Data / IA

Fatie Toko (Autrice) : « J’ai mis deux ans à l’écrire, et parfois je me suis dit : “À quoi bon ?” »

Par Thierry Derouet, publié le 07 avril 2025

Directrice de la stratégie et de l’innovation grand public et numérique (Groupe La Poste) et intervenante à l’ESSEC Executive Éducation, le parcours professionnel de Fatie est marqué par l’interface entre les directions métiers et les équipes en charge de développer des solutions technologiques. Entre sa double culture, sa fierté discrète d’être une femme dans la tech et son optimisme assumé, elle revendique un regard profondément humain sur l’innovation. « Les usages, c’est nous », martèle-t-elle, convaincue que la technologie peut être un formidable levier d’inclusion et de progrès.

Nous avons rencontré Fatie Toko dans un grand hôtel parisien, à proximité de la gare Saint-Lazare, pour évoquer son livre, « Et si la tech pouvait sauver le monde? », publié en 2024. D’apparence calme, souriante et réservée, elle cache derrière cette simplicité apparente une détermination remarquable. Elle revient volontiers sur les deux années éprouvantes passées à écrire son ouvrage, traversées par des phases alternées d’enthousiasme et de doute profond.

« L’année 2023 a été bouleversante, notamment avec l’arrivée fracassante de ChatGPT. Au milieu de son travail, tout s’est accéléré, » explique-t-elle, évoquant la manière dont cette révolution technologique a remis en question certains de ses postulats initiaux.

Un rôle d’intermédiaire au service du sens

Professionnellement, fatie a créé, il y a 5 ans déjà, une équipe dont la mission était de faire émerger des projets DATA et IA pour servir la feuille de route des métiers et d’assurer l’interface entre les opérationnels et les datascientists. Ce rôle d’intermédiaire lui a permis de donner du sens et d’humaniser l’approche technologique. « Je traduisais les besoins métiers aux data scientists, et inversement. C’est exactement ce que j’ai fait au quotidien, » précise-t-elle.

Lorsqu’on aborde la question de son identité et de sa double culture, Fatie Toko sourit avec finesse et nuance immédiatement : « L’empathie ne doit pas être une exclusivité féminine. Il y a des hommes qui partagent cette sensibilité. » Toutefois, elle admet que son expérience lui confère une attention particulière à la prévention des biais discriminatoires, notamment dans les algorithmes : « C’est important, mais je ne veux pas en faire un argument systématique. Chacun doit développer cette vigilance. »

Revenant sur la genèse complexe de son ouvrage, elle confie avec humour s’être même demandé si l’écriture avait encore du sens face à des outils comme Notebook LM de Google. « Quand j’ai testé cet outil avec mon texte de plus de 200 pages, il a fallu à peine une minute pour obtenir des synthèses remarquables. Je me suis alors demandé si nous devions arrêter d’écrire des livres tant les outils d’IA génèrent des textes et des synthèses de qualité… Mais en réalité, ces outils se nourrissent des œuvres humaines et il est essentiel de produire des créations originales qui traduisent les expériences humaines singulières et sans cesse renouvelées. »

Son livre est un plaidoyer nuancé en faveur d’un usage raisonné des technologies. Il présente un regard qu’elle qualifie de « techno-optimiste, mais pas technonaïf », abordant les usages de l’IA au service des populations et de la planète (dans les domaines de la santé, l’éducation, la lutte contre les inégalités et l’environnement). L’ouvrage aborde aussi les risques sérieux, tels que les fake news, la manipulation politique et les discriminations amplifiées par la technologie.

Elle insiste sur la responsabilité humaine : « La technologie n’est pas mauvaise en soi, c’est l’usage qui fait la différence. Dans un autre contexte, elle peut servir des buts totalement différents. » Cette phrase revient régulièrement dans ses propos.

