Entretien avec Frédéric Tran Kiem, directeur du digital, des SI et de l’innovation du Groupe RATP.

Gouvernance

« Des projets pharaoniques avec une très grosse complexité sur le digital »

Par Thierry Derouet, publié le 29 août 2022

Petit voyage au sein des SI et du digital d’un groupe confronté à des enjeux de transformations qui ne touchent pas que l’humain et la technologie, comme la mise en concurrence de ses services. Mais où l’humain est au cœur d’une entreprise de service public qui gère au quotidien plus de seize millions de voyages. Entretien avec Frédéric Tran Kiem, directeur du digital, des SI et de l’innovation du Groupe RATP.

Le groupe RATP, c’est aujourd’hui 69 000 salariés implantés dans 14 pays. Combien de personnes œuvrent sur le « digital » de cet établissement public créé en 1948 ?

Parmi les 69000 salariés du groupe, environ un millier de personnes travaillent sur le digital en interne, sur le SI de gestion classique, le SI industriel, le SI de maintenance avec des développeurs, des architectes, des spécialistes de l’exploitation… Avec une présence forte côté métiers de celles et ceux qui sont au plus près de l’utilisateur comme les products owners, les maîtrises d’ouvrages. Plus, environ, un autre millier de personnes côté sous-traitance.

Vous qui pilotez depuis un an le digital de la RATP, quel a été votre premier rapport d’étonnement ?

Le fait de trouver à la fois des choses très modernes et d’autres qui le sont moins. Nous avons un projet de transformation qui s’effectue pas à pas. Puis des choses qui étaient attendues et d’autres qui ne l’étaient pas. L’importance du digital, je la suspectais. C’est un sujet qui est vraiment central pour nous. La concurrence devient un sujet de plus en plus présent, notamment pour faire de la conquête hors Île-de-France ou à l’international.
Il y a des endroits où nous allons être plus sur la défensive ; prochainement en Île-de-France avec l’ouverture à la concurrence du bus en 2025. Le digital est donc au centre des préoccupations de l’entreprise et de son équipe de direction. C’est au cœur du réacteur de notre activité pour rendre le service à nos voyageurs.

Je ne sais pas si c’était un étonnement, c’est en tous les cas un élément positif, il y a l’engagement côté salariés. Nous sommes dans un groupe de service public, dans le sens le plus noble du terme, pour gérer 16 millions de voyages par jour.
Les gens ici sont fiers, fiers de rendre ce service au quotidien pour nos voyageurs, pour la collectivité. C’est très présent partout et c’est présent aussi au sein des équipes du digital. Mais l’élément qui m’a le plus étonné, c’est la bienveillance ! C’est ici tellement naturel que les salariés ne savent pas à quel point ils sont bienveillants. Enfin, même si pour le coup ce n’est pas une surprise, je savais que j’arrivais dans un grand groupe de service public qui contribue à la décarbonation de la mobilité.

Nous sommes dans un groupe de service public, dans le sens le plus noble du terme, pour gérer 16 millions de voyages par jour...

Pour les 69 000 salariés du groupe, qu’est-ce qu’a changé la pandémie dans leur rapport au digital ?

J’ai réalisé une partie de mes entretiens de recrutement en visio à distance. C’est dire que le télétravail existait déjà, comme l’usage nomade. J’ai toujours envie de dire merci aux équipes, parce que finalement, elles avaient préparé les infrastructures pour que nous soyons plus facilement en situation d’avoir ces usages nomades, et les infrastructures ont tenu.
Évidemment, il y a eu deux ou trois choses à ajuster et les équipes se sont mobilisées comme jamais. Cette période a rendu ses lettres de noblesse à celles qui s’occupent du poste de travail. C’est là où nous avons vu qu’elles étaient précieuses, même si elles sont d’habitude toujours dans l’ombre. Toute notre population n’est pas à l’aise avec ces nouveaux usages. Il faut continuer d’accompagner cette frange de la population.

Quels sont les enjeux technologiques pour vos équipes actuellement et pour les mois à venir ?

Plus que des enjeux, nous portons une ambition, et elle n’est pas uniquement technologique. L’ambition, c’est la réussite du groupe. La technologie, le digital ne sont que des moyens. En revanche, nous avons des enjeux de transformation, des enjeux de pratique et de culture.

La RATP est un groupe qui fait preuve d’excellence. Par exemple, nous venons de prolonger la ligne 4 sans interrompre son fonctionnement, et nous sommes en train de l’automatiser. L’automatisation d’une ligne, peu ou prou, c’est dix ans entre le moment où l’on démarre le chantier et le moment où la ligne est automatisée. C’est un chantier technologique majeur avec des enjeux industriels qui demandent un savoir-faire et une expertise reconnus. Nous échangeons avec des acteurs comme Alstom, Thalès. Nous pourrions nous comparer à Airbus.

