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Nvidia entre au capital d’Intel : un pari stratégique au croisement de l’IA, du x86 et des tensions géopolitiques
Par Laurent Delattre, publié le 19 septembre 2025
Quand Nvidia s’invite chez Intel pour 5 milliards de dollars, c’est toute la carte mondiale des semi-conducteurs qui tremble… L’inattendu pari de Nvidia sur Intel annoncé cette semaine est un tsunami aux impacts complexes à prédire mais qui pourrait bien redéfinir les équilibres sur le marché des semi-conducteurs sur fond de lutte d’influence mondiale, de rivalités géopolitiques et de souveraineté numérique.
Depuis plusieurs années, Intel est à la dérive et peine à retrouver son lustre d’antan. La firme, longtemps incarnation du leadership américain dans les semi-conducteurs avec ses CPU x86, traverse des difficultés structurelles : retards technologiques dans les processus de gravure, concurrence intense d’AMD sur les serveurs, de Nvidia dans les HPC, d’ARM sur les PC/tablettes/Smartphones/embarqué, et une inquiétante érosion de parts de marché tant dans les serveurs que dans les PC. Mais depuis deux ans, la situation s’est aggravée : pertes financières importantes, réduction de voilure industrielle, investissements repoussés ou annulés. Intel a dû revoir ses ambitions à la baisse, licencier, et chercher des soutiens publics pour rester viable. En 2024, pendant que son titre perdait 60% de sa valeur en bourse, celui de Nvidia gonflait de 171 %.
Une première injection dopante pour assurer la survie
Face à cette spirale, le gouvernement américain est intervenu de manière inédite fin août. Dans le cadre du CHIPS Act et de politiques industrielles centrées sur la sécurité nationale et la souveraineté (notamment numérique), le gouvernement a injecté des capitaux dans Intel. Il a obtenu une participation non-votante d’environ 9,9 % du capital de la société, via conversion de subventions et d’allocations en actions. Ce soutien vise plusieurs objectifs : relancer la capacité de fabrication domestique (fabrique sur sol US), réindustrialiser les chaînes critiques, diminuer la dépendance aux foundries asiatiques (TSMC, etc.), et garantir que les États‐Unis restent un acteur clé dans l’IA, les infrastructures serveurs, et les processeurs haute densité.
Surprise… Nvidia vient aussi au secours d’Intel
C’est dans ce décor peu folichon qu’intervient l’annonce choc de la semaine : Nvidia investit 5 milliards de dollars dans Intel, acquérant environ 4 % du capital. Au-delà de la prise de participation, l’accord prévoit le développement conjoint de plusieurs générations de produits pour centres de données et PC. Les deux entreprises vont intégrer leurs architectures d’une part via les mécanismes de fabrication de puces en chiplets d’Intel et via NVLink, l’interface haute performance de Nvidia, afin de permettre des transferts de données et de code bien plus rapides que le PCI Express.
Pour le marché des data centers, Intel fabriquera une nouvelle gamme de processeurs x86 optimisés pour les plateformes IA de Nvidia, destinés aux clients hyperscale et aux grandes entreprises. En créant sa propre ligne de CPU x86 optimisés, Nvidia aimerait proposer une solution « plateforme » qui surpasse en performance toute combinaison de ses GPU avec un CPU concurrent, comme les processeurs EPYC d’AMD. Objectif : marginaliser les alternatives dans le segment le plus lucratif du centre de données, forçant les clients à choisir la solution entièrement optimisée Nvidia-Intel afin de continuer à imposer un peu plus sa plateforme Nvidia AI Enterprise. Dit autrement, la question pour un DSI ne sera plus « dois-je choisir une infrastructure ARM ou x86? », mais « quelle infrastructure exécute le mieux l’écosystème IA Nvidia dont je dépends ? »… Avec une réponse « Intel » à la clé.
