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Cloud et SaaS, le modèle locatif peut-il passer de mode ?
Par François Jeanne, publié le 29 octobre 2024
Depuis des années, les Comex, les directions financières et en bonne logique les DSI ne jurent que par le modèle locatif ou presque. Au point d’avoir oublié pendant longtemps tout ce qui posait problème en termes de dépenses, d’expertises internes à maintenir ou encore de protection des données clients et du respect des réglementations. L’envolée des factures (r)éveille les consciences. Mais au delà de quelques ajustements, peut-on vraiment remettre en cause le modèle ?
Le cloud computing et le SaaS ont aujourd’hui près de 20 ans. Et comme l’écrivait en 2009 le journaliste François Tonic, par ailleurs rédacteur en chef de cloudmagazine.fr, un site né fort opportunément, il ne se passait alors pas un jour « sans qu’un éditeur ou un constructeur ne mette en avant ces mots magiques dans leurs annonces. Un argument revient inlassablement : réduire les coûts. Bref, on ferait autant qu’avant, pour moins cher ! Or, quand on décortique les grilles tarifaires, on constate toute leur ambiguïté, pour ne pas dire leur confusion. » Ce rappel n’est pas inutile à l’heure où de nombreux DSI, et quelques sociétés d’études, prennent la parole pour dénoncer les hausses de tarifs de leurs fournisseurs, ou celles liées à des consommations mal maîtrisées en interne, voire à du shadow SaaS. En résumé, depuis le début de l’aventure cloud, de légitimes questions se posent sur ses coûts réels. Et au-delà, sur la pertinence du modèle locatif dans lequel l’immense majorité des entreprises s’est précipité, parfois contraintes par les éditeurs – comme dans le cas de Broadcom avec la gamme des solutions VMware –, mais souvent de leur propre chef. Ce fut le temps du « move to cloud », qui n’est pas encore achevé dans tous les secteurs, ou de la sacro-sainte transformation des lignes Capex en lignes Opex.

Un matraquage marketing intense
La vague a été et est encore tellement forte qu’il est difficile de résister. Notamment quand le Comex questionne avec insistance la DSI : « Pourquoi ne sommes-nous pas encore dans le cloud ? » Il faut dire que le matraquage marketing a été à la hauteur. Les arguments mis en avant : la flexibilité bien sûr avec le paiement à l’usage, mais aussi la sécurité, le soutien à l’innovation, les mises à jour de logiciels facilitées et sans intervention de la part de la DSI, etc. Côté coûts, tout en s’abritant derrière la diversité des cas pour ne pas fournir d’estimations générales sur les économies réalisables, les hyperscalers avancent régulièrement des chiffres en leur faveur. AWS, par exemple, expliquait en 2023 que les entreprises auraient réduit leurs coûts de manière importante (de 30 % à 40 % en moyenne). Dans ce calcul, le provider intégrait l’infrastructure, les ressources consommées par les plateformes logicielles, les processus et les ressources humaines nécessaires au fonctionnement des systèmes IT.
C’est peut-être vrai, mais d’autres éléments tangibles disent le contraire. C’est ainsi qu’une étude de Gartner à la mi-2023 montrait une augmentation des tarifs de 8,7 % en moyenne sur un an, bien au-dessus d’une inflation alors aux environs de 4 % en rythme annuel. Autre réalité facile à vérifier, les entreprises dépensent sans cesse plus dans le cloud et dans le SaaS (+27 % sur la même période selon le SaaS Inflation Index de Vertice). La faute à de mauvais dimensionnements des services, des infrastructures et des périmètres de souscription ? Sûrement, mais pas que. La vérité crue, reconnue par Toufik Hartani, partenaire chez EY Consulting France, et auteur d’une étude pourtant positive sur le cloud début 2023, c’est que derrière les hausses conjoncturelles, plus ou moins justifiées par l’inflation et notamment le coût de l’énergie, « les fournisseurs cloud, en particulier les hyperscalers, sont dans une approche d’augmentation continue des prix ».