L’humain face au robot : entre fascination et lucidité

Fatie Toko est particulièrement attentive à l’impact futur des robots humanoïdes. Elle évoque leur potentiel immense, tout en soulignant les risques d’une adoption mal maîtrisée. « Au moment de la parfaite convergence entre l’IA et la robotique avancée, quand les robots auront une apparence humaine, la capacité de prendre des décisions, d’interagir physiquement avec leur environnement, les implications seront énormes. Si nous ne sommes pas prêts, nous risquons d’être dépassés. » Pour autant, elle rejette l’idée d’un moratoire technologique, préférant appeler à la régulation, à l’éducation, et surtout à une prise de conscience collective rapide.

Fatie Toko évoque également un projet éventuel d’un second livre, centré cette fois sur notre rapport à la technologie : « Si je devais écrire à nouveau, j’aborderais cette question du décalage de temporalité entre le développement exponentiel des technologies et notre capacité d’adaptation. Comment apprivoiser la technologie sans faire de pause? Comment réinventer notre humanité dans un monde qui devient artificiel? » dit-elle, à la fois amusée et sérieuse.

Des anecdotes personnelles renforcent son propos sur la nécessité d’humaniser davantage les interactions technologiques. Elle raconte des expériences sociales désincarnées avec des parcours administratifs et des services clients déshumanisés car nous ne pouvons pas « réduire l’humain à des cases à cocher ».

Transmettre, au-delà des clichés

Ce qu’elle retient avant tout de l’expérience de l’écriture, c’est la richesse des rencontres réalisées. Des échanges avec des chercheurs, entrepreneurs et responsables d’ONG lui ont permis d’affiner son regard et d’enrichir ses convictions : « L’innovation vient toujours des usages et des besoins réels, jamais de la technologie elle-même. C’est ce qui m’anime dans mon métier à La Poste et dans mon enseignement à l’ESSEC. »

Lorsqu’on l’interroge sur la possibilité d’écrire un second ouvrage, elle n’hésite pas longtemps avant d’en préciser le thème : « Je parlerais probablement de notre rapport à la technologie. Comment garder le contrôle dans un environnement toujours plus rapide et complexe? » Cette réflexion rejoint ses préoccupations constantes sur la nécessité d’une approche raisonnée et humaine.

Finalement, elle réaffirme avec force ce qui constitue son credo depuis le début de notre entretien : « Les usages, c’est nous. C’est à nous de décider de la direction que prendront les technologies. » Une déclaration qui ressemble presque à un manifeste, loin de tout fatalisme : « Nous ne sommes pas impuissants face à l’innovation. Nous devons simplement oser réorienter nos imaginaires. Ce n’est pas facile, mais c’est absolument possible. »

Propos recueillis auprès de Fatie Toko, autrice de ‘’Et si la tech pouvait sauver le monde ?’’, Directrice de la stratégie et de l’innovation grand public et numérique (Groupe La Poste), et intervenante à l’ESSEC Executive Éducation.

Propos recueillis auprès de Fatie Toko, autrice de ‘’Et si la tech pouvait sauver le monde ?’’, Directrice de la stratégie et de l’innovation grand public et numérique (Groupe La Poste), et intervenante à l’ESSEC Executive Éducation.


5 questions posées à …/…

1. Quelle est la qualité professionnelle que vous appréciez le plus ?

« La capacité à mobiliser l’intelligence collective. »

2. Quel est le défaut que vous trouvez le plus rédhibitoire dans le milieu professionnel ?

« L’absence d’intégrité.»

3. Quel est votre plus grand accomplissement professionnel ?

« Je ne pense pas à une expérience en particulier, mais aux nombreuses opportunités qui m’ont permis d’explorer de nouveaux domaines et de repousser mes limites en termes d’apprentissage et d’adaptation. »

4. Quelle est votre plus grande ambition dans votre carrière ?

« Avoir constamment des opportunités d’apprentissage.»

5. Quel conseil donneriez-vous à un jeune professionnel entrant dans votre secteur ?

« Que vous soyez responsable de penser, de développer ou de déployer des solutions technologiques, valorisez les systèmes qui combinent l’intelligence humaine et l’intelligence artificielle. »

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