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Sommet IA : Elastic tire-elle sur la bonne ficelle ?

Par Thierry Derouet, publié le 03 juillet 2025

Quatre mois après le très ambitieux Sommet pour l’IA orchestré par l’Élysée, une étude signée Elastic–OpinionWay interroge déjà son efficacité. Mais le match est-il bien posé ? Derrière la question piège sur l’impact du sommet, le sondage dévoile surtout les freins persistants à l’IA dans les entreprises : manque de moyens, POC non industrialisés, prudence généralisée. Et si l’on confondait vitesse politique et inertie opérationnelle ?

Le 11 février dernier, le Grand Palais accueillait sous sa célèbre verrière le très médiatique Sommet pour l’IA. Une ambition clairement affichée par l’État : mobiliser 109 milliards d’euros d’investissements dans les infrastructures numériques souveraines — data centers, clouds de confiance, supercalculateurs — pour positionner la France comme leader européen d’ici 2030.


Quatre mois après le Sommet pour l’IA, les premières concrétisations sont visibles. Trois exemples.

Digital Realty en est l’un des symboles les plus tangibles : à Marseille, les pelleteuses sont déjà à l’œuvre sur le chantier du campus MRS5, avec 300 millions d’euros engagés et 200 emplois directs et indirects annoncés. En Île-de-France, le projet de Dugny franchit une nouvelle étape décisive avec la délivrance du permis de construire : 2 milliards d’euros d’investissement prévus et 550 emplois à la clé. Autrement dit, 2,3 milliards d’euros sur les 5,3 promis sont désormais engagés par l’opérateur, preuve que les annonces commencent à se matérialiser sur le terrain.

Dans le même temps, Mistral AI prépare en Essonne un centre de calcul haute performance, adossé à son ambition de devenir un acteur européen de référence sur les grands modèles de langage.

Et à Croix, OVHcloud finalise la montée en puissance de son supercalculateur Dragon, conçu pour traiter des workloads IA à haute intensité, tout en respectant les exigences de durabilité et de conformité fixées par le futur IA Act européen.

Cette accélération notable côté infrastructures contraste avec la réalité opérationnelle dans les entreprises françaises. L’étude OpinionWay pour Elastic, menée en mai 2025 auprès de 400 dirigeants et responsables IT, prétend mesurer l’impact direct du Sommet sur leur stratégie d’entreprise. Et le bilan dressé est sévère : 66 % des répondants affirment que le Sommet n’a eu aucun effet concret sur leur stratégie IA. Seuls 7 % déclarent avoir engagé des actions concrètes : 3 % en renforçant la formation, 2 % en augmentant leurs investissements, et à peine 2 % en revoyant leur gouvernance ou en élargissant leurs cas d’usage.

Une étude qui tire une grosse ficelle

Si ces chiffres interpellent à première vue, ils révèlent surtout un profond malentendu sur la vocation même du Sommet. Celui-ci ne visait pas une accélération immédiate des projets métiers, mais bien la structuration de capacités souveraines à long terme : infrastructures robustes, clusters technologiques, cadre réglementaire sécurisé et environnement diplomatique favorable.

En reprochant au Sommet d’échouer à régler en quelques mois des difficultés opérationnelles récurrentes, l’étude d’Elastic fait un raccourci malheureux. Car les freins à l’adoption de l’IA en entreprise sont connus et documentés : selon les répondants, eux-mêmes, la qualité des données (57 %), les incertitudes sur le ROI (45 %), et la difficulté à identifier les cas d’usage pertinents (33 %) constituent toujours des obstacles majeurs (voir encadré ci dessous).

En d’autres termes, ce sont bien des défis internes, très opérationnels et spécifiques à chaque organisation, qui ralentissent les stratégies IA.

Les véritables enjeux de l’IA en entreprise

Luc Julia, cocréateur de Siri et aujourd’hui Chief Scientific Officer chez Renault, le rappelle clairement : « La promesse de l’IA ne tient pas simplement dans un prompt. Pour qu’un agent conversationnel remplisse une fonction opérationnelle, il faut l’intégrer profondément au SI, l’orchestrer finement avec les applications métiers, et lui assigner un rôle clair ».

Même son de cloche chez Stéphane Roder, fondateur d’AI Builders : « Sans maîtrise des coûts d’inférence, sans supervision claire et gouvernance structurée, les projets restent coincés au stade du POC, sans jamais atteindre une véritable industrialisation. »

Autrement dit, ce ne sont pas les infrastructures souveraines qui manquent, mais bien les compétences, les budgets dédiés et une maturité organisationnelle qui reste encore à construire dans beaucoup d’entreprises françaises. Ce constat n’enlève rien à la pertinence du Sommet de février, qui a précisément pour rôle de poser un socle indispensable pour les années à venir.

Infrastructures et entreprises, deux temporalités à réconcilier

Loin de démontrer l’échec d’un événement majeur comme le Sommet pour l’IA, l’étude Elastic éclaire avant tout la confusion qui persiste entre investissements structurants et réalités opérationnelles. Ces deux dimensions ne sont pas contradictoires, mais complémentaires. La montée en puissance des infrastructures numériques nationales, déjà engagée concrètement, représente un socle indispensable. Mais c’est désormais aux entreprises de se saisir pleinement de ces opportunités et de lever leurs propres freins internes, en se dotant enfin de stratégies d’implémentation réalistes, durables et méthodiques.


Ce que révèle vraiment l’étude OpinionWay – Elastic

On pourra critiquer l’angle choisi — questionner l’impact immédiat d’un sommet stratégique sur la stratégie IA des entreprises — mais l’étude a au moins le mérite de poser les vrais problèmes. Elle dresse un tableau sans fard des obstacles que rencontrent les entreprises françaises dans l’intégration concrète de l’intelligence artificielle.

Un enthousiasme très mesuré :

  • Seuls 20 % des dirigeants interrogés voient dans l’IA une révolution technologique susceptible de transformer les métiers.
  • Et 15 % y perçoivent un levier de compétitivité.
  • À l’inverse, 39 % réclament un encadrement accru et 22 % jugent l’IA générative encore peu convaincante.
  • Seul un dirigeant sur trois affiche une posture franchement positive.

Des stratégies, mais peu de moyens :

  • 73 % des entreprises déclarent avoir une stratégie IA.
  • Pourtant, 56 % disent ne pas avoir accès aux ressources nécessaires pour la mettre en œuvre.
  • 20 % seulement disposent de tous les moyens requis (humains, financiers, technologiques).
  • Cette proportion grimpe à 33 % dans les entreprises de plus de 250 salariés, mais reste marginale dans les PME.

Des freins structurels persistants :

  • 89 % des répondants identifient au moins un frein majeur.
  • Le podium :
    • La maîtrise des données : 57 %
    • La mesure du ROI : 45 %
    • La sélection des cas d’usage : 33 %

Peu d’effets mesurables post-sommet :

  • 66 % des dirigeants estiment que le Sommet pour l’IA n’a aucunement influé sur leur stratégie.
  • Seuls 7 % déclarent avoir engagé une action à la suite de l’événement :
    • 3 % en renforçant la formation
    • 2 % en adaptant la gouvernance
    • 2 % en augmentant les investissements
    • 2 % en élargissant les cas d’usage

💡 À retenir : le Sommet a surtout posé un cap géopolitique et industriel — souveraineté, infrastructures, normes — mais il ne se substitue pas à l’accompagnement quotidien des entreprises. En ce sens, les résultats de l’étude ne réfutent pas son utilité. Ils révèlent plutôt l’ampleur du chantier encore à accomplir.


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