Et ce n’est pas tout ! Côté PC, Intel produira des SoC x86 intégrant des chiplets RTX de Nvidia, baptisés provisoirement « x86 RTX SoCs », visant à offrir des performances CPU-GPU inédites et à concurrencer frontalement les solutions AMD. Jensen Huang, PDG de Nvidia, estime que ce partenariat pourrait adresser un marché annuel de 25 à 50 milliards de dollars. En revanche l’accord ne prévoit pas – tout au moins pour l’instant – l’utilisation des capacités d’Intel Foundry pour la fabrication des puces Nvidia.
Un rapprochement qui interroge
Ce rapprochement est d’autant plus surprenant que Nvidia bâtit depuis plusieurs années sa stratégie CPU autour de l’architecture ARM, avec ses processeurs Grace et ses superchips (combinant CPU Grace et GPU Blackwell) destinés aux serveurs d’IA. De nombreuses rumeurs laissent entendre que la firme pourrait même lancer dès 2026 des puces ARM pour PC Copilot+, venant concurrencer directement Intel, AMD et Qualcomm sur le marché Windows 11.
Pourquoi alors investir massivement dans un acteur x86 en difficulté ? L’explication pourrait tenir à la complémentarité des écosystèmes : ARM reste encore marginal dans les data centers d’entreprise mais sa présence à exploser avec l’adoption des puces GB100 et GB200 de Nvidia ces derniers mois, même si x86 domine largement dans les datacenters d’entreprise.
En s’alliant à Intel, Nvidia s’ouvre un accès privilégié à l’innovation Intel. Parallèlement, Intel qui n’a pas réussi à percer sur le marché de l’IA évite de se faire évincer en promettant une intégration CPU-GPU optimisée pour ses plateformes IA. C’est aussi un moyen pour les deux entreprises de diversifier leurs relais de croissance alors que les ventes massives aux hyperscalers vont probablement prochainement atteindre un plateau.
Nvidia bannie de Chine
L’annonce intervient toutefois dans un contexte géopolitique tendu. Quelques jours plus tôt, Pékin a interdit à ses entreprises l’achat de GPU Nvidia, invoquant à la fois les restrictions américaines sur les puces haut de gamme, les frais de douanes américains et la volonté de ne plus dépendre de composants « bridés ». Le gouvernement Chinois accuse même Nvidia d’avoir glissé des portes dérobées dans ses GPU ! Les modèles RTX Pro 6000D (ex B20), spécialement conçus pour le marché chinois et sur lequel tablait le groupe américain pour doper son chiffre d’affaires, se retrouvent ainsi sans débouché local, alors qu’ils avaient été commandés par dizaines de milliers d’unités (notamment par les hyperscalers chinois). Cette décision prive Nvidia d’un marché qui représentait encore 13 % de ses revenus en 2024, soit 17 milliards de dollars.
On pourrait croire qu’une telle position place la Chine en situation précaire alors que les besoins de GPU pour l’IA explosent. Mais le gouvernement chinois affirme que des solutions “maison” atteignent désormais des performances comparables aux GPU stabilisés pour le marché chinois, justifiant les mesures. Un acteur se démarque : Huawei. Le géant chinois annonce pouvoir prendre le relais avec ses GPU Ascend 910C et bientôt 920, capables d’entraîner des IA « plus rapidement que les meilleurs clusters DGX occidentaux » affirme l’entreprise, grâce à des déploiements massifs allant jusqu’à 384 puces par nœud. Huawei vient ainsi de dévoiler des superclusters Atlas 950 et 960, intégrant respectivement plus de 500 000 et un million de processeurs Ascend, revendiquant des performances supérieures aux systèmes Nvidia NVL72. Huawei prévoit de doubler la puissance de ses puces chaque année jusqu’en 2028, avec une feuille de route (Ascend 950 en 2026, Ascend 960 en 2027 et Acend 970 en 2028) qui inclut des mémoires à très haut débit (HBM) développées localement.
