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Parker Harris (Salesforce) : « Nous entrons dans un monde où l’on embauche des IA »
Par Thierry Derouet, publié le 13 octobre 2025
À l’occasion de Dreamforce 2025, qui se tient du 14 au 16 octobre à San Francisco, Salesforce dévoile Agentforce 360, sa nouvelle architecture d’intelligence artificielle « agentique ». Une refondation totale de son modèle, où Slack devient le cerveau du travail et Agentforce son système nerveux. Derrière les effets de scène, une conviction assumée : l’IA n’est plus un gadget mais une infrastructure. Reste à savoir si cette réinvention relève de la vision… ou du réflexe.
Depuis la publication de l’étude du MIT, en juillet 2025, c’est branle-bas de combat dans la tech. Le rapport, qui affirme que 95 % des projets d’IA en entreprise n’atteignent jamais la production, a fait l’effet d’une bombe. Les grands éditeurs se ruent pour démontrer qu’ils ont trouvé la formule magique : faire sortir l’IA du laboratoire pour l’inscrire enfin dans le vrai travail.
Ce chiffre, repris à Dreamforce comme un signal d’alarme, révèle une vérité gênante : l’IA n’a pas encore trouvé sa place dans le travail réel. Trop souvent, elle reste cantonnée aux laboratoires et aux démonstrateurs, loin du quotidien des métiers. C’est ce diagnostic que partage Shiny Telepaga, présidente et directrice de l’ingénierie de Salesforce : « L’IA travaille encore à côté des humains, pas avec eux. » Et de résumer, comme un manifeste : « Un modèle de langage seul ne vaut rien ; il lui faut du contexte, des permissions, une mémoire et une gouvernance. »

Reprenant les conclusions du MIT NANDA (State of AI in Business 2025), Salesforce alerte à Dreamforce : 95 % des projets d’IA restent bloqués au stade pilote, faute de gouvernance, de données fiables et d’intégration au travail réel.
Tout est dit. Après avoir fait tomber la barrière du « no software », Marc Benioff et ses équipes misent désormais sur le « no friction » : une IA qui s’efface dans le geste du travail pour mieux l’augmenter. Le nom de ce virage ? Agentforce 360.
L’entreprise agentique, ou la fin du bac à sable
Depuis vingt-six ans, Salesforce s’est érigé en architecte des grandes révolutions numériques : le SaaS, le mobile, la collaboration, puis la vague des copilotes IA. Cette fois, la firme veut franchir une nouvelle étape : celle de l’« entreprise agentique ». L’idée : confier à des agents autonomes des micro-tâches qu’aucun humain n’a le temps d’accomplir, tout en intégrant l’IA dans le flux de travail, et non en périphérie.
« Nous entrons dans un monde où l’on peut embaucher des intelligences artificielles », s’enthousiasme Parker Harris, cofondateur de Salesforce. « D’ici quelques années, 40 % des tâches dans les entreprises du Fortune 1000 seront effectuées par des IA travaillant de concert avec les humains. »
Chez Salesforce, cette vision n’aurait rien d’un slogan. L’entreprise s’est appliquée à devenir son propre terrain d’expérimentation : sur la plateforme d’assistance help.salesforce.com, plus de 1,8 million de conversations sont désormais gérées chaque semaine par des agents virtuels avant d’être, si nécessaire, relayées à des conseillers humains. Résultat : un gain de temps considérable, une meilleure satisfaction client, et un redéploiement des équipes vers des activités proactives — la société annonce 40 % d’augmentation des actions d’accompagnement client grâce à ce transfert de charge.
Agentforce 360, le moteur invisible
Derrière le concept marketing, l’architecture est solide. Agentforce 360 s’articule autour de quatre piliers : le Data Cloud, pour injecter du contexte et relier toutes les données métiers ; MuleSoft Fabric, qui orchestre les flux entre applications, agents et API ; la Trust Layer, qui assure traçabilité, rôles et audit de chaque action ; et Slack, désormais promu au rang d’interface universelle, « Agentic OS » où humains et IA dialoguent dans un même espace.

