Le CEA et le GENCI finalise l'architecture du futur HPC exaflopique français dont la conception est confiée à Eviden

Data / IA

Alice Recoque : le HPC exascale français qui va propulser le TGCC au cœur de l’IA européenne

Par Laurent Delattre, publié le 20 novembre 2025

Il n’est pas prévu pour s’allumer avant 2027. Mais on en connait désormais les grandes lignes. Le CEA a confirmé cette semaine que Alice Recoque, le premier HPC exaflopique français, le second en Europe, serait bien conçu par Eviden et combinerait processeurs AMD et processeurs SiPearl.

Depuis une dizaine d’années, la feuille de route du calcul haute performance se résume à un chiffre : l’exaflop, soit un milliard de milliards d’opérations en double précision (64 bits) par seconde. Les États-Unis ont ouvert le bal avec Frontier, puis Aurora, avant de hisser El Capitan en tête du dernier TOP500 de novembre 2025, avec 1,8 exaflop mesuré sur son benchmark Linpack.
L’Europe, longtemps cantonnée au rang de challenger malgré des machines de tout premier plan comme LUMI en Finlande ou Leonardo en Italie, vient d’entrer à son tour dans le club très fermé des supercalculateurs exaflopiques. Son HPC JUPITER, hébergé au Forschungszentrum Jülich en Allemagne, a franchi officiellement ce cap dans le nouveau classement TOP500 de novembre 2025, alors même que sa conception n’est pas terminée puisque seul son Booster Module est opérationnel, son Cluster Module devant être assemblé en 2026.

Pour éclairer la publication de ce TOP500, Eviden a officialisé cette semaine avoir été sélectionné pour construire ce qui sera le second HPC exaflopique européen, et le premier installé en France : Alice Recoque.

Piloté par le GENCI et opéré par le CEAAlice Recoque sera, sans surprise, hébergé au fameux TGCC (Très Grand Centre de Calcul) du CEA, situé à Bruyères-le-Châtel.
Inauguré en 2010, le TGCC a été spécialement pensé comme une infrastructure pour le calcul scientifique très haute performance et à l’époque « le Bigdata » à même d’héberger des supercalculateurs d’échelle pétaflopique et notamment la première machine pétaflopique française, Curie, financée par GENCI pour l’infrastructure de recherche. Depuis « l’IA » a remplacé le « BigData » et Joliot-Curie (22 petaflops) a remplacé Curie en septembre 2018. Un autre HPC, le Topaze (machine hybride CPU+GPU) est également hébergé au TGCC.
En outre, le TGCC est le grand terrain d’expérimentation de l’informatique hybride « classique-quantique » puisqu’il accueille aussi deux machines quantiques connectées au Joliot-Curie, le Orion de Pasqal et le Lucy de Quandela.

Joliot-Curie a servi de cheval de bataille à la recherche française et européenne sur des domaines aussi variés que la climatologie, la fusion, la physique des particules ou la santé numérique. Il a également fait office de banc d’essai pour une co-conception très poussée entre le CEA, GENCI et Atos, qui a permis de définir les architectures BullSequana aujourd’hui déployées dans plusieurs centres EuroHPC.

Reste que Joliot-Curie et Topaze appartiennent à une autre époque, même si certaines de leurs partitions ont régulièrement été modernisées. Il était donc temps de faire rerentrer la France dans le TOP 10 des HPC les plus puissants de la planète et dans l’ère exaflopique. Avec Alice Recoque, le TGCC va changer d’échelle. La nouvelle machine offrira plus d’un exaflop en double précision FP64 (calculs en virgule flottante sur 64 bits), soit une capacité de calcul multipliée par cinquante par rapport au système précédent, pour une consommation électrique seulement multipliée par cinq.
Le centre va ainsi basculer directement de la ligue pétaflopique à la ligue exascale, tout en améliorant fortement son rendement énergétique.

Alice Recoque : anatomie d’un exascale franco-européen

Cofinancé par l’entreprise commune EuroHPC et par le consortium Jules Verne, piloté par la France (GENCI, CEA) avec la participation des Pays-Bas (SURF) et de la Grèce (GRNET), pour un investissement total de 554 millions d’euros sur cinq ans d’exploitation, Alice Recoque sera le nouveau phare du calcul scientifique et de l’IA en Europe.

Techniquement, le système repose sur la nouvelle plate-forme BullSequana XH3500 d’Eviden, conçue pour les charges mixtes HPC, IA et même quantique hybride. L’installation comptera 94 racks, reliés par la nouvelle génération du réseau BXI v3, un interconnect européen spécifiquement optimisé pour les communications massivement parallèles. Le refroidissement par eau tiède de cinquième génération (en direct cooling), déjà éprouvé sur les générations précédentes, est reconduit pour contenir la consommation tout en augmentant la densité de calcul.