Des premiers de cordées pour quitter le navire
La réalité s’affichant de plus en plus sur les factures, certaines entreprises commencent à remettre sinon le modèle locatif en question, au moins la pensée magique qui l’entoure. C’est ainsi que, selon le cabinet IHS Markit, 74 % des 350 entreprises de plus de 500 personnes interrogées dans huit pays différents dont la France, sont déjà revenues en arrière après une migration dans les clouds américains d’une application informatique. Elles invoquent deux raisons principales : les problèmes de coûts et ou de performances associées, et les considérations de sécurité ou de confidentialité des données.
Une entreprise est allée beaucoup plus loin en faisant de cet abandon un feuilleton abondamment diffusé dans la presse tech. Il s’agit de Basecamp, un éditeur qui utilisait les services de AWS. Premier épisode en 2022 : plus de dix ans après avoir misé sur les clouds d’Amazon et de Google, son fondateur a officialisé sa démarche de retrait en affirmant qu’il avait fait le tour des possibilités offertes. Quelques mois plus tard, après avoir opté pour une infrastructure technique privée, son directeur technique annonçait espérer faire des économies de 10 M$ en cinq ans.
Si le mobile économique est souvent mis en avant, pour aller dans le cloud ou pour en repartir, c’est sans doute parce qu’il est le plus tangible. Pour autant, il n’est pas si facile à calculer. À l’USF, le club des utilisateurs francophones de SAP, Mathilde Fleury, qui préside la commission Contrats Licencing & Audits, explique : « Nous avons demandé à l’éditeur d’aider nos adhérents à calculer les TCO de configurations qui s’appuieraient sur leur offre de souscription Rise pour leurs solutions. La réponse n’est pas simple à obtenir, entre autres raisons à cause des situations multiples qui se présentent. » Parmi les possibilités en effet, il y a celle de garder des serveurs on-premise et de souscrire des abonnements pour les logiciels qui tournent dessus ; ou bien de confier la gestion de ces infrastructures à un hébergeur ; ou encore de tout transférer à l’éditeur.
Mathilde Fleury
Présidente de la commission Contrats Licencing & Audits de l’USF
Nous avons demandé à SAP d’aider nos adhérents à calculer les TCO de configurations qui s’appuieraient sur leur offre de souscription Rise. La réponse n’est pas simple à obtenir… »
Des périmètres de responsabilité qui changent en interne
Cette dernière option peut séduire les plus petites entreprises qui n’ont pas les moyens d’entretenir des équipes système, ni même de piloter efficacement un hébergeur. Mais elle revient à s’en remettre entièrement au fournisseur qui, certes, propose de nombreux services standardisés, mais n’est pas toujours capable a contrario de s’adapter aux besoins spécifiques de ses clients. Ce qui rend ce responsable commercial d’un partenaire intégrateur assez optimiste pour ses affaires : « Les PME qui souscrivent des offres SaaS découvrent rapidement qu’elles conservent des besoins spécifiques. Au-delà de la commercialisation des licences, nous continuons donc de leur facturer des prestations d’adaptation qui justifient le maintien d’une équipe d’experts dans notre société. C’est en revanche un peu plus compliqué pour les hébergeurs spécialisés. La promesse de l’éditeur est de tout prendre en charge, comme eux le faisaient précédemment. Ce n’est pas tout à fait vrai. Pour obtenir un même niveau de réactivité, et garantir des SLA en interne, il faut prendre des options supplémentaires… et fort coûteuses. »
Les plus grands comptes ont d’autres problématiques. Ils disposent d’une DSI et, pour nombre d’entre eux, de centres de compétences internes dédiés aux principaux progiciels. Que vont devenir ces derniers une fois la bascule vers le modèle locatif acté, avec une prise en charge complète de la maintenance, du support et des adaptations aux besoins métiers promise par l’éditeur ? « Les clients vont devoir faire évoluer certaines expertises, par exemple celles sur le SAM [Software Asset Management, NDLR] ; en renforcer d’autres sur FinOps ou l’urbanisation du SI ; quant aux centres de compétences, ils passeront d’un rôle opérationnel sur le fonctionnement de l’application à un rôle de pilotage de l’hyperscaler, anticipe Gianmaria Perancin, le président de l’USF. Mais ce découpage n’est pas si facile : comment garder la maîtrise des installations notamment face aux urgences, comment garantir un bon niveau de conformité pour les données sensibles ? »
Gianmaria Perancin
Président de l’USF
Les entreprises vont devoir faire évoluer certaines expertises internes, par exemple sur le SAM et sur FinOps, et le rôle des centres de compétences. Mais ce découpage n’est pas si facile. »
La DSI en perte de maîtrise ?
