La dépendance numérique européenne envers les géants du cloud américain affaiblit l’autonomie stratégique du continent et freine l’essor de sa filière numérique, malgré des enjeux économiques et d’emploi majeurs.

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Le Cigref fait les comptes de la dépendance européenne aux clouds américains

Par La rédaction, publié le 23 juin 2025

Les achats cloud des entreprises européennes filent vers les États-Unis, laissant l’Europe face à une hémorragie de valeur et des opportunités d’emplois perdues. La fuite vers les clouds américains coûte des milliards à l’Europe, fragilise sa souveraineté numérique et freine le développement d’une filière locale.

Deux cent soixante quatre milliards d’euros (264 Md €) ! Ce serait, selon le cabinet Asteres mandaté par le Cigref, le montant des achats de services cloud réalisés par les entreprises européennes auprès des acteurs américains du secteur.
Cette hémorragie financière se double d’un phénomène inflationniste. Les DSI interrogés par Asterès évoquent une hausse moyenne de 10 % par an sur les factures IaaS et SaaS, alimentée par la difficulté à changer de fournisseur et par l’adjonction de fonctionnalités souvent non sollicitées. À ce rythme, les flux sortants cumulés pourraient dépasser 421 Md € en 2035, soit l’équivalent du tiers du déficit commercial français actuel. « La facture numérique de l’Europe est d’un montant comparable à sa facture énergétique », souligne l’étude, qui précise que ces importations représentent « environ 1,5 % du PIB de l’UE ».

Dit autrement, 83 % des dépenses de services cloud et logiciels réalisées par les organisations européennes le sont auprès d’entreprises américaines et 80 % de ces dépenses créent de la valeur sur le territoire américain.

À la clé de cette situation déséquilibrée, l’Europe entretient pas moins de 1,9 million d’emplois dans l’IT aux États-Unis, rien que pour lui fournir ces services.

En miroir, l’étude montre qu’un simple rééquilibrage du marché ouvrirait des perspectives considérables pour l’emploi et la croissance sur le Vieux Continent : 178 000 postes pourraient être créés dès aujourd’hui si 5 % seulement des achats basculaient vers des fournisseurs européens ; 331 000 en 2030 avec 10 % de part de marché, et jusqu’à 463 000 en 2035 si l’Europe captait 15 % de la demande qu’elle adresse aujourd’hui aux hyperscalers américains. À l’échelle du PIB, le gain resterait modeste (0,2 %), mais il serait stratégiquement décisif pour des régions en quête de relais de croissance.

Au-delà de l’emploi, l’écart de productivité est révélateur : selon Asterès, porter la productivité du secteur numérique européen au niveau relatif observé aux États-Unis injecterait un supplément de 1,2 % à la productivité globale de l’UE. Un différentiel qui, converti en compétitivité-prix, pèserait davantage que bien des réformes structurelles laborieuses évoquées chaque semestre à Bruxelles.


Néanmoins, plusieurs observateurs appellent à nuancer la portée méthodologique de ces chiffres. Le délégué général du Cigref, Henri d’Agrain, à l’origine de la commande de l’étude, admet lui-même que ces 264 milliards d’euros « n’apparaissent dans aucune statistique officielle », car les flux financiers liés aux services cloud « font l’objet d’une opacité consciemment et consciencieusement organisée, avec l’Irlande comme plaque tournante de ce trafic international d’évasion fiscale ». Dans un autre post, il précise que cette perte de valeur illustre avant tout une « perte de maîtrise stratégique », que seule une mobilisation politique pourrait enrayer. À l’international, certains experts comme Benjamin Hermann, CEO de Zoi, rappellent que les parts de marché sont structurellement déséquilibrées — 72 % pour les hyperscalers américains contre 13 % pour les européens — ce qui relativise, selon lui, les marges de manœuvre immédiates. D’autres, comme David Linthicum (InfoWorld), soulignent que la domination américaine est aussi liée à un différentiel technologique objectif, difficile à combler sans transformation en profondeur de l’écosystème européen.

Face à ce constat, les initiatives communautaires telles que Data Act, Cloud Federation, ou Gaia-X, peinent encore à changer l’équation. Faute de réglementation claire sur la réversibilité des données et les pratiques de « lock-in », les acheteurs européens restent captifs. Certains grands groupes commencent toutefois à conditionner leurs appels d’offres à la présence de centres de données en UE ou à l’usage de licences réellement portables. Une pression qui, si elle se généralisait, pourrait amorcer le fameux effet de substitution modélisé par Asterès.

Si l’Europe venait à choisir de surtaxer ces services numériques en réaction à la politique douanière de Trump, cela ne changerait rien au problème et, à l’inverse, engendrerait un surcoût pour les clients français/européens qui nuirait forcément à leur compétitivité, du moins à court terme. Mais l’étude rappelle que l’inaction a, elle aussi, un coût bien réel : chaque mois qui passe voit s’évaporer près de 22 Md € de valeur ajoutée hors des frontières de l’Union, tandis que la dépendance stratégique aux données se renforce.

En France, le gouvernement a décidé de relancer le chantier du “cloud souverain” par le biais de trois mesures. La première est le lancement d’un énième appel à projets, dans le cadre du plan d’investissement France 2030, visant à soutenir l’émergence de solutions européennes compétitives. La deuxième mesure est le lancement d’une mission de préfiguration d’un Observatoire de la souveraineté numérique, confiée au Conseil général de l’Économie, avec l’objectif de cartographier les dépendances technologiques de la France. Enfin, la troisième est la mobilisation du Comité stratégique de filière (CSF) “Logiciels et Solutions Numériques de confiance” pour développer le recours aux solutions françaises et européennes.

En d’autres termes, il est grand temps de voir « la souveraineté numérique » non plus comme un slogan mais comme un poste de dépenses aussi tangible que l’énergie ou les matières premières.



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