Côté calcul, Alice Recoque devrait reprendre une architecture bicéphale déjà expérimentée sur Topaze et au cœur de la conception du JUPITER allemand. Il mettra notamment en œuvre une partition “accélérée” construite autour des processeurs AMD Epyc de prochaine génération, nom de code “Venice”, dotés de 256 cœurs et associés aux nouveaux GPU AMD Instinct MI430X basés sur l’architecture CDNA 5.

Chaque GPU embarque 432 Go de mémoire HBM4 avec une bande passante annoncée de 19,6 To/s, et supporte des formats de calcul très bas niveau (FP4, FP8) désormais très prisés pour l’entraînement et l’inférence de grands modèles d’IA. À ces accélérateurs s’ajoutent des FPGA AMD pour certains traitements spécialisés.

En parallèle, une partition de calcul « scalaire » dédiée viendra ultérieurement rejoindre la partition « accélérée » principale. Celle-ci s’appuiera sur des processeurs européens SiPearl Rhea2 (encore en cours de conception), développés dans le cadre de l’European Processor Initiative. Cette partition devrait utiliser un refroidissement différent, par porte refroidie.
Cette partition complémentaire à la partition « accélérée » sera une pièce importante du puzzle de souveraineté : au-delà de la performance brute, le système offre une voie pour exécuter des charges de calcul critiques sur un CPU conçu et développé en Europe, avec une interconnexion également européenne.

Selon le CEA, la machine dépassera un exaflop en double précision et proposera une capacité de traitement IA « supérieure à celle des supercalculateurs les plus performants actuellement dans le monde ». Anders Jensen, directeur exécutif d’EuroHPC, résume l’enjeu en expliquant qu’ « alors que l’Europe entre officiellement dans l’ère exascale (avec JUPITER), Alice Recoque va propulser la découverte scientifique, l’innovation industrielle et la souveraineté technologique vers de nouveaux sommets, tout en garantissant une efficacité énergétique exceptionnelle ».

Alice Recoque vs JUPITER : deux exascales, deux accents

Sur le papier, JUPITER et Alice Recoque partagent plusieurs traits communs. Ils sont tous deux construits par Eviden sur des châssis BullSequana de dernière génération, affichent une performance d’au moins 1 exaflop en double précision et sont au cœur de la stratégie EuroHPC. Dans les faits, ils incarnent deux approches complémentaires de l’exascale européen.

JUPITER, en Allemagne, mise à plein sur l’écosystème NVIDIA : des superchips Grace Hopper GH200, un réseau InfiniBand NDR200 et une orientation très marquée vers les charges de deep learning à très grande échelle, tout en conservant des capacités de simulation classique de premier plan. S’y ajoute un module Rhea1 pour promouvoir la souveraineté numérique mais ce dernier a été très impacté par les retards de conception du processeur. C’est le fer de lance actuel de l’Europe sur le front de la course mondiale à la puissance IA brute.

Alice Recoque, fait le pari d’une plate-forme plus hybride. L’architecture combine des CPU et GPU AMD de dernière génération, très agressifs sur le rapport performance/watt, avec une partition Rhea2 100 % européenne et un réseau BXI, lui aussi européen, profondément intégré. Le système sera exploité par un cadre unifié d’administration et de gestion des ressources basé sur l’Ocean suite du CEA complétée par la suite de gestion d’Eviden, avec des composants open source largement utilisés tels que SLURM, Kubernetes, LUSTRE, Grafana ou Prometheus.

Sur le plan de l’usage, les deux systèmes visent un peu les mêmes domaines : climat, énergie, matériaux, biologie, grands modèles d’IA.
JUPITER se présente comme la « locomotive » de l’IA européenne, déjà opérationnelle et intégrée dans une AI Factory centrée sur le développement de modèles de grande taille.
Alice Recoque arrive en seconde vague, avec une mise en production attendue à l’horizon 2027-2028, et une ambition affichée de plateforme de convergence “post-exascale” entre HPC, IA et calcul quantique hybride.

L’épine dorsale des “AI Factories” européennes

L’annonce d’Alice Recoque s’inscrit aussi dans le plan plus large des « AI Factories » porté par la Commission européenne et l’entreprise commune EuroHPC. Lancée fin 2024, cette initiative vise à déployer un réseau d’au moins 19 AI Factories à travers l’Europe, adossées aux supercalculateurs EuroHPC, pour fournir aux startups, aux PME et aux laboratoires un accès direct à des ressources de calcul optimisées pour l’IA, à des données, et à des équipes d’experts.

