut que les informations nécessaires à cet échange lui remontent rapidement.

La qualité des data est primordiale dans un tel contexte. Quelle est votre recette ?

Il y a déjà eu un gros travail de consolidation des données des clients. Nous savons les récupérer dans nos différents systèmes et les rassembler à un endroit pour obtenir une assez bonne vision de qui sont réellement nos clients. Pour autant, cela ne constitue pas un référentiel au sens ultime du terme, celui dont on a besoin pour véritablement parler de système datacentré.

D’autant que chez AG2R La Mondiale, nous avons parmi nos clients des personnes assurées via des contrats collectifs, que nous ne rencontrons qu’au moment où ils ont recours à leurs prestations de santé. Par exemple, lorsqu’un assuré d’un contrat collectif est en arrêt de travail pour la première fois, il transmet cette information à son assureur. De notre côté, cette même information nous arrive par un tiers, en l’occurrence son employeur, via la DSN (Déclaration Sociale Nominative, NDLR). Nous devons alors pouvoir interroger un référentiel pour savoir s’il y est bien présent. Ce référentiel des tiers est une brique fondamentale chez nous.

N’est-il pas étonnant de voir un monde de l’assurance, si féru d’analyse de données pour calculer des risques et des montants de primes avec les actuaires, découvrir aujourd’hui l’importance de ces données clients ?

Dans un monde de plus en plus digitalisé et règlementé, vous avez beau avoir la meilleure offre du marché, ce n’est plus suffisant pour faire la différence. En direct ou, comme chez nous, via des intermédiaires, entreprises, experts-comptables ou courtiers, le critère de choix est moins le produit et le tarif que la facilité de la relation avec l’assureur, pour son client, son salarié ou pour soi-même.

Or les acteurs majeurs de l’économie digitale ont mis la barre haute. Les GAFA ont imposé la norme de la réponse instantanée ou presque. Pour nous, assureurs, il faut a minima pouvoir garantir au client que, s’il nous appelle, nous écrit un mail ou un courrier ou qu’il utilise son espace client en ligne, nous ne perdons aucune trace de toutes ces interactions. Il faut que nous puissions comprendre quel canal il apprécie et être en capacité de répondre positivement à ses préférences. S’il veut faire une souscription entièrement en ligne, c’est possible. Mais s’il veut un rendez-vous avec un conseiller, il faut donner à celui-ci toutes les informations disponibles sur ce client pour que le rendez-vous soit efficace. Dans l’assurance, le conseil au client est primordial et nous ne voulons pas le digitaliser. C’est d’ailleurs une bonne question : jusqu’où faut-il aller dans le digital ?

« Pour commencer, l’innovation digitale n’est pas la chasse gardée de la dsi, ni de certaines personnes en son sein. Ensuite, ce qui m’intéresse, ce sont les innovations qui font rapidement des différences. »

Faire bouger tout ce monde hétérogène sera-t-il simple, notamment pour offrir à vos clients ce service de qualité homogène sur tous les canaux ?

Ce ne sera pas facile, mais c’est un projet sur six ans. Et il y aura des étapes plus rapides. J’ai demandé à mes équipes que, tous les six mois, il y ait une amélioration de la relation client et, par effet miroir, de l’expérience des collaborateurs à leur contact, soit en direct, soit via des contrats collectifs. Un exemple : il y avait jusqu’à 30 applications à ouvrir sur le poste de travail du conseiller pour répondre à une demande client.
À partir du mois de mai, nos collaborateurs disposeront d’une vision unique à 360 degrés donnant un accès simplifié à l’ensemble des informations du client. Nous allons également réduire le nombre d’appels entrants des clients, pour savoir où en est le traitement de leur demande, en rendant cet état d’avancement disponible sur leur espace. Et s’ils nous appellent malgré tout, on pourra leur apporter des réponses immédiates. Ou alors faire le lien, sur des dossiers plus complexes, entre un appel antérieur et celui du moment.

Les dernières innovations technologiques ont-elles leur place dans cette stratégie ? Allez-vous changer de braquet là aussi ?

Pour commencer, l’innovation digitale n’est pas la chasse gardée de la DSI, ni de certaines personnes en son sein. Ensuite, ce qui m’intéresse, ce sont les innovations qui font rapidement des différences. Ce n’est pas le cas de la blockchain par exemple. En revanche, quand je regarde ChatGPT, je me dis qu’un tel engouement, aussi rapide et sur toute la planète, doit être surveillé de près. Avec cette question : quel intérêt cela peut-il avoir pour nos clients, pour nos collaborateurs, pour l’entreprise ?

