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Arnaud Bertrand (Outscale) : “On ne bâtit pas la souveraineté sur des slogans ; on la code, ligne après ligne”

Par Thierry Derouet, publié le 11 juin 2025

Derrière ses datacenters, ses GPU et ses certifications, Outscale cache une exigence méthodique : faire exister un numérique qui résiste. Souveraineté, IA, quantique, conformité… Arnaud Bertrand, directeur technique, dévoile les coulisses d’une infrastructure où chaque ligne de code se veut un acte d’indépendance.

Chez Outscale, on ne surjoue pas la technicité. On la porte avec une conviction têtue. Arnaud Bertrand, son directeur technique et Senior Vice-President R&D Dassault Systèmes, ne cache ni les ambitions ni les doutes. Il parle à hauteur d’homme, avec des mots simples pour dire des choses complexes. Et ce qu’il raconte tient autant du programme politique que de l’ingénierie de précision : un cloud qui ne dépend de personne, ni d’un investisseur étranger, ni d’un décret présidentiel venu d’outre-Atlantique. Un cloud souverain, vraiment.

Une souveraineté qui s’incarne, ou qui ne vaut rien


Arnaud Bertrand pose la barre d’entrée : la souveraineté n’est pas une posture, c’est une capacité. Celle de décider, et surtout de pouvoir exécuter sa décision, même quand les vents tournent. Chez Outscale, cela se traduit par deux choses. D’abord, une gouvernance propre, fondée sur des lois européennes, des salariés européens, et des règles de sécurité définies ici. Ensuite, une capacité d’action autonome : chaque brique de l’infrastructure — système d’exploitation, virtualisation, orchestration — est maîtrisée en interne ou repose sur de l’open source contrôlé.

On pourrait dire qu’Outscale a construit une forteresse numérique. Mais ce serait faux. Ce qu’ils ont bâti, c’est un écosystème vivant, redondant, souple mais inflexible sur ses principes. Une hydre technique qui sait où elle repose, qui l’administre, et selon quelles règles.

Être solide sans être seul

« Faire simple, c’est compliqué », glisse le CTO. Et pour garantir la continuité de service, Outscale déploie une philosophie de résilience par diversification. Pas de dépendance à un fournisseur unique, que ce soit pour les processeurs, le stockage ou les centres de données. Même le calcul est pensé avec plusieurs chemins possibles, plusieurs configurations en réserve. Ce n’est pas du luxe, c’est de la stratégie.

Sur les murs eux-mêmes, pas de fétichisme : Outscale ne possède pas ses data centers, et ce n’est pas un problème. Car ce ne sont pas les murs qui font la souveraineté, mais la localisation, la connectivité, les protections logicielles, les process. Et surtout la faculté d’en changer sans tout casser.

Passer à l’échelle, sans vendre son âme

2025 est une année de bascule. Avec plus de 100 000 serveurs actifs et une croissance de 40 % par an, Outscale atteint un niveau où l’industrialisation devient un impératif. Et ce tournant est pris sans concession : la troisième zone de disponibilité européenne répond aux plus hauts standards de sécurité français ; les GPU modernes sont déployés massivement pour l’IA ; les services de cybersécurité – démarrage sécurisé, chiffrement, audit de conformité – se densifient.

Mieux encore, l’entreprise ne se contente pas d’aligner des briques techniques : elle les structure. Elle déploie des plateformes prêtes à l’usage, documentées, auditables. Les clients savent où ils mettent les pieds. Et ce pied-là repose sur du granit.

Sur l’intelligence artificielle, l’Europe n’a pas dit son dernier mot

Outscale est désormais opérateur de l’infrastructure de Mistral AI. Mais ce partenariat ne se limite pas à brancher des serveurs. Il s’agit de proposer une plateforme souveraine, capable d’héberger plusieurs modèles IA dans un même environnement, avec supervision, gestion des quotas, et même pilotage de l’empreinte carbone.

Ce n’est pas un laboratoire, c’est une usine. Et c’est là toute la différence : Outscale ne vend pas du potentiel, il propose du déploiement. À l’échelle, en production, avec des garanties.

Le quantique sans la magie

De même, le quantique, chez Outscale, n’est pas une affaire de storytelling. Arnaud Bertrand démonte d’ailleurs la promesse de la « suprématie » revendiquée à chaque conférence par un acteur différent. « La plupart des résultats sont encore bruités, les machines instables, les recalibrages manuels », tranche-t-il.

Alors l’approche est plus réaliste, mais pas moins ambitieuse. D’abord via l’émulation — pour tester des algorithmes sans matériel complexe. Ensuite via l’hébergement d’un vrai processeur quantique IQM, dans un data center Outscale, avec un objectif clair : apprendre à industrialiser cette technologie pour la rendre compatible avec un cloud souverain. Pas de client avant que ce soit prêt. Pas de blabla. Juste un plan.

Et dès fin 2026, des tests de chiffrement post-quantique sont envisagés pour anticiper les attaques futures. Une réponse nette au spectre du « Harvest Now, Decrypt Later » — cette méthode qui consiste à voler des données aujourd’hui, pour les casser demain.

Mesurer ce qui compte vraiment : l’empreinte carbone

Dernier pilier : la durabilité. Et ici encore, Outscale préfère les faits aux vœux pieux. Empreinte carbone mesurée mensuellement par service, et annuellement par origine. Avec des détails : combien consomme le matériel, combien pèse le transport, quelle part provient du logiciel, de l’électricité, de la maintenance.

Mieux : Outscale investit dans le refroidissement liquide, mais pas à moitié. Pas question de ne refroidir que les processeurs et d’afficher un PUE virtuel. Ce qui est visé, c’est un refroidissement global, pensé pour durer, avec de l’eau tiède, pas glacée. Une écologie de la cohérence.

Un manifeste en creux

Dans cette présentation fleuve, il n’y a pas d’effet d’annonce, mais un fil rouge. Arnaud Bertrand ne décrit pas seulement une architecture technique. Il raconte une vision politique du numérique. Celle d’un cloