Eco
Les agents d’IA vont-ils disrupter tous les services Saas ?
Par Thierry Derouet, publié le 27 novembre 2025
Et si le vrai concurrent des services Saas n’était plus la start-up d’en face, mais l’agent d’IA intégré au navigateur ou au système d’exploitation ? La question s’impose : que devient un service Saas — qu’il s’agisse d’un comparateur de voyages comme Kayak ou d’une plateforme métier B2B — lorsque l’utilisateur peut, en théorie, tout obtenir d’une simple requête à un agent de type ChatGPT, Gemini 3 ou Claude ?
La promesse est limpide : demain, l’utilisateur pourra dire à son agent d’IA intégré à Windows 11, à son navigateur ou à son smartphone « organise-moi un séjour à New York pour 1500 € tout compris » — et ne plus jamais ouvrir une seule application de voyage. Même logique pour un CRM, un comparateur d’assurances, une plate-forme RH ou un outil de reporting financier.
Dans ce scénario, tous les services Saas intermédiaires — agrégateurs, comparateurs, couches métiers spécialisées — semblent compressés entre les fournisseurs d’un côté (compagnies, hôteliers, banques, assureurs) et les grands modèles génératifs de l’autre. C’est ce risque de désintermédiation que je mets sur la table face à Matthias Keller, Chief Product Officer chez Kayak, sous la verrière du grand Palais, lors d’Adopt AI.
Kayak, archétype du Saas intermédiaire… qui refuse de disparaître
Kayak est un bon candidat pour servir de révélateur. Propriété de Booking Holdings, la plate-forme s’est imposée comme l’un des principaux métamoteurs de voyages au monde : vols, hôtels, locations, packages, tous agrégés à partir de centaines de partenaires.
« Kayak n’est pas une agence de voyages, rappelle Matthias Keller. Vous ne réservez pas chez nous, vous réservez chez l’un de nos partenaires. » La valeur ne réside pas dans l’émission du billet, mais dans l’orchestration : pour un même vol, l’utilisateur voit une mosaïque d’options — prix différents, assurances incluses ou non, conditions de changement, services annexes.
Le modèle économique est celui de nombreux Saas intermédiaires : publicité, commissions versées par les partenaires lorsque l’utilisateur clique ou réserve. Un pur service « au milieu de la chaîne » — précisément la zone que les agents d’IA ambitionnent d’occuper.
L’IA comme surcouche du Saas, pas comme substitut
Sur le papier, un agent d’IA pourrait court-circuiter ce maillon. Dans les faits, Kayak s’en sert plutôt comme surcouche. Depuis 2025, l’éditeur déploie un Mode IA qui permet de planifier son voyage en langage naturel, d’abord via un site expérimental Kayak.ai, puis directement sur la page d’accueil. Les briques sont bâties sur des modèles standards de type OpenAI, entourés de garde-fous pour limiter les hallucinations.
L’idée est simple : capter des intentions floues — « quelque part de chaud en février », « une semaine en Europe avec les enfants » — et les transformer en scénarios de voyage, tout en résumant la logorrhée des fiches hôtels et des avis. Les modèles lisent, filtrent, condensent ce qui compte pour un utilisateur donné.
« Les modèles génériques nous suffisent pour ça. L’enjeu, ce n’est pas d’entraîner notre propre LLM, c’est de les orchestrer intelligemment et de poser des garde-fous sur les réponses », résume Matthias Keller. Message implicite à tous les éditeurs Saas : la bataille ne se joue pas seulement sur le modèle, mais sur l’architecture, les données de domaine et la façon dont on expose le tout aux humains… et aux agents.
Agents IA : prédateurs, clients… ou les deux ?
Reste la question brutale : si un agent de navigateur peut chercher, comparer et réserver, pourquoi un utilisateur passerait-il encore par un Saas comme Kayak — ou par n’importe quelle plate-forme verticale ?
Matthias Keller ramène le débat au terrain. « Un vol, ce n’est pas un savon sur Amazon. C’est un produit complexe et souvent cher. Plus la dépense est importante, plus les gens veulent comprendre la décision qui est prise pour eux. » Conditions de changement, bagages, flexibilité, surcharges : autant de variables à rendre visibles.
Surtout, le client ne sait pas toujours ce qu’il veut. Il tâtonne, change de dates, hésite entre deux destinations, se projette devant des photos de plage avant de cliquer. Remplacer cette phase d’exploration par un « bouton magique » confié à un agent suppose un niveau de confiance — et de transparence — que peu d’acteurs peuvent offrir aujourd’hui.
