Des IA sur étagère

Data / IA

IA sur étagère : les promesses à venir et à tenir des progiciels

Par Thierry Derouet, publié le 15 août 2025

À l’heure où l’intelligence artificielle s’infiltre dans chaque recoin des systèmes d’information, les DSI se retrouvent face à une prolifération de solutions « sur étagère » aussi séduisantes que déroutantes. Entre promesses d’efficacité et complexité d’intégration, comment naviguer dans cette bibliothèque aux rayons mouvants ?

L’engouement pour les progiciels dotés de fonctionnalités d’IA se nourrit de chiffres flatteurs : selon Gartner, 64 % des RH planifient ainsi d’implémenter un assistant conversationnel pour réduire leurs délais de recrutement ou améliorer l’onboarding des nouvelles recrues. IDC avance de son côté que 70 % des départements marketing veulent générer textes et visuels via des modèles prompts à soulager la charge quotidienne. Mais derrière l’enthousiasme, la DSI perçoit les défis d’une gouvernance complexe et la nécessité d’un pilotage précis, car ces outils, qui semblent faciles d’accès, peuvent ouvrir la porte à la shadow IA. Il suffit qu’un service marketing connecte un Copilot pour générer une campagne, ou qu’un pôle RH intègre Vertex AI pour trier les candidatures, pour que l’architecture globale se fragmente et que des données sensibles circulent sans contrôle.

La vague du no-code n’arrange pas les choses. Une cheffe de projet RH, par exemple, raconte comment, en quelques instructions, elle a façonné une application d’onboarding dans la Power Platform de Microsoft. L’IA a monté l’architecture de formulaires et la logique d’envoi d’e-mails, solution inespérée pour pallier l’indisponibilité de développeurs. Sur le même principe, Google a conçu Duet AI, relié à AppSheet, pour proposer un prototype de suivi de demandes internes sans ligne de code. Cette dynamique est alléchante, mais elle suppose que l’on sache où transitent les données, qui valide la pertinence de l’application et comment éviter la prolifération de solutions non conformes.

Il serait injuste de ne voir que du danger dans ces montées de versions estampillées IA. Nombre d’éditeurs mettent en avant de réels gains de productivité, et ceux-ci sont assez mesurables pour qu’on les croit : des retouches graphiques accélérées de 30 % chez Adobe grâce à Firefly, un traitement automatisé des notes de frais dans Workday permettant d’économiser plusieurs heures de saisie par semaine, ou encore un rapprochement instantané entre un compte et un devis dans Salesforce Einstein Copilot. Mais comme souvent, il faut remettre ces gains dans une perspective plus globale. La DSI sait bien qu’il lui faudra du temps, du budget et des ressources pour ajuster les connecteurs, former les équipes, vérifier la localisation de l’hébergement et au passage le respect des réglementations.

Le retour sur investissement avec ces outils requiert une évaluation pragmatique, et ce n’est pas simple. Dans un rapport IDC, 72 % des grandes entreprises avouent avoir du mal à chiffrer précisément l’impact de l’IA générative, faute d’indicateurs clairs. Un assistant dans la suite bureautique peut faire gagner quelques précieuses minutes chaque jour, mais cette productivité partielle ne se traduit pas toujours en gains visibles à l’échelle de l’organisation. Pour mesurer l’effet réel, la DSI peut inciter chaque équipe métier à dénombrer les incidents résolus plus vite, les tâches supprimées ou les relances évitées, et à compiler ces données dans un tableau de bord évolutif.

Le défi des mises à jour

D’autant que, selon Forrester, 40 % des fonctionnalités IA implantées sur le cloud subissent une mise à jour ou sont déjà remplacées dans l’année. Les éditeurs sortent de nouvelles versions qui rebaptisent leurs features, introduisent des connecteurs inédits ou « disruptent » certaines de leurs offres.

