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Salesforce s’offre Informatica pour 8 milliards de dollars et consolide son socle de données pour l’IA agentique
Par Laurent Delattre, publié le 28 mai 2025
En consolidant ingestion, gouvernance et qualité des données autour d’Informatica, Salesforce verrouille l’architecture de son Data Cloud et redéfinit la chaîne de valeur data-to-agent en anticipant l’exigence croissante de transparence et d’auditabilité dans les IA agentiques.
À peine l’édition 2025 d’Informatica World refermée, Salesforce a annoncé hier (le 27 mai) la signature d’un accord définitif pour acquérir Informatica, spécialiste américain du data management, pour 8 milliards de dollars, soit 25 dollars par action. Les conseils d’administration des deux entreprises ont validé la transaction, qui doit se conclure au début de l’exercice fiscal 2027 de Salesforce, sous réserve des autorisations réglementaires. Le financement combinera trésorerie et nouvelle dette.
Cette acquisition est une surprise sans vraiment l’être. Salesforce avait besoin d’une nouvelle acquisition pour s’affirmer un peu plus en maître d’orchestre de la Data. Informatica, de son côté, avait probablement besoin de s’adosser à un géant après un virage Cloud compliqué et un univers de la Data devenu très concurrentiel avec d’une part des hyperscalers affamés et d’autre part des acteurs « cloud native » ultra dynamiques (Snowflake, Databricks, Fivetran).
L’odyssée d’Informatica : de l’ETL au cloud piloté par IA
Fondée en 1993 autour d’outils d’ETL, Informatica franchit le cap du milliard de dollars de chiffre d’affaires en 2014, signe que le besoin d’intégration de données explose à l’ère du datawarehouse. Le logiciel quitte la cote en 2015 après un LBO de 5,3 milliards de dollars piloté par Permira et le fonds de pension canadien CPPIB, une opération alors financée avec l’appui minoritaire de Microsoft et… Salesforce Ventures, ironie de l’histoire.
Six ans plus tard, la société revient au NYSE : son IPO à 29 dollars l’action lève 841 millions et la valorise 7,5 milliards de dollars, mais le titre reste chahuté dans un marché redevenu sélectif.
En 2024, les revenus de l’éditeur atteignent 1,64 milliard de dollars : 61 % proviennent désormais de services cloud, reflet d’une mue vers le modèle SaaS.
Cette transformation passe par l’Intelligent Data Management Cloud (IDMC), lancé en 2022, qui fédère ingestion, qualité, MDM et gouvernance sur une plateforme cloud-agnostique.
Au cœur d’IDMC, le moteur CLAIRE AI traite plus de 86 billions de transactions mensuelles et apprend à partir de pétaoctets de métadonnées pour automatiser la découverte et le nettoyage des données, un gage de fiabilité que justement recherchent bien des initiatives IA d’entreprises.
Malgré ces atouts, l’action retombe sous les 20 dollars début 2025, victime du ralentissement des budgets IT et d’un profil de croissance modeste, préparant un terrain propice à une prime de rachat raisonnable. Mais l’entreprise se porte néanmoins plutôt bien : elle revendique 1,7 milliard de dollars d’ARR, plus de 2 400 clients cloud et 119 000 milliards de transactions par mois sur son Intelligent Data Management Cloud (IDMC).
Un Informatica en pleine accélération agentique
Lors d’Informatica World la semaine dernière, l’éditeur n’avait rien laissé transparaître des tractations en cours et d’un éventuel rachat. Bien au contraire. Informatica a dévoilé sa feuille de route « Agentic AI » : lancement d’AI Agent Engineering pour créer et piloter des workflows d’agents, arrivée des CLAIRE Agents pour une gestion autonome des données, disponibilité générale de CLAIRE Copilot pour l’intégration, et jeux de « recettes » fondés sur Amazon Bedrock, adossés à la compétence AWS Generative AI. Informatica a, en outre, annoncé l’extension de son partenariat avec Databricks pour la modernisation des data lakes on-premise, un accord stratégique renforcé avec Microsoft autour de Fabric et d’Azure OpenAI Service, la disponibilité de MDM SaaS sur Oracle Cloud Infrastructure…
L’éditeur avait néanmoins annoncé une collaboration approfondie avec Salesforce autour d’Agentforce qui n’avait pas mis la puce à l’oreille mais avait semblé des plus logiques. Tellement logique même que Salesforce s’est réveillé pour s’emparer de ce savoir-faire historique et de tout ce potentiel agentique bienvenu.
Avec toutes ces annonces, Informatica figurait forcément sur la courte liste des proies idéales pour Salesforce parce que l’éditeur réunit, au bon moment, trois atouts devenus critiques pour Salesforce et d’une manière générale tout éditeur misant sur l’IA : une plate-forme cloud-native de gestion des données déjà éprouvée à l’échelle, un portefeuille complet de services de gouvernance et de qualité des données, et une stratégie « Agentic AI » alignée sur la nouvelle vague d’agents autonomes.