Nous avons des temps de cycle qui sont longs, car quand nous construisons, c’est durablement, avec des équipements ferroviaires construits pour durer. L’évolution, comme les projets pour installer ce matériel ferroviaire, sont des projets pharaoniques avec une très grosse complexité sur le digital.

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Si on aime les systèmes industriels, la RATP, c’est le bon endroit. Parce que nous construisons un système dans toute sa complexité ; il faut pouvoir piloter, il faut savoir où sont les équipements, il faut savoir si les portes sont ouvertes ou fermées. Et il faut que tous les agents, le conducteur, les agents en station puissent discuter tout le temps, qu’ils soient en surface, en station, sous un tunnel. La radio est un vrai sujet chez nous. Et, ce qui est marqué au-dessus de nos portes, c’est « sécurité ferroviaire et routière », la première de nos priorités !

Ce qui est également lié à notre activité, c’est de faire croître tous les sujets autour de l’agilité. L’agilité pour moi, c’est plutôt que de livrer de la valeur au bout de 18 mois, livrer des incréments de valeur tous les mois ou tous les deux mois. C’est un véritable apprentissage pour nous, pour les équipes digitales, pour les métiers avec lesquels nous travaillons comme le font d’autres entreprises. C’est un apprentissage plus qu’une question de savoir-faire.
Faire un projet cycle en V ou un projet agile, c’est aussi une question culturelle. Quand nous sommes sur des projets cycle en V, on va plutôt se passer les spécifications sous « l’hygiaphone ».
Quand nous faisons des projets agiles, les équipes métiers et les équipes digitales ne font qu’une seule équipe. Chacune dans son rôle, mais c’est ensemble qu’elles réussissent. Nous avons là des enjeux de transformation en matière de pratiques qui offrent des perspectives à nos équipes digitales pour disposer d’un terrain de jeu plus vaste.

Quelles sont les actions proposées pour muscler vos équipes digitales et IT ?

J’ai trois fers au feu.

Le premier, c’est l’accompagnement des compétences au sein d’équipes engagées. Elles en ont développé par le passé, elles peuvent en développer d’autres à l’avenir. À charge pour moi de les accompagner et que ce développement de compétences s’effectue progressivement.

Le deuxième, ce sont les recrutements, en particulier sur des sujets clés sur lesquels je vais vouloir accélérer, renforcer rapidement le groupe comme l’architecture, la cybersécurité, l’agile.

Le troisième, c’est celui où j’invite mes équipes à aller regarder ce qui se passe ailleurs. Si on reste dans sa maison, on ne sait pas ce qu’il y a dans celle d’en face. Nous sommes allés voir la SNCF il y a quelques semaines. Nous avons vu qu’il y a des sujets sur lesquels ils sont en avance. Et d’autres, où c’est nous qui le sommes. Par exemple sur le sujet du BIM, qui est la question du jumeau numérique pour tout ce qui est ouvrage immobilier, au sens large du terme (cela peut être du bâtiment TER ou chez nous les tunnels) discuter avec des acteurs comme le groupe Bouygues ‒ on l’a fait récemment ‒ cela nous nourrit.

J’invite mes équipes à aller regarder ce qui se passe ailleurs

La première expérimentation de pilotage automatique d’une ligne de métro date de 1952. Quelle est la dette technique que porte le groupe en 2022 ?

Certains domaines sont déjà modernisés, comme dans les ressources humaines. Par exemple, nous venons de basculer une partie du suivi des entretiens annuels ‒ la relation manageur/ collaborateur ‒ en Saas.

Puis il y a d’autres pans de ce SI pour lesquels la modernisation est devant nous.

Mais pouvons-nous vraiment parler de dette ? En fait, je ne regarde pas ces sujets ainsi. Notre cœur de métier, ce sont les lignes de métro, les ateliers de maintenance… Nous évoquions tout à l’heure celui des temps de cycle du monde industriel. Un temps qui est long par rapport à ce qui peut exister dans d’autres industries. Je dirais que nous avons des systèmes qui sont récents et d’autres qui sont anciens.

Comment vos équipes vivent-elles l’accélération de la transformation digitale ?

En fait, nous avons une forme d’organisation produit, vous savez, celle qui est adhérente à la notion d’agile. Et donc, il y a des équipes qui sont spécialisées dans le digital pour les ateliers de maintenance, des équipes qui le sont dans les réseaux de communication, d’autres dans le SIRH…

Nos équipes développent un patrimoine qui est en partie écrit, en partie dans la tête des experts. Mais le fait d’avoir des équipes qui s’inscrivent dans la durée, qui sont donc différentes, développe des cultures différentes, pour l’essentiel adaptées aux périmètres qu’elles ont à traiter. Celles qui font évoluer le portail du groupe tous les mois n’ont pas le même regard que celles qui font évoluer les réseaux télécoms qui sont sur des cycles plus longs. Aller au-delà de ce qui existe, en généralisant l’agilité à l’échelle, c’est la prochaine étape et les équipes l’attendent avec impatience.

