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CBC 2025 : Cybersécurité spatiale et souveraineté orbitale européenne
Par Thomas Pagbe, publié le 02 décembre 2025
Il n’y a pas qu’à Paris que les choses bougent. IT for Business a déplacé son plateau TV au cœur du CBC Toulouse, le salon pro de la sécurité numérique, qui se tenait la semaine dernière. L’occasion d’aborder des problématiques plus locales. Et comme Toulouse est la capitale européenne de l’aéronautique et de l’espace, il était logique d’accueillir des experts du New Space et de la souveraineté orbitale, des thèmes devenus très actuels.
Dans un monde où chaque entreprise s’appuie, souvent sans le savoir, sur des dizaines de satellites pour communiquer, se localiser ou observer la Terre, la cybersécurité spatiale devient un enjeu aussi critique que la sécurité des datacenters. L’essor du New Space, des constellations en orbite basse et de la numérisation massive des charges utiles transforment les satellites en « infrastructures cloud » en orbite, hyperconnectées… et donc cyber-attaquables.
Et forcément, pour l’Europe, cette expansion des activités orbitales remet en avant les questions de souveraineté et d’autonomie si souvent au cœur des débats de l’IT sur Terre. La souveraineté orbitale ne se résume plus à disposer de lanceurs ou de quelques programmes emblématiques. Elle implique la capacité à concevoir, fabriquer et opérer des systèmes spatiaux résilients, protégés de bout en bout, de l’activité sol aux logiciels embarqués en orbite, face à des menaces étatiques, criminelles et hybrides. Les conflits récents ont montré que brouillage (notamment des GPS), intrusion et prise de contrôle de satellites font désormais partie de la panoplie offensive.
Au point qu’aujourd’hui les DSI auraient torts de considérer l’espace comme un « ailleurs » technique réservé aux agences et aux militaires. L’indisponibilité d’un service de connectivité satellitaire, la compromission d’un flux d’images ou la fuite de données passant par un lien en orbite peuvent suffire à paralyser une chaîne logistique, un site industriel isolé ou un dispositif de secours. Intégrer la couche spatiale dans l’analyse de risque, exiger le chiffrement de bout en bout et questionner la robustesse cyber des fournisseurs de services satellitaires font désormais partie du cahier des charges d’une souveraineté numérique réellement européenne.
Pour aborder ces thèmes et ouvrir de nouvelles réflexions délivrées de l’attraction terrestre, Thomas Pagbé a reçu sur le plateau d’IT for Business, en plein cœur de la CBC Toulouse 2025, plusieurs experts aux profils très différents mais aux compétences rares. Un colonel de l’Armée de l’air et de l’espace, des industriels du spatial, des spécialistes de la cybersécurité et des experts institutionnels qui, chacun à leur manière, dessinent les contours de cette nécessaire souveraineté orbitale européenne.
Colonel Sylvain Debarre – Centre d’excellence spatiale de l’OTAN
« L’espace et le cyber, c’est deux mondes qui sont pour moi mêlés par essence »
Directeur du Centre d’excellence spatiale de l’OTAN installé à Toulouse, le colonel Sylvain Debarre décrit un espace désormais tout sauf neutre. Brouillages, manœuvres inamicales, rapprochements suspects entre satellites : au-dessus de nos têtes, la confrontation est déjà là, même si elle reste sous le seuil du conflit ouvert.
Dans ce contexte, sa mission est d’apporter à l’Alliance une expertise de veille technologique, de doctrine et de formation pour préparer les futures opérations spatiales et leur résilience cyber. Le cœur du sujet, pour l’OTAN comme pour les DSI, s’appelle interopérabilité : faire dialoguer des systèmes hétérogènes, d’industriels et de nations différents, sans rupture de service ni faille de sécurité. Au travers d’exercices et de travaux de normalisation, le Centre d’excellence contribue à définir des standards spatiaux qui préparent une défense collective réellement étendue à l’orbite.
