Parole de DSI : Clouds, Pouvoirs et Nations

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Clouds, pouvoirs et nations

Par La rédaction, publié le 23 juin 2025

Le cloud est devenu central pour toute entreprise, mais plus il prend de place, plus se pose une question stratégique : où sont réellement hébergées nos données ? Et surtout, entre quelles mains tombent-elles ?


Parole de DSI / Par Thomas Chejfec, Directeur des systèmes d’information 


Aujourd’hui, quand une entreprise européenne décide de passer au cloud, elle a trois chances sur quatre de confier ses données à un acteur américain. AWS, Microsoft, Google Cloud dominent le marché. Et ce n’est pas sans conséquences. Les données critiques européennes peuvent, théoriquement, être accessibles aux autorités américaines via le Cloud Act. Quant aux clouds chinois, ils arrivent en embuscade, présentant d’autres risques : contrôle étatique, cybersurveillance, instabilité diplomatique.

J’ai éthiquement un réflexe patriotique : j’aimerais pouvoir tout héberger en France. Puis, à défaut, en Europe. Mais quand on gratte un peu, la réalité n’est pas très rassurante. L’Europe reste désarmée. Les acteurs français sont trop petits. L’Europe est dépendante à 80 % des géants américains. Les acteurs souverains comme OVHcloud ou Scaleway sont bons techniquement, mais pas à l’échelle. Gaia-X ? Beaucoup de bruit, peu de résultats concrets pour l’instant, ce qui le fait plus ressembler à un bon dossier PowerPoint qu’à un vrai bouclier numérique. Résultat : on dépend. Et on espère que ça tienne.

Alors, comme souvent, j’ai creusé. Je suis allé regarder ailleurs, en dehors des circuits classiques, voir ce que d’autres pays, et même les plus inattendus, font sur ce sujet. Ce que j’ai découvert est aussi fascinant qu’instructif : la géopolitique du numérique se redessine sous nos yeux, avec des acteurs et des pays qu’on n’aurait jamais imaginés il y a dix ans.

Ce n’est pas marginal : ces nouveaux entrants veulent devenir les prochains hubs numériques planétaires. L’Arabie Saoudite par exemple qui, avec Vision 2030, investit des dizaines de milliards dans le numérique : partenariats avec AWS, Alibaba, Microsoft ; construction de la ville nouvelle de Neom, sorte de laboratoire digital géant. Le pays veut s’imposer comme un empire technologique, en capitalisant sur ses ressources… et en changeant son image.

Les Émirats arabes unis ne sont pas en reste. Abu Dhabi hébergera le plus grand datacenter du monde hors États- Unis, le projet Stargate, avec OpenAI, Oracle, Nvidia. Capacité prévue : 5 GW. Un projet massif, dans un pays politiquement stable, technologiquement ambitieux. Le Brésil attire aussi les regards. Avec une électricité verte à 90 %, il devient une terre d’accueil pour Amazon et Microsoft qui y installent des datacenters durables. Le pays combine stabilité, éthique carbone et proximité géopolitique raisonnable.

D’autres comme la Malaisie, le Mexique ou l’Afrique du Sud, jouent également le rattrapage rapide. Main-d’oeuvre qualifiée, fiscalité attractive, investissements étrangers massifs. Querétaro au Mexique devient un hub régional. Cape Town se positionne pour l’Afrique du Sud. Johor émerge en Asie du Sud-Est.

Tous ces pays construisent leur puissance numérique à marche forcée, avec une ambition assumée. Ce ne sont plus seulement des suiveurs. Ce sont des plateformes stratégiques. Face à ces choix qui se multiplient, en tant que DSI, je raisonne à partir de critères quantitatifs et froids comme la performance ou le coût… mais aussi et depuis peu à partir d’autres valeurs plus qualitatives comme la stabilité politique, l’alignement des valeurs, la défense de la souveraineté des données. Car soit on crée et on renforce un vrai cloud européen – mais ça demande du lourd, pas des promesses. Soit on externalise, mais avec lucidité : pas question d’héberger dans des régimes autoritaires, aussi modernes soient-ils.

L’autre sujet d’inquiétude, c’est qu’aujourd’hui ce sont les entreprises tech qui dictent l’agenda, qui financent les campagnes, qui imposent leur tempo. Et on le voit de plus en plus : certains chefs d’État, de plus en plus instables, brutaux, voire dangereux, s’appuient directement sur les GAFAM pour consolider leur pouvoir ou manipuler l’opinion. On n’a jamais vu autant d’hommes politiques sous influence technologique. Ce n’est pas anodin quand on parle de l’endroit où nos données sont stockées. Il faut considérer le régime derrière le datacenter, et derrière ce régime, sa vision du Monde. Héberger dans un pays, c’est quelque part confier une partie de sa souveraineté à celui qui le dirige. Quand on voit la direction que prennent certains gouvernements, je ne peux pas, en conscience, fermer les yeux sur ce critère.

Le bilan de cette veille, c’est que la carte des puissances numériques ne se limite plus aux États-Unis et à la Chine. De nouveaux acteurs émergent, avec des stratégies claires. Pendant ce temps, l’Europe tergiverse. Si nous ne reprenons pas la main sur notre infrastructure numérique, d’autres la prendront pour nous. Et ce jour-là, nous aurons perdu bien plus que des données. Nous aurons perdu notre capacité d’agir.



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