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Dreamforce 2025 : le jour où Marc Benioff a rendu l’IA raisonnable
Par Thierry Derouet, publié le 15 octobre 2025
À San Francisco, le patron de Salesforce a troqué le discours messianique pour une pédagogie d’ingénieur. Loin de promettre un futur artificiel, il a montré comment l’intelligence humaine et les systèmes peuvent enfin parler la même langue.
Marc Benioff n’a pas cherché l’effet de manche. Il a préféré la franchise. « L’IA ne changera rien si nous ne changeons pas la manière dont nous travaillons », a-t-il lancé, presque comme une mise en garde. Dans un Moscone Center saturé de lumières et de slogans, le patron de Salesforce a choisi de parler d’adoption, pas d’algorithmes ; de métiers, pas de modèles. Un ton à part, dans un show pourtant calibré au millimètre.
Depuis vingt-six ans, Salesforce revendique sa communauté de « trailblazers », ces pionniers qui transforment les meilleures idées en applications, en automatisations, en tableaux de bord — et désormais en agents intelligents. Cette année, Benioff a voulu leur offrir, dit-il, « des superpouvoirs » : la capacité de construire des outils simplement en décrivant ce qu’ils veulent. C’est le pari d’AgentForce Vibes, démontré sur scène : un centre de commande Dreamforce conçu à partir d’une simple description en langage naturel, transformée en code, en interfaces et en flux opérationnels.
En apparence, l’exercice relevait du gadget spectaculaire ; en réalité, il ouvrait la porte à un changement de paradigme : celui d’une IA capable de comprendre le « langage de l’entreprise », celui des données, des clients, des produits et des processus. Salesforce le baptise AgentForce 360 : la fusion entre l’assistance et l’orchestration.

Cinq récits, cinq dimensions du travail augmenté
Plutôt qu’un discours abstrait, Benioff a choisi la mise en scène : cinq entreprises, cinq cas d’usage, cinq façons d’illustrer comment une IA peut transformer le quotidien des métiers.
Chez Williams-Sonoma, un distributeur américain de décoration et d’art de la table, l’agent Olive agit comme une conseillère de vente capable de prolonger en ligne l’expérience du magasin. Elle recommande des recettes, propose des vidéos, mais surtout relie chaque suggestion aux produits réellement achetés. Sa présidente, Laura Alber, y voit une manière de restituer du temps : « Notre cadeau, c’est celui de la rapidité : répondre plus vite, pour que nos clients puissent retourner auprès de leurs proches. »
Pandora, la marque de bijoux, a présenté Gemma, une vendeuse virtuelle capable d’accompagner les clients dans leurs choix, puis de poursuivre la conversation via AgentForce Voice. « Ce n’est pas un projet, c’est le futur », a résumé David Walmsley, son directeur technologique. Là encore, l’idée est simple : réintroduire l’émotion du magasin dans l’expérience numérique. « Nous sommes des conteurs ; l’IA n’a de sens que si elle prolonge cette émotion. »
Chez PepsiCo, Athina Kanioura, directrice de la transformation, a exposé un cas plus systémique. Dans un même flux, AgentForce relie le marketing, la vente et le service. Les commerciaux disposent dans Slack de signaux de risque et de synthèses de réunion ; les techniciens, sur le terrain, d’une assistance en temps réel capable de diagnostiquer une panne et de suggérer la bonne pièce. « Nous voulons que chaque employé fasse ce qui est possible avec son potentiel », a-t-elle expliqué, assumant une stratégie de groupe orientée vers l’IA générative à grande échelle.
FedEx a poursuivi sur le terrain de la donnée. Sa démonstration, articulée autour de Data360, montrait comment l’IA peut extraire de la connaissance utile à partir de documents non structurés — des PDF, des manuels, des politiques internes. L’agent identifie les réponses pertinentes, applique automatiquement les règles de confidentialité et alerte les équipes IT en cas d’incident. Le résultat : un vendeur obtient enfin la bonne réponse à une question de logistique sans exposer d’informations sensibles. « Vous nous rendez plus cohérents et plus productifs », a résumé l’un des dirigeants.
Enfin, Dell a refermé la séquence avec AgentForce Supply Chain, directement issu du rachat de Regrello, spécialiste de la modélisation de processus fondée par Simon Mulcahy, ancien Chief Strategy Officer de Salesforce. En quelques minutes, un simple schéma manuscrit s’est transformé en workflow complet, relié à l’ERP et à la gouvernance interne. « Nous sommes passés de 60 jours à 20 pour valider nos approvisionnements », a précisé le narrateur de la démonstration, avant que Michael Dell, présent sur scène, n’ajoute : « Ce n’est pas un projet d’intelligence artificielle ; c’est un projet d’entreprise. Il faut comprendre ses processus fondamentaux avant de chercher à les automatiser. »

Des annonces techniques sans révolution
Au-delà des démonstrations, Salesforce a annoncé deux acquisitions structurantes : Regrello, pour relier modélisation et exécution dans la supply chain, et Apromore, spécialiste du process mining, afin de cartographier et d’optimiser les flux internes. Ces rachats prolongent un même mouvement : relier la vision de l’entreprise agentique à la réalité opérationnelle.
Ce n’est plus une question de “prompts”, mais d’orchestration : relier Slack, Tableau, Data Cloud et les agents métiers au sein d’une même couche de contexte.
Benioff, fidèle à son style, a reconnu que la route serait longue : « Nous devons apprendre à écouter nos clients plus profondément ; c’est ce qui nous guide. » Et quand un journaliste lui a fait remarquer que seuls 8 % des clients Salesforce avaient réellement déployé des agents après un an, il a répondu sans détour : « Ce n’est pas un défaut du produit. C’est une transformation d’architecture. »
La lenteur comme stratégique
Reste que le spectacle restait du pur Salesforce : tempo parfait, mise en scène des partenaires, humour et scénarisation à l’américaine. Mais derrière le vernis, un changement de ton. Le PDG ne cherche plus à prouver que son IA est la plus performante ; il veut montrer qu’elle s’inscrit dans le travail réel, celui des équipes, des vendeurs, des techniciens et des clients.
Dreamforce 2025 aura donc marqué une inflexion : moins une course à la technologie qu’une reconnaissance du rôle central des métiers. Salesforce ne promet plus seulement de rendre les entreprises plus intelligentes ; il promet de les rendre plus conscientes. Et dans un monde saturé de promesses d’automatisation, c’est peut-être là le signal le plus fort : l’IA n’est pas une fin, mais une manière d’apprendre à mieux travailler.
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