Franck Perrin – Thales, Space Development
« On peut clairement prendre le contrôle d’un satellite »
Directeur « Space Development » chez Thales, Franck Perrin raconte comment le New Space a fait exploser la surface d’attaque du secteur. Constellations en orbite basse, coûts de lancement en baisse, charges utiles de plus en plus logicielles : l’espace est devenu un vaste système distribué, où le sol reste un point d’entrée critique, mais où l’ « edge » – le satellite lui-même – est désormais au premier plan des menaces.
Thales a démontré publiquement lors d’un exercice qu’un satellite pouvait être détourné en exploitant des vulnérabilités bien réelles. Derrière cette démonstration, un message aux opérateurs comme aux DSI : il faut renforcer conjointement les segments sol et edge, généraliser des chiffrements adaptés à l’ère post-quantique et déployer des sondes de détection d’intrusion embarquées. L’espace n’est plus un domaine à part : il doit être sécurisé avec les mêmes exigences que les infrastructures critiques terrestres.
James Pavur – CySec, SciSec Lab
« Avec 400 dollars de matériel TV, on peut déjà aller très loin »
Directeur du CySec Lab au sein de la startup CySec, James Pavur constate une forte hausse des attaques sur les satellites, accélérée par la guerre en Ukraine. Il distingue deux grandes familles de menaces : celles qui cherchent à dégrader ou détruire la mission, et celles qui visent les données qui transitent par les liaisons satellites : e-mails, flux métiers, communications sensibles. Problème : nombre de protocoles datent des années 1990 et ont peu évolué, alors que les outils des attaquants sont devenus puissants et bon marché. Pavur plaide pour que les entreprises ne se contentent plus de « faire confiance » à leur opérateur, mais chiffrent systématiquement leurs flux et s’intéressent aux architectures de demain : liaisons optiques plus difficiles à intercepter, interconnexion de constellations et nouveaux protocoles pensés pour le très long terme, jusqu’aux futures missions lunaires ou martiennes.
Julien Airaud – CNES, cybersécurité spatiale
« Nos systèmes spatiaux sont devenus, grossièrement, de véritables ordinateurs volants »
Expert senior cybersécurité spatiale au sein du CNES, Julien Airaud rappelle que chaque citoyen utilise sans le savoir plusieurs dizaines de satellites par jour. Cette dépendance a logiquement attiré l’attention des attaquants, étatiques comme criminels, pour qui une attaque cyber présente un avantage décisif : elle est silencieuse, instantanée et ne génère aucun débris.
Le CNES agit à la fois comme agence de programme, centre technologique et opérateur, finançant des innovations et testant des briques de protection destinées à l’écosystème. Dans un environnement spatial contraint en énergie, en calcul et soumis aux radiations, l’enjeu n’est plus seulement de sécuriser les liaisons sol-espace, mais de progresser en détection et en réaction autonome. Avec l’essor des usages partagés et des modèles « satellite as a service », la confidentialité des données et des algorithmes devient un sujet industriel autant que souverain.
Philippe Pham – Airbus Defence & Space
« Je suis un fervent partisan d’une approche européenne, avec autonomie et souveraineté »
SVP Space Systems chez Airbus Defence & Space, Philippe Pham dresse un tableau clair du contexte spatial : tensions géopolitiques, course aux constellations menées par les géants américains, pression sur l’industrie européenne pour rester dans la course.
Télécoms, observation de la Terre, navigation : dans ces trois domaines clés, l’Europe doit à la fois protéger ses actifs et préserver son autonomie de décision. Pour lui, la cybersécurité ne peut plus être traitée par fragments. Elle doit couvrir l’ensemble de la chaîne de valeur, du design à l’exploitation, en passant par les composants, le segment sol et les opérations en orbite, avec des architectures multi-orbites plus tolérantes aux brouillages et aux attaques. Maîtriser les briques critiques, y compris logicielles, et investir dans des technologies comme les liaisons optiques devient un impératif si l’Europe veut peser dans l’orbite basse comme dans les grands programmes institutionnels.
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