Les AI Factories sont pensées comme des guichets uniques nationaux ou régionaux pour l’IA. Elles regroupent au même endroit la puissance de calcul HPC/IA, le stockage massif, les frameworks logiciels, ainsi que l’accompagnement à l’industrialisation des modèles. Elles intègrent aussi des connecteurs vers des briques quantiques et des environnements de données souverains. µ
Avec le plan « AI Continent », la Commission européenne va plus loin en préparant 3 à 5 « AI gigafactories » dotées de dizaines de milliers de processeurs IA et financées à hauteur de 20 milliards d’euros, afin de se hisser au niveau des hyperscalers américains et chinois.

Dans ce paysage, JUPITER est déjà identifié comme le pilier de la JUPITER AI Factory (JAIF). EuroHPC indique clairement qu’Alice Recoque servira à son tour de colonne vertébrale à un réseau d’AI Factories, avec une attention particulière portée au soutien des startups et PME européennes.
Côté français, le projet AI Factory France (AI2F), retenu par EuroHPC en 2025, est justement conçu pour s’appuyer sur ces supercalculateurs de nouvelle génération (dont Alice Recoque) afin de fournir des capacités de calcul, des données et des services mutualisés à l’écosystème national de l’IA.

À LIRE AUSSI :

Quel impact pour la France, l’Europe… et les DSI ?

Pour la France, Alice Recoque est à la fois un symbole et un outil. Symbole, parce qu’il consacre le TGCC comme l’un des grands hubs mondiaux de calcul intensif, dans la continuité de Curie et Joliot-Curie. Outil, parce qu’il offre un levier concret pour accompagner la montée en puissance des usages IA dans l’industrie, la recherche et le secteur public, sans dépendre exclusivement des clouds américains.

Pour l’Europe, l’enjeu est plus large. Avec JUPITER et désormais Alice Recoque, la région dispose de deux exascales capables non seulement de soutenir la science “classique”, mais aussi d’héberger et d’entraîner des générations successives de modèles fondamentaux et d’agents IA à grande échelle. Ces machines deviennent des actifs stratégiques, au même titre que les câbles sous-marins ou les grands centres de données, dans une compétition mondiale où les ressources de calcul sont le nouveau pétrole de l’IA.

Pour les DSI qui nous lisent, même si l’accès direct à un exascale restera réservé à des projets très spécifiques, les effets seront tangibles. Une partie des capacités sera exposée via les AI Factories, des services managés ou des partenariats avec les grands centres nationaux. Cela ouvre la voie à des scénarios où des jumeaux numériques de territoire, de réseaux ou d’usines, des modèles de risques climatiques ou des plateformes d’IA générative sectorielles pourront être entraînés et recalibrés en Europe, sur des infrastructures européennes, en articulation avec des clouds publics mais sans y être captifs.

En filigrane, Alice Recoque confirme que la bataille de l’IA se jouera autant sur les modèles et les données que sur l’infrastructure. Avec ce nouvel exascale, la France et l’Europe se dotent d’un outil à la hauteur de leurs ambitions. Même si pour des acteurs comme Mistral AI, et d’une manière générale la R&D française, son arrivée paraît probablement bien tardive. Deux ans, c’est long, c’est même une éternité dans un monde IA en pleine effervescence.

D’autant que la compétition internationale ne va pas nous attendre. Les USA planchent déjà sur une « seconde génération exascale » avec le Discovery qui succèdera au Frontier en 2029 ainsi que sur une « AI Gigafactory » pour le Oak Ridge National Labs dénommée « Lux AI » et qui doit être opérationnelle en 2026. Autre machine, le Doudna, prochain supercalculateur du NERSC (National Energy Research Scientific Computing Center), nommé en l’honneur de Jennifer Doudna, vise à répondre aux besoins croissants des sciences en simulation, données et intelligence artificielle. La machine sera construite par Dell avec des accélérateurs NVIDIA de nouvelle génération « Vera Rubin », et un sous-système de stockage fourni par VAST Data et IBM. Elle devrait entrer en opération début 2027.
Enfin, au Los Alamos National Laboratory, la NNSA prépare deux nouvelles machines, Mission et Vision (pour remplacer Crossroads, 64ème au TOP500, et Venado, 22ème au TOP500) à base d’architecture HPE Cray GC5000 et des superchips « Vera Rubin ». Ils devraient respectivement être allumés en 2027 et 2028.

Sans compter qu’on ne sait absolument rien de ce qui se trame en Chine alors que les publications scientifiques de l’empire du milieu laissent transparaître l’existence d’au moins deux machines exaflopiques.

Dit autrement, l’Europe ne doit plus perdre de temps et ne pourra pas se permettre de prendre du retard sur Alice Recoque.


À LIRE AUSSI :

À LIRE AUSSI :

Dans l'actualité

Verified by MonsterInsights