Agentforce 360 unifie l’écosystème Salesforce autour de quatre piliers : Data 360, MuleSoft & Agent Fabric, Trust Layer et Slack & Teams. L’éditeur y intègre désormais le protocole MCP pour relier agents internes et modèles externes (OpenAI, Anthropic, Gemini…).
Parker Harris y voit la concrétisation d’un rêve ancien : « Slack devient la porte d’entrée du système d’information : on y collabore, on y cherche, on y agit. Les agents d’Agentforce s’y connectent comme des collègues. » Salesforce mise d’ailleurs sur MCP (Model Context Protocol), un standard ouvert permettant à ces agents d’interagir avec d’autres services — y compris ceux d’OpenAI, Anthropic ou Google. Une ouverture stratégique, mais aussi un risque : les experts en sécurité pointent déjà les défis de gouvernance et de conformité qu’implique cette interopérabilité.
Des usages concrets, du support à la création
Là où beaucoup d’initiatives d’IA stagnent au stade du prototype, Salesforce insiste sur le passage à l’échelle. Le retailer américain Under Armour affirme avoir doublé son taux de « case deflection » — autrement dit, la part de requêtes client résolues automatiquement —, tandis que DirecTV estime avoir économisé 300 000 heures de traitement de demandes de facturation.
Chez Indeed, la plateforme d’emploi, l’IA d’Agentforce est utilisée pour accélérer la mise en relation entre recruteurs et candidats : « Notre objectif est de relier 3,3 millions d’employeurs aux bons profils, le plus vite possible. L’IA ne remplace pas nos équipes, elle amplifie leur action », explique Linda West, vice-présidente en charge de l’automatisation.
Même logique à Heathrow Airport, où l’agent conversationnel Halley assiste désormais les 83 millions de passagers annuels. « Nous ne pouvons pas tenir la main de chaque voyageur », sourit Peter Burns, directeur marketing. « Mais Halley nous permet de personnaliser l’expérience à grande échelle : suivi des files d’attente, temps d’immigration, itinéraires dans les terminaux, tout est disponible en temps réel. »
Enfin, chez Williams-Sonoma, le distributeur de mobilier, les équipes expérimentent des agents « designers » capables d’aider les clients à concevoir leurs intérieurs, en intégrant préférences esthétiques, contraintes d’espace et affinités de marque — une manière d’industrialiser le conseil haut de gamme sans sacrifier la personnalisation.
Sous le vernis, une vraie mutation du travail
Au-delà des cas d’usage, c’est la philosophie même de l’entreprise qui s’en trouve transformée. Shiny Telepaga parle de « fusion des métiers » : « Il ne s’agit pas de remplacer, mais de redistribuer. L’IA prend en charge le réactif, l’humain se concentre sur le proactif. » Salesforce forme d’ailleurs ses propres collaborateurs à ces nouvelles fonctions dites de forward-deployed engineers, des Ingénieurs en première ligne mêlant technique, accompagnement client et supervision d’agents.
Pour autant, la réussite du modèle dépendra de la capacité à sortir de ce que Shiny Telepaga appelle « le purgatoire des POC ». Autrement dit, cette zone grise où s’accumulent les démonstrations d’IA prometteuses mais jamais industrialisées. « Les entreprises veulent faire, mais restent bloquées dans l’expérimentation, faute d’intégration réelle », explique-t-elle. Pour Salesforce, ce verrou ne peut être levé qu’en réconciliant trois mondes : la donnée, les workflows et la supervision humaine. D’où cette idée d’une IA « dans le flux du travail », continuellement testée, évaluée et corrigée.