L’arène des accélérateurs IA fera des morts
Face à cette réalité, la domination des marchés américain et européen devient une question de survie stratégique pour Nvidia. La perte de la Chine rend la saturation des marchés restants un impératif existentiel. L’accord avec Intel s’inscrit parfaitement dans cette logique. En créant une plateforme profondément intégrée et américano-centrée, soutenue par les fonds et la volonté politique du gouvernement américain, Nvidia construit une « forteresse technologique » occidentale. Cet investissement devient une police d’assurance : il sécurise une chaîne d’approvisionnement nationale, à l’abri des aléas géopolitiques, et renforce son emprise sur l’écosystème technologique allié, compensant ainsi la perte stratégique en Asie.
Le plan est diabolique et marchera sauf si l’Europe se réveille et affirme, elle aussi, sa volonté d’autonomie et de restreindre sa dépendance aux puces américaines. La situation est encore plus précaire qu’en Chine. Mais l’Europe a un atout phare entre ses mains : ASML, le fournisseur de machines de photolithographie dont dépendent tous les fabricants de puces modernes.
De quoi rendre la menace un peu plus crédible. Le marché de l’infrastructure matérielle pour l’intelligence artificielle est un paysage de contrastes extrêmes. D’un côté, une domination quasi-monopolistique (Nvidia détient 95% du marché) ; de l’autre, une myriade d’acteurs tentant de se faire une place. Selon le rapport de Jon Peddie Research (JPR), 108 startups essayent de venir mettre des bâtons dans les rouages de Nvidia. Parmi elles, des noms comme Cerebras Systems, avec ses puces géantes à l’échelle d’un wafer, Groq, spécialisé dans l’inférence à très faible latence, ou encore la startup française VSORA, tentent de se différencier par des approches architecturales innovantes. Car le marché mondial des processeurs IA est colossal. Il a atteint 375 milliards de dollars en 2025 et pourrait grimper à 500 milliards en 2026, pour un total estimé à 7 000 milliards sur la décennie ! Bien sûr, il y aura beaucoup de morts au passage. JPR estime que le nombre d’acteurs se limitera à 25 en 2030. Des startups, notamment dans l’edge, l’embarqué et l’IoT, pourraient survivre grâce à des marchés de niche à faibles marges mais à fort volume.
Des DSI à l’ère du calcul hétérogène
Pour les DSI, cette alliance Nvidia–Intel marque un tournant stratégique. Elle pourrait redéfinir les architectures de calcul haute performance, offrir de nouvelles options d’intégration CPU-GPU et rebattre les cartes dans un marché où la souveraineté technologique, la performance énergétique et la résilience des chaînes d’approvisionnement deviennent aussi critiques que la puissance brute. Mais elle illustre aussi la fragilité des positions dominantes dans un secteur où la géopolitique et l’innovation s’entremêlent plus que jamais. L’alliance promet une simplification et une performance accrue. La perspective de systèmes d’IA composés de CPU et de GPU pré-optimisés pour fonctionner en parfaite synergie est séduisante. Mais cette intégration poussée exacerbe le risque de verrouillage fournisseur (« vendor lock-in »). En adoptant la plateforme Nvidia-Intel, les entreprises se lient encore plus étroitement à la pile logicielle propriétaire CUDA.
Au final, en entrant dans Intel, NVIDIA gagne plusieurs choses : un accès renforcé à l’architecture x86 (compatibilité logicielle, écosystème existant), la possibilité d’intégrer CPU + GPU de façon plus fluide pour l’IA (réduction de latence, optimisation interconnect), la crédibilité en tant que partenaire industriel complet. Ceci peut aussi servir à atténuer les risques réglementaires ou politiques : les autorités américaines favorisent la consolidation domestique, l’intégration verticale, la souveraineté. Entre souveraineté technologique, rivalités géopolitiques et course à l’IA, ce partenariat pourrait bien être la première pierre d’une nouvelle ère.