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Payer pour exporter : Washington rouvre la Chine aux puces d’IA… contre 15 %

Par Thierry Derouet, publié le 12 août 2025


Donald Trump a réouvert, sous condition, les vannes vers la Chine : licences d’exportation contre 15 % de prélèvement sur les ventes de puces d’IA « déclassées ». Un montage inédit qui promet de préserver l’avance technologique américaine, disent les uns, et d’instrumentaliser la sécurité nationale, rétorquent les autres.

Derrière la fanfaronnade présidentielle — « La H20 est obsolète… je veux 20 % » — se dessine un mécanisme sans précédent : l’accès au marché chinois est rouvert pour des puces d’IA « bridées », mais au prix d’un prélèvement de 15 % des revenus et sous régime de licence. La Maison-Blanche promet que l’équilibre sécurité nationale/commerce est préservé.

Au printemps, l’administration américaine avait imposé une licence pour la H20 de Nvidia et la MI308 d’AMD, mettant de facto ces expéditions à l’arrêt vers la Chine. Début août, le Département du commerce a commencé à accorder ces licences. La nouveauté n’est pas dans l’outil – la licence existe depuis longtemps –, mais dans la contrepartie financière exigée des entreprises pour accéder au marché chinois avec des versions délibérément déclassées de leurs puces. Reuters précise que l’exécutif envisage aussi une version « abaissée » de la future génération Blackwell de Nvidia (–30 % à –50 % de performances) si elle devait être proposée à la Chine. 

Pourquoi ces puces avaient été stoppées

Depuis octobre 2022, le Bureau of Industry and Security (BIS) encadre l’export de « circuits de calcul avancés » pour endiguer les usages militaires et supercalculateurs en Chine. La mise à jour d’octobre 2023 a renforcé la grille technique : au-delà d’une puissance totale de calcul (TPP) et d’une « densité de performance », une puce tombe sous contrôle, qu’elle parte seule… ou par grappes dans un centre de calcul. En avril 2024, BIS corrige et précise : on retire l’ancien critère de « bande passante d’interconnexion » et on confirme les deux garde-fous principaux, TPP et densité, justement pour éviter les contournements par empilement de GPU « moyens ». C’est cette mécanique qui a d’abord rattrapé les A100/H100, puis les versions « abaissées » A800/H800, poussant Nvidia à concevoir la H20 pour rester sous les seuils. 

Ce qui est (ré)autorisé aujourd’hui

À ce stade, Nvidia H20 et AMD MI308 peuvent être vendues en Chine sous licence, dans leur version bridée conçue pour rester sous les seuils techniques. L’administration fait valoir que cette fenêtre ne remet pas en cause les objectifs de sécurité nationale. Donald Trump, lui, minimise l’intérêt stratégique de la H20 (« obsolète »), tout en expliquant avoir négocié le prélèvement de 15 % – « 20 % » au départ, dit-il – pour « faire payer » l’accès au marché chinois. Nvidia se borne à rappeler qu’il applique les règles ; AMD indique que des demandes de licence ont été approuvées. 

Les critiques américaines : un brouillage des lignes

Dans la presse américaine, le consensus est loin d’être acquis. Reuters note que des élus des deux partis y voient un précédent dangereux : le message implicite serait qu’une préoccupation de sécurité nationale pourrait être monnayée. Un éditorial du Washington Post parle d’un « arrangement hautement inhabituel » que certains experts jugent potentiellement inconstitutionnel, la Constitution américaine interdisant les taxes à l’exportation. L’Associated Press rapporte enfin que des responsables du Congrès qualifient l’opération de « creative taxation scheme ». En creux : cette « fiscalité de circonstance » brouille la frontière entre contrôle stratégique et marchandage, et pourrait affaiblir la crédibilité américaine vis-à-vis des alliés lorsqu’elle plaide pour des restrictions similaires. 