L’entreprise mise pour cela sur une plateforme unifiée, où chaque interaction d’un agent est traçable, vérifiable et corrigeable. Des modules d’audit et de test automatique — le Testing Center et l’Agentforce Grid — permettent d’identifier les écarts de comportement et de réentraîner les modèles. Cette approche « enterprise-grade » traduit une ambition claire : ramener la générative dans le champ de la conformité. Des outils comme Testing Center ou Agentforce Grid permettent de tracer, tester et corriger chaque action d’un agent. Le cycle de vie de l’IA devient pilotable, mesurable et documenté. De quoi rassurer les directions conformité, longtemps paralysées par la volatilité des systèmes génératifs, et leur offrir une promesse rare : celle d’une IA prévisible.
Une révolution… et un rattrapage
Reste que Salesforce ne fait ici que s’aligner sur un mouvement déjà bien amorcé. Salesforce cherche ici moins à inventer qu’à consolider : son atout, c’est la gouvernance et l’intégration d’un écosystème déjà massivement déployé dans les entreprises.

Pour Parker Harris, Slack devient le système d’exploitation du travail agentique : un espace où chaque tâche, donnée ou agent IA s’orchestrent en temps réel via Agentforce 360, MCP et l’écosystème OpenAI-Anthropic-Google.
Le choix de Slack comme « Agentic OS » illustre cette stratégie : faire de l’espace de travail collaboratif le cœur du système nerveux de l’entreprise. « Demain, vous ne “lancerez” plus Salesforce : il viendra à vous, dans Slack », promet Parker Harris. Reste à savoir si cette fluidité ne se heurtera pas à la complexité des environnements hybrides, où Teams, ServiceNow et SAP occupent déjà des places fortes.
Le vertige du « no friction »
L’ambition de Salesforce n’est pas mince : bâtir une entreprise sans couture, où l’humain, la donnée et l’IA se répondent en temps réel. Mais l’histoire de la tech l’a souvent montré : plus un système devient fluide, plus il échappe à son utilisateur. Derrière la promesse du « no friction » se profile donc une autre question : celle du contrôle.
Car si l’intelligence devient un maillon du système d’information, au même titre qu’un collaborateur, il faudra bientôt lui appliquer les mêmes règles : identité, supervision, évaluation et, surtout, responsabilité. L’ère des copilotes touche à sa fin ; celle des agents commence. Et dans cette nouvelle économie du travail, le véritable enjeu ne sera pas de choisir le bon modèle, mais de savoir qui, demain, gardera la clé du système.
Ce qu’il reste encore à prouver à une DSI
L’ambition est claire, la démonstration convaincante. Mais avant de parler de révolution, plusieurs points méritent d’être éprouvés sur le terrain.
Interopérabilité.
Les protocoles MCP et A2A, censés relier les agents de différents éditeurs, en sont encore à leurs débuts. Leur robustesse réelle, notamment en environnement multi-cloud, devra être validée en conditions réelles.
Dépendance à Slack.
L’intégration systématique de Slack dans Agentforce 360 consolide la cohérence de la plateforme, mais renforce aussi le risque d’enfermement dans l’écosystème Salesforce. Une dépendance que les DSI devront évaluer avant d’unifier leurs flux collaboratifs.
Gouvernance et supervision.
Mulesoft Fabric promet une gouvernance centralisée des agents, avec audit et contrôle d’accès. Reste à voir si cette supervision distribuée tient ses promesses à grande échelle, notamment dans des environnements multi-tenant complexes.
Coûts et ROI.
La chute spectaculaire des coûts d’inférence — divisés par dix en un an — ne garantit pas une baisse du coût global. Les dépenses d’intégration, de supervision et de gouvernance pourraient en partie neutraliser les gains de productivité annoncés.
Productivité réelle.
Les chiffres avancés par Salesforce — + 70 % de productivité IT, – 40 % de tâches répétitives — proviennent encore de pilotes internes. Aucun audit indépendant n’en confirme, pour l’heure, la portée dans des contextes clients.
Reste à savoir si cette promesse d’« entreprise agentique » tiendra hors des démonstrations de Dreamforce — ou si elle rejoindra la longue liste des révolutions annoncées par le monde du logiciel.
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