D’où un basculement de perspective : les agents d’IA intégrés aux navigateurs ne sont pas seulement des prédateurs, mais aussi des distributeurs potentiels. « La vraie question, dit-il, c’est de savoir s’ils vont vraiment tout faire eux-mêmes ou s’ils vont, en arrière-plan, appeler des spécialistes comme nous pour agréger, tarifer, expliquer. Notre pari, c’est qu’il y a beaucoup de valeur à devenir ce moteur sous le capot. »
Autrement dit : le Saas intermédiaire ne disparaît pas, il se décale. Moins vitrine unique, plus brique d’infrastructure exposée via API à ces nouveaux agents — tout en restant accessible au client final qui veut garder la main.
De l’optimisation SEO… à l’optimisation GEO
Pour les services Saas, la leçon dépasse largement le voyage. À l’heure où les DSI commencent à parler de GEO (Generative Engine Optimization), il ne suffit plus d’écrire pour Google : il faut penser « lisible » et « réutilisable » par des agents IA, capables de recomposer l’interface et la relation client à leur manière.
L’échange avec Matthias Keller rappelle une évidence utile : derrière la couche conversationnelle, il restera toujours nécessaire que des moteurs verticaux puissent comprendre la complexité d’un domaine, maintenir des données à jour, garantir les règles métier, assumer la responsabilité d’un calcul ou d’un comparatif. L’agent IA pourra changer de visage, de modèle, de fournisseur. Le Saas qui accepte de devenir cette « brique de cerveau » spécialisée — accessible via interface humaine et via API — garde, pour l’instant, une vraie voix au chapitre.
Pour les éditeurs, la question n’est donc plus seulement « comment intégrer l’IA dans mon produit ? », mais « comment faire pour que mon produit soit compréhensible, contrôlable et appelable par des agents tiers ? ». Kayak apporte une réponse pragmatique. Il doit assumer le rôle d’infrastructure de comparaison, s’adosser à des modèles standard, exposer ses capacités via des modes conversationnels… et se préparer à être autant utilisé par des humains que par des IA.
Les agents d’IA disrupteront les Saas qui n’étaient que des façades. Ceux qui sont déjà des moteurs ont, pour l’instant, encore du jeu.
Éditeurs Saas : 4 questions à se poser face aux agents d’IA
1. Mon Saas peut-il être appelé par un agent d’IA ?
Un agent ne clique pas, il appelle des API. Votre service expose-t-il des API stables, documentées, avec des réponses propres, structurées ? Ou reste-t-il pensé d’abord comme une interface écran, pleine de pop-up, de « wizards » et de logique côté front ? Si un agent ne peut pas vous appeler proprement, il vous ignorera — et ira voir ailleurs.
2. Suis-je capable d’expliquer mes décisions ?
L’agent devra justifier ses choix à l’utilisateur final. Pouvez-vous expliquer pourquoi telle offre a été proposée, pourquoi tel score, telle alerte, tel refus ? Disposez-vous de règles métier explicites, de logs exploitables, de critères de tri clairs… ou d’une « boîte noire » masquée derrière quelques écrans marketing ? Si vous ne pouvez pas raconter votre logique, l’agent ne le pourra pas davantage.
3. Où est ma vraie valeur métier ?
Si votre Saas se contente d’enregistrer des données et d’afficher des listes filtrées, un LLM couplé à une base de données fera bientôt aussi bien. Qu’est-ce qui, chez vous, relève vraiment du métier : optimisation, conformité, calculs complexes, règles sectorielles, intégrations profondes ? C’est cette partie-là qu’il faut transformer en « moteur » réutilisable — par vos propres écrans, mais aussi par des agents tiers.
4. Suis-je prêt pour le passage du SEO au GEO ?
Vous avez appris à écrire pour Google. Êtes-vous prêt à structurer votre service pour des moteurs génératifs ? Données à jour, réponses lisibles par machine, documentation claire, exemples d’appels, scénarios d’usage explicites : tout ce qui aide un humain à comprendre aide aussi un agent à vous intégrer. La question n’est plus seulement : « comment faire venir l’utilisateur chez moi ? », mais aussi : « comment faire pour que l’agent ait envie de travailler avec mon service ? ».
À LIRE AUSSI :