C’est un vrai sujet d’inquiétude avec le tout-locatif ou le toujours plus de locatif : le rôle de la DSI évolue et pas toujours dans le bon sens. Garder la maîtrise du SI lui devient plus difficile avec une partie croissante de ce dernier externalisée. Certaines fonctions régaliennes d’administrateurs (bases de données, réseaux, stockage) sont déportées. Quant au contrôle des données ou la protection cyber, en partie sous-traités dans ces configurations, ils donnent aussi l’impression d’une perte de maîtrise : c’est le provider qui sait où sont les données, si et quand les patches de sécurité sont appliqués, quand les mises à jour interviennent, etc.
Autre souci, le shadow SaaS fait des ravages. Nombre de collaborateurs n’hésitent pas à souscrire un abonnement, parfois en le payant avec leur carte bancaire personnelle, avant de tenter de se faire rembourser en note de frais. Un résultat classique de ces comportements est de constater, après quelques mois de laisser-aller, que plusieurs solutions répondant peu ou prou aux mêmes problématiques sont déployées dans l’entreprise, avec des surcoûts à la clé. Autre question alors, la réversibilité des données confiées à la plateforme externe est-elle assurée ?
Dernier point, qui met souvent les DSI hors d’eux, le sentiment que les fournisseurs font absolument ce qu’ils veulent au niveau des tarifs. En particulier quand le logiciel est stratégique pour l’organisation, ou lorsque l’absence de concurrence les laisse maîtres du jeu. Une réponse possible ? « Lorsque vous signez le premier contrat avec un prestataire SaaS, il est fondamental d’essayer de “caper” les augmentations qu’il pourra appliquer au moment du renouvellement de la souscription. Mais ce n’est pas toujours possible, surtout quand l’éditeur est en situation de monopole », explique ainsi Josselin Ollier, directeur de l’organisation et des systèmes d’information du Groupe JJA et Grand Prix du DSIN 2023 décerné par IT For Business.
Josselin Ollier
Directeur de l’organisation et des systèmes d’information du Groupe JJA
Lorsque vous signez le premier contrat avec un prestataire SaaS, il est fondamental d’essayer de “caper” les augmentations qu’il pourra appliquer au moment du renouvellement de la souscription. »
Ce conseil a au moins le mérite de rappeler que les DSI peuvent agir. Mais ce sera le plus souvent par petites touches et à la marge. Car le rejet du modèle locatif n’a malheureusement souvent pas d’autre assise théorique que la lecture des factures, du moins tant que l’entreprise n’a pas été confrontée au vendor locking ou encore à l’impossibilité de reprendre la main sur son destin IT, une fois ses experts partis ailleurs.
Il n’y a d’ailleurs pas d’économiste de renom qui ait publié des travaux sur ce fameux modèle et ses vertus pour le consommateur. Il y a certes une littérature sur l’économie de l’usage et son impact supposé positif sur l’environnement par la réutilisation ou la mutualisation, mais on parle ici plutôt de biens tangibles (voiture, perceuse, etc.). Mais pour le reste, rien de mesuré sur les vertus comparées du on-premise et du locatif, notamment en ce qui concerne l’agilité de l’organisation. Ce n’est d’ailleurs pas si étonnant : on présuppose qu’elle en a besoin, ce qui reste à prouver dans de très nombreux cas. Et comme son état initial était fort différent, on finit par comparer des choux et des carottes !