À plus court terme, nous allons surtout chercher l’innovation dans le cloud, où se trouvent des solutions en mode SaaS qui pourraient notamment occuper une place importante dans nos futures architectures applicatives. Je pense surtout à celles qui vont nous permettre d’aller plus vite sur la personnalisation de l’expérience client comme collaborateur, ou dans la gestion de nos produits et de nos services. De grands acteurs comme Salesforce ou Pega ont une capacité d’innovation bien supérieure à la nôtre. Par ailleurs, si nous ne voyons pas l’intérêt d’un simple lift and shift concernant des applicatifs en fin de vie, il est clair que tout ce que nous développerons à partir de maintenant sera éligible à un portage ultérieur dans le cloud.

Dans ce monde d’assureurs condamnés à proposer tous la même chose, où votre DSI peut-elle faire la différence ?

On ne va pas nier que notre objectif c’est déjà, et c’est beaucoup, de rattraper un certain retard. Ensuite, c’est l’excellence de la relation client. Et enfin, l’ouverture. Puisque nous avons de très beaux produits et services, est-ce que nous pouvons les faire distribuer par d’autres réseaux que les nôtres et, à l’inverse, est-ce que nous pouvons en distribuer qui viennent de nos partenaires ? Notre travail n’est pas de créer ces offres, mais de rendre leur présentation facile, tout en respectant les obligations réglementaires sur les données.

« Si nous ne voyons pas l’intérêt d’un simple lift and shift concernant des applicatifs en fin de vie, il est clair que tout ce que nous développerons à partir de maintenant sera éligible à un portage ultérieur dans le cloud »

Et l’intelligence artificielle dans tout ça ? À quoi pourrait-elle servir ?

Une de ses applications pourrait concerner la reconnaissance de la voix ou celle des documents, et leur contrôle : vous nous envoyez une facture, est-ce qu’elle comporte bien les éléments attendus ? Y-a-t-il un risque de fraude ? Dans la majorité des cas, elle ne posera pas de problème. Mais reste à savoir si nous pouvons en extraire les montants ? Et si finalement nous savons reconnaître tout cela, comment l’envoyer dans le système de règlement des prestations sans aucune intervention humaine ? C’est efficace, même si c’est un usage assez basique de l’IA.

Assez basique, et pas très excitant pour tout dire…

Ce qui est exaltant, c’est de rendre service à nos clients ! Mais pour aller un peu plus loin, parlons des flux d’appels téléphoniques. Nous en recevons énormément et, à un moment donné, il peut y en avoir trop. Un modèle apprenant peut nous aider à sélectionner les appels prioritaires, qualifiés en fonction d’un degré de « chaleur », et les distribuer vers les bons experts internes lorsqu’ils sont complexes ou urgents. Et quand les questions sont simples ou posées en dehors des heures d’ouverture, vers des automates ou des robots conversationnels. En sens inverse, nos systèmes d’information peuvent eux-mêmes déclencher des flux sortants attribués à nos conseillers, par exemple lorsqu’un client n’a pas été contacté depuis plusieurs mois. Et ces systèmes de distribution de flux, couplés à une mesure de la satisfaction, nous aideront là-aussi dans un modèle auto-apprenant à prioriser ceux qui contribuent le plus à la satisfaction client.

Vous n’avez pas peur que de nouveaux entrants, par exemple chez les GAFA, ou MAAMA, comme on les appelle désormais, qui disposent d’énormément d’informations sur vos clients potentiels, profitent de votre période de reconstruction pour venir vous défier ?

Depuis quelques années, nous faisons face à une certaine spéculation sur cette concurrence potentielle. Cependant, l’assurance est un secteur complexe et très réglementé. Aujourd’hui, pour vendre un contrat d’assurance-vie, cela demande beaucoup de conseils, et il faut de l’écoute. Or, ces entreprises ne disposent pas de ces expertises, vendent principalement en ligne sans aucune interaction et de façon totalement automatisée. Selon nous, il faut être digital autant que le client le souhaite, mais il faudra peut-être, sûrement même, lui parler à un moment. Notamment quand il aura besoin de conseils sur des produits liés à son épargne ou à sa santé. Le tout digital n’est donc pas forcément souhaitable.

Propos recueillis par François Jeanne / Photos : Maÿlis Devaux


PARCOURS DE PASCAL MARTINEZ

2022 : Membre du Comité de direction Groupe d’AG2R La Mondiale en charge des systèmes d’information et du digital
2018 : Directeur technologie et systèmes d’information, groupe Covéa
2016 : Directeur conseil métier et projets, groupe Covéa
2015 : Directeur des projets prioritaires, groupe Covéa
2014 : DSI, GMF Assurances, groupe Covéa
2011
: Directeur commercial, Linedata Dervices
1997 : Cofondateur, directeur des opérations, puis directeur général délégué, Fymasis
1994 : Directeur de projet, BMW Financial Services
1989 : Consultant senior, Bossard Consultants

FORMATION
École Nationale Supérieure d’Arts et Métiers (ParisTech)

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