Il faut donc composer avec le caractère changeant de ces « étagères » que sont les services d’IA. Ce ballet appelle une gouvernance vivante, apte à gérer un cycle de vie en perpétuel renouvellement, qu’il s’agisse de l’évolution des modèles, de la montée en charge ou de l’adaptation aux nouveaux contextes métiers. La moindre modification peut engendrer des incompatibilités, forcer à une migration ou introduire des biais. Pour éviter de courir derrière ces évolutions, la DSI doit imaginer une surveillance permanente, dresser un recensement des dépendances et préserver la possibilité de revenir à une version précédente si la nouvelle perturbe l’existant. Son rôle est celui d’un d’architecte éclairé, orchestrant des évolutions multiples sans perdre la cohérence du système, ni dégrader la sécurité et la conformité. Elle doit notamment négocier chaque contrat, clarifier la propriété intellectuelle et prévenir d’éventuels accrocs réglementaires, tout en soutenant l’enthousiasme des utilisateurs.

Ces questions humaines ne sont pas moindres. Car à côté des enthousiastes, il y a les inquiets : des collaborateurs qui craignent d’être supplantés ou de perdre leur marge de décision. D’autres redoutent qu’un algorithme formule des réponses maladroites. Dans ce contexte, la DSI se retrouve à jouer les pédagogues, à expliquer l’utilité de ces briques IA, à organiser des formations ciblées, à proposer des ateliers de découverte ou à construire un « centre d’excellence IA » dont la mission sera de poser les règles et de soutenir les projets. Il s’agit de montrer que ces solutions soulagent plutôt qu’elles ne menacent, notamment en préservant l’humain pour des tâches de conception, de relation ou d’analyse (voir encadré).

La bibliothèque IKEA : une métaphore de l’agilité

Lorsque toutes ces conditions sont réunies, l’IA sur étagère s’avère un formidable levier de compétitivité et de modernisation. L’architecte SI peut bâtir une structure flexible, où la comptabilité traite automatiquement ses anomalies dans SAP, où le support client s’appuie sur Now Assist pour résoudre les tickets… Un déploiement réussi implique une stratégie de longue haleine, un accompagnement au changement et une surveillance rigoureuse des mises à jour. La métaphore de la bibliothèque IKEA comme symbole d’agilité est pertinente ici aussi : il faut pouvoir déplacer un rayonnage au gré des nouveautés, à condition de savoir pourquoi et comment.

L’IA sur étagère semble bien là pour durer, avec des promesses de rationalisation et de fluidité, pour peu que la DSI maintienne son rôle de chef d’orchestre, encourage la co-construction tout en exerçant le discernement nécessaire. Bien maîtrisée, elle ouvre la voie à un vrai progrès pour les métiers, qui pourront consacrer davantage de temps à leurs missions créatives ou stratégiques. Il s’agit là d’une opportunité de transformation profonde – une de plus – dans les organisations, pour laquelle la DSI doit écrire les règles du jeu, insuffler la culture adéquate et ne jamais perdre de vue la dimension essentielle du facteur humain.


IA au travail : l’Europe fixe des gardes-fous sur les outils RH

Avec les progiciels et l’IA sur étagère, aurons-nous demain un agent IA comme collègue ? Bruxelles s’y prépare. Le Règlement européen sur l’IA (AI Act) impose un cadre strict pour l’IA au travail. Première règle : transparence absolue. Pas question qu’un agent IA opère en catimini. L’employeur doit d’abord en informer clairement les salariés et leurs représentants. Si cet agent sert au recrutement, à l’évaluation ou à la gestion du personnel, il est même classé IA à haut risque, avec toutes les obligations que cela implique. Concrètement, l’employeur doit expliquer aux employés comment l’algorithme influence les décisions les concernant. Il doit aussi évaluer en amont les risques de biais ou de discrimination, et garantir une supervision humaine permanente du système. Enfin, impossible de déployer l’outil sans concertation : l’AI Act impose de consulter le CSE au préalable. Les salariés ont aussi le droit de savoir quand ils ont affaire à une IA ; le droit à une explication claire en cas de décision automatisée ; le droit de contester la décision en cas d’erreur. À noter aussi que l’“excuse algorithmique” ne protège personne : une décision prise par une IA reste imputable à l’employeur.



À LIRE AUSSI :

Dans l'actualité

Verified by MonsterInsights