Salesforce, prédateur sélectif mais méthodique
Depuis 2018, Marc Benioff a empilé MuleSoft pour l’intégration d’API (6,5 milliards de dollars), Tableau pour l’analytics (15,7 milliards) puis Slack pour la collaboration (27,7 milliards), chaque fois pour combler une brique essentielle du cycle de vie des données métier. Des investissements très lourds qui semblent étrangement démesurés aujourd’hui et font paraître vraiment « bon marché » les 8 milliards mis sur la table pour s’emparer d’Informatica.
Après ces acquisitions XXL, Marc Benioff avait poursuivi sa stratégie en complétant son dispositif par des acquisitions ciblées aux tickets bien plus raisonnables : Airkit.ai en 2023 pour les expériences conversationnelles et Spiff en 2024 pour l’automatisation des commissions.
L’achat d’Informatica marque donc quand même un grand retour aux méga-deals, mais à des multiples plus sobres : cinq fois les revenus NTM contre vingt-six fois pour Slack, difficile de ne pas y voir un message clair de discipline financière adressé à ses investisseurs activistes. Car le prix, 25 dollars l’action, soit une prime de 30 % sur le dernier cours, reste acceptable pour un actif aussi stratégique dont la valeur aurait clairement pu s’envoler si Microsoft ou Google s’en étaient emparés avant. Microsoft en avait probablement moins besoin que Google, sa Microsoft Fabric disposant déjà de toutes les briques.
Pour Marc Benioff, CEO de Salesforce, l’enjeu est limpide : « Ensemble, Salesforce et Informatica créeront la plateforme de données la plus complète et prête pour les agents du secteur ». L’éditeur de CRM compte adosser aux briques Data Cloud, MuleSoft et Tableau le catalogue, la gouvernance, la qualité et le MDM d’Informatica afin d’alimenter Agentforce, son nouveau socle d’agents autonomes essentiel à sa stratégie et son avenir. Son CTO Steve Fisher résume d’ailleurs bien l’équation : « Des agents d’IA réellement autonomes et fiables ont besoin de la connaissance la plus complète de leurs données ». Informatica apporte précisément ce socle de fiabilité, du catalogage au lignage.
En ajoutant l’ingestion et la gouvernance d’Informatica aux API de MuleSoft et aux tableaux de bord de Tableau, Benioff referme la chaîne « ingest-intégration-analyse-action » sans quitter son cloud, réduisant la dépendance à Snowflake ou Databricks pour l’entreposage.
En rachetant ce bouquet de services cloud-natifs, Salesforce entend au passage lever deux verrous clés pour les DSI et RSSI : garantir l’auditabilité, la conformité et la gouvernance des données qui irrigueront ses agents, et offrir un pipeline unifié capable de relier sources historiques et applications modernes sans couture. « Rejoindre Salesforce représente une avancée majeure pour libérer la valeur des données à l’ère de l’IA », estime de son côté Amit Walia, CEO d’Informatica.
Perspectives : le jeu se resserre
Noel Yuhanna, VP et analyste principal de Forrester, voit en cette acquisition « une décision audacieuse et hautement stratégique de la part de Salesforce, qui comble directement une lacune dans ses capacités de gestion des données... Cependant, le succès final de cette acquisition dépendra de la rapidité et de la fluidité avec lesquelles Salesforce pourra intégrer les capacités d’Informatica dans son écosystème de données plus large. La logique stratégique est claire, mais c’est l’exécution qui sera le facteur décisif. »
Une fois la fusion finalisée, Salesforce pourra plugger immédiatement les 5 700 clients d’Informatica sur sa Data Cloud puis vendre Agentforce en upsell, élargissant le marché adressable de son IA d’entreprise.
Ce couplage données-IA crée un guichet unique que Microsoft devra contrer avec Fabric et Purview, tandis que Google Cloud perd un allié neutre dans la gouvernance de données.
Snowflake, Talend-Qlik ou Fivetran voient aussi leur terrain de jeu rétrécir : quand la tuyauterie data est native Salesforce, le besoin d’intégrateurs tiers diminue mécaniquement.
Reste l’ombre de l’antitrust : l’ETL et le MDM forment un duopole informel, et Bruxelles comme la FTC pourraient exiger des concessions, notamment sur la compatibilité multi-cloud qu’Informatica promettait encore récemment.
Mais si l’accord passe, Salesforce détiendra toutes les cartes, du point de collecte jusqu’à l’agent autonome, et posera une question brûlante mais pas nouvelle aux DSI : jusqu’où confier la chaîne de valeur de la donnée et de l’IA à un seul éditeur ? Question qui se pose en réalité déjà avec Microsoft Fabric, Google Data Cloud, AWS Sagemaker, Snowflake et Databricks.
L’opération survient alors que la concurrence s’intensifie sur le front de l’IA agentique : SAP a rapproché son Business Data Cloud de Databricks pour muscler Joule, ServiceNow a racheté Data.world afin d’alimenter son AI Agent Orchestrator, et de potentiels nouveaux mariages sont déjà évoqués dans la gestion de données non structurées. En s’adossant un acteur mature, Salesforce sécurise néanmoins son ambitieux pivot vers l’automatisation intelligente, tout en plaçant la donnée de confiance au centre de sa proposition de valeur. Difficile de ne pas y voir une logique cohérente…
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