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Quelle est la perception de l’innovation ?

L’innovation, c’est un motif de fierté pour les salariés du groupe qui s’installe petit à petit, sujet par sujet, au sein de l’ensemble de l’entreprise. Je vous invite à venir nous voir sur Viva Technology.
Je le vois sur la question des véhicules autonomes pour offrir potentiellement une meilleure expérience à nos voyageurs en complétant les offres de mobilité existantes que nous proposons.
Je le vois aussi sur tout ce qui est exosquelettes, pour notre maintenance. Pour intervenir sur la partie mécanique d’une porte de RER, nos techniciens peuvent être les bras en l’air plusieurs heures durant. Pour les soulager, nous expérimentons des exosquelettes.

Comme quoi la technologie est aussi un moyen pour améliorer les conditions de travail.

On est également intéressés par l’IA. Typiquement, pour les équipes de supervision d’une ligne de RER, des aléas peuvent survenir. Nos équipes ont développé une expertise importante pour savoir comment composer avec ces aléas. Mais on est en train d’expérimenter des IA qui vont leur donner des scénarios complémentaires pour proposer telle ou telle action. C’est le régulateur du métier, un régulateur « augmenté », qui décide. Il a son expertise. Mais avec l’IA, il dispose d’une aide complémentaire. Il l’écoute ou il ne l’écoute pas.
L’IA est également utilisée pour notre projet TRAD.IV.IA, un service d’information voyageurs multilingue inédit. À l’approche des grands événements sportifs, il nous permettra d’annoncer des messages qu’il est impossible de prévoir, comme « pas d’arrêt à Montparnasse Bienvenue » en anglais et en allemand.

C’est en 2020 que l’expérimentation du bus à hydrogène a été lancée. Quels sont les autres chantiers, qui, en matière d’environnement, concernent votre direction ?

La question de la RSE, la question de la réduction de l’empreinte carbone, concerne tout le groupe.

L’ambition affichée du groupe est de réduire son émission de gaz à effet de serre de 50% entre 2015 et 2025. Cela concerne donc toutes les activités.

Quand nous transformons un dépôt de bus en dépôt de bus électrique ou BioGNV, quand nous rénovons nos matériels roulants, les équipes digitales sont impliquées dans l’ensemble de ces projets, elles y contribuent. Si je remplace un matériel roulant ancien, peu performant au sens énergétique, par un matériel roulant flambant neuf, plus performant en mode énergétique, je change aussi tout le digital qu’il y a autour.

Nous avons également terminé cette année la migration des données de nos serveurs vers deux datacenters beaucoup plus performants d’un point de vue énergétique.

Il y a enfin tout le travail qui est fait sur la durée de vie des équipements, aussi bien des PC portables que des smartphones confiés à nos collaborateurs.

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Pour les « usagers », l’innovation au sein de la RATP est visible ?

Notre préoccupation est centrée sur nos voyageurs. Notre offre, ce n’est pas qu’une offre de transport, ce n’est pas qu’un métro qui va d’un terminus à un autre. C’est de la mobilité. Ce qui compte, c’est le parcours voyageur de bout en bout, et l’expérience de cette mobilité.

La 4G avec les quatre opérateurs est déployée. Nous continuons de le faire sur la partie Wi-Fi, plutôt au niveau des stations et des gares, parce que c’est surtout là qu’est le besoin. Prochainement, ce sera le tour de la 5G.

Et l’autre élément qui est aussi essentiel pour nous, c’est le Grand Paris. Finalement, le Grand Paris aujourd’hui, c’est principalement des tunnels. Mais bientôt, il va y avoir des trains et des voyageurs vont prendre ces trains. Il va falloir que là aussi, nous leur offrions une couverture réseau répondant à leurs besoins de connectivité. La fourniture du service a été gagnée par RATP Solutions Ville avec les experts de RATP Connect, une filiale du groupe. Nous allons donc assurer la couverture du réseau du Grand Paris. Et espérons plus encore.

Nous travaillons sur des projets pharaoniques avec une très grosse complexité sur le digital.

Quel est l’enjeu de la mise à disposition d’une information voyageur en temps réel ?