L’argument Nvidia : rouvrir pour ne pas décrocher

Pour Jensen Huang, patron de Nvidia, les contrôles tels qu’appliqués ces deux dernières années ont surtout accéléré le basculement de la demande vers des alternatives chinoises. À Taipei, il a résumé la décennie récente en un chiffre : la part de marché de Nvidia en Chine serait passée d’environ 95 % à 50 %. L’interdiction du printemps a forcé Nvidia à passer 5,5 milliards de dollars de charges et à « renoncer » à jusqu’à 15 milliards de ventes, avant que la reprise sous licence de H20 ne se profile. Son discours, très relayé : mieux vaut vendre des puces bridées sous contrôle américain, que laisser le terrain aux concurrents domestiques. 

AMD, une remontée plus lente

AMD part de plus loin sur l’IA en Chine. En avril, l’entreprise a prévenu d’un impact pouvant atteindre 800 millions de dollars lié au nouveau régime de licence qui visait sa MI308. Des autorisations ont depuis été accordées, sur le même principe que pour Nvidia. Mais reprendre des volumes prend du temps : qualification chez les grands clients, disponibilité d’outils logiciels, inertie des déploiements existants largement optimisés pour Nvidia. 

Le parallèle Huawei : quand la fermeture nourrit la substitution

Le cas Huawei illustre l’effet boomerang que redoutent les “faucons” — ces élus et experts américains partisans d’une ligne dure vis-à-vis de Pékin, prêts à sacrifier du chiffre d’affaires pour empêcher tout transfert de capacités à double usage. Côté smartphones, malgré l’embargo américain, le groupe est revenu à la 5G avec ses puces Kirin fabriquées par SMIC (Semiconductor Manufacturing International Corporation) en 7 nanomètres — un niveau de miniaturisation avancé — sans recourir à la lithographie EUV (ultraviolet extrême). Résultat : Huawei a repris la première place du marché chinois au deuxième trimestre 2025. Côté centres de calcul, l’entreprise déploie massivement son accélérateur Ascend 910C et a présenté CloudMatrix 384, un système qui agrège à grande échelle des puces moins efficaces mais optimisées par l’architecture et le logiciel. Selon des analyses citées par Reuters, ce montage dépasse certaines configurations Nvidia sur quelques critères de performance, au prix d’une consommation électrique nettement plus élevée. En clair : fermer la porte n’arrête pas le progrès ; cela dévie la trajectoire vers des solutions locales, parfois plus vite qu’on ne l’imaginait.

Ce que l’on doit en retenir de l’accès de l’IA en Chine

Dans les prochains mois, vous verrez réapparaître des offres autour de H20 (Nvidia) et MI308 (AMD) destinées à la Chine : versions bridées, licences révocables, et péage de 15 % au profit du Trésor américain. Techniquement, ces fenêtres restent bornées par les seuils de puissance cumulée et de densité issus des règles publiées par le Département du commerce ; juridiquement, elles évoluent dans une zone grise que des élus et éditorialistes contestent publiquement. Stratégie : pour un groupe global, l’enjeu est de contractualiser précisément l’usage final (pour éviter l’assimilation à du supercalcul sensible), de dimensionner ses déploiements pour rester sous les seuils, et de garder des plans B si le climat se re-durcit. Dans le même temps, il faut intégrer le fait têtu que la Chine accélère ses alternatives ; penser « produit » ne suffit plus, il faut penser régime, licence, topologie de cluster… et narratif politique. 

Cette affaire révèle un glissement : aux États-Unis, la « sécurité nationale » n’est plus seulement un cadre d’interdiction ; elle devient — du moins ici — un levier transactionnel. « Même en versions allégées, la Chine pourrait en acheter suffisamment pour construire des supercalculateurs d’IA de tout premier rang », avertit Saif Khan, ancien responsable de la Maison-Blanche pour la technologie et la sécurité, qui redoute un cavalier seul chinois si Washington brouille trop son message. À l’inverse, Nvidia plaide qu’il vaut mieux rester dans la danse, quitte à être bridé, que sortir du bal. Entre ces deux lignes, vos choix d’architecture et de fournisseurs devront, plus que jamais, intégrer la règle au cœur du design.


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