Au rayon analyse du modèle locatif, on peut tout de même citer cet article sur le site d’information américain Axios, qui développe l’idée que « Airbnb, Lime, Lyft ou Uber veulent faire de nous des locataires à vie – (mais que) leurs monopoles pourraient, au final, nous coûter très cher ». Et pour bien se persuader qu’il avantage surtout les fournisseurs, on trouvera sur le web de nombreux experts qui expliquent aux candidats éditeurs tout le bien qu’il faut penser du modèle SaaS pour augmenter leurs revenus et séduire les investisseurs lors des tours de table.
Face à un tel rouleau compresseur, le DSI peut bien entendu mettre en place ou renforcer une équipe FinOps ; s’efforcer d’adopter les standards plutôt que de vouloir les adapter avec des spécifiques ; développer des compétences internes sur l’achat de ces souscriptions ; ou encore investir à plus long terme sur la réversibilité de ses architectures.
Il est surtout urgent de prendre du recul et d’essayer d’intégrer le recours au cloud comme une option parmi d’autres dans une stratégie d’externalisation (applications, infrastructures matérielles…). Josselin Ollier ne dit pas autre chose quand il suggère que « pour éviter d’éventuelles désillusions en termes de performance, de disponibilité et de respect contractuel du service fourni, autant commencer sur des applications non critiques et/ou sur des périmètres fonctionnels restreints. L’hybridation est également une solution pour limiter les risques et la perte totale du contrôle. » Et de conclure que ce clair-obscur entre les promesses et les réalités du cloud donne toute légitimité à des réflexions en amont pour ne pas se précipiter et peser sa stratégie : « Tout n’est pas blanc, ni noir… le gris, c’est tendance aussi. »
Move to cloud : « Je t’aime moi non plus »

Sur son blog, Josselin Ollier, DSI de JJA et dernier lauréat des DSIN de l’année organisé par IT for Business, y va de la parabole musicale pour évoquer les affres qui saisissent le décideur au moment de basculer ou pas vers le cloud. Extraits : « Dans le paysage informatique moderne, le cloud computing est loué comme une symphonie de flexibilité, d’évolutivité et d’efficacité opérationnelle (…). Le cloud est comme Gainsbarre, il nous cache sa facette controversée et provocatrice. Les DSI sont face à un dilemme : le cloud est-il le doux mélodiste promettant d’accéder au nirvana technologique ou le rockeur imprévisible et immaîtrisable qui pourrait causer des discordances inattendues ? Ainsi, tout comme les débats passionnés sur les deux visages de Gainsbourg, les DSI se retrouvent à jongler entre l’aspect séduisant du cloud et les potentiels obstacles cachés ».
Il résume alors les avantages et les inconvénients du cloud computing :
| Les plus | Les moins |
|---|---|
| Maîtrise des coûts grâce au passage à Opex | Coûts imprévisibles et mal évalués |
| Scalabilité et flexibilité | Renégociations contractuelles délicates |
| Accessibilité (et ubiquité) | Dépendance vis-à-vis des fournisseurs |
| Maintenance simplifiée | Performances et disponibilité |
| Mise en service accélérée | Sécurité du cloud public vs sécurité d’un cloud privé internalisé |
| Intégration | Support standardisé et gestion des incidents complexifiée |
| Durabilité (performances environnementales) | Complexité de la migration |
| Pertes de compétences et d’expertises internes | |
| Conformité sur la localisation des données privées |
Sa conclusion, toujours d’inspiration musicale ?
« En naviguant dans les méandres des avantages et inconvénients du cloud computing, on pourrait entendre les mélodies de Gainsbourg en arrière-plan, nous rappelant que chaque décision est un équilibre entre l’élégance de la solution et les nuances de la réalité. »
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