Notre offre, c’est un service de mobilité. L’information voyageurs est donc essentielle. Cela passe par notre application Bonjour RATP.
Le voyageur peut admettre qu’il y a un aléa, mais il a besoin d’avoir une info fiable en temps réel. Nous devons capter des informations depuis des sources très diverses, qu’il s’agisse du plan de trafic sur la ligne A, d’aléas prévus comme des travaux réalisés entre 22h30 et 23h30 à tel ou tel endroit. Mais aussi des aléas non prévus des suites, par exemple, d’une demande des services de l’État pour fermer quatre stations.

À tout moment, nous avons besoin de savoir où sont toutes nos rames, toujours en vue de diffuser une information fiable. C’est donc là une question de captation de l’info comme du traitement de cette info à chaud. Donc du « fast data ». Et puis, se pose la question de comment nous restituons ces informations auprès de nos voyageurs. C’est l’appli Bonjour RATP. Mais ce sont aussi les affichages en stations. Nous sommes en train de remplacer plusieurs milliers de nos anciens dispositifs pour donner des infos plus riches, plus contextuelles.

En quoi la sécurité de l’IT est un sujet sensible ?

La cybersécurité est un enjeu majeur pour le groupe et son comité exécutif. Pour nous, la sécurité des passagers, la sécurité ferroviaire, est vraiment un sujet primordial, et la cybersécurité y contribue.

Plus nos bus, plus nos trains seront connectés, plus les événements, comme la Coupe du monde de rugby 2023, les Jeux Olympiques de Paris 2024 se rapprochent, plus ce sujet est essentiel.

Dans la manière dont nous l’approchons, il y a d’abord le durcissement permanent de nos infrastructures.
Quand je vais voir l’un de mes fournisseurs auprès de qui j’achète un nouveau train, dans son cahier des charges, il y a des exigences de cybersécurité pour renforcer de manière permanente nos infrastructures.
Le volet industriel est très important.

L’autre point, c’est la question de la sensibilisation des salariés. Nous savons bien que l’une des zones de vulnérabilité, c’est ce que font nos salariés derrière leur poste de travail. Ils font du mieux qu’ils peuvent, mais il faut que nous les sensibilisions, il faut que nous les formions.

Le troisième point, c’est de faire cela dans une logique d’écosystème. Nous avons notre centre de supervision de sécurité que nous fournit un tiers, nous échangeons beaucoup avec les services de l’État vu le rôle qui est le nôtre comme grand service public. Et puis, j’aime bien le « Bug Bounty », le fait d’aller demander à des hackers éthiques de tester nos systèmes et de nous aider à les renforcer.


Propos recueillis par Thierry Derouet & Alessandro Ciolek
Photos Mélanie Robin


MÉTRO, BOULOT, TALENTS…

Comme toute entreprise en transformation, la RATP n’échappe pas à ce besoin contraint d’accompagner et de faire grandir ses talents. Comme d’en recruter d’autres.

Quel est votre enjeu numéro un ?

Le sujet qui permettra demain de réussir, c’est celui de la guerre des talents. C’est d’abord faire grandir les talents qui sont chez nous. Attirer, recruter et fidéliser, c’est là mon sujet compliqué pour par exemple aller chercher des spécialistes cloud, des spécialistes en cybersécurité et des architectes. Quand je regarde la promesse du groupe RATP, « s’engager chaque jour pour une meilleure qualité de ville », offrir de la mobilité décarbonée, cela donne envie aux gens de s’engager et de donner plus. Nous avons de beaux postes à pourvoir pour accompagner nos enjeux de transformation. Nous savons que nous ne sommes pas assez visibles sur tout ce qu’il y a à faire.

La diversité… un sujet au sein du groupe RATP ?

Nous avons 23 % de femmes dans la direction Digital, SI et Innovation. Notre souci, celui d’assurer la diversité, ce n’est pas que pour remplir des tableaux de bord. Nous avons un enjeu de diversité à renforcer aux premiers rangs desquels figure la parité hommes/femmes. Malgré un index égalité de 100/100 dans toute l’entreprise, nous n’avons pas assez de femmes dans le périmètre du digital et de l’innovation.


PARCOURS DE FREDERIC TRAN KIEM

Depuis Juin 2021 : CTIO RATP groupe
     2020 - 2021 : Directeur transformation digitale, 
                   Bouygues Immobilier
     2017 - 2020 : Directeur des développements SI Back-office, 
                   Bouygues Telecom
     1999 - 2017 : Chez Orange France : 
                        Directeur adjoint Infrastructure, 
                        Directeur Technique Orange Cloud for Business
                        Directeur Performance SI
                        Directeur SI facturation...
            1999 : Développeur puis directeur de projet SI 
                   CGI (puis IBM Global Services)
FORMATION
     1990 – 1992 : Telecom Paris Tech
     1987 - 1990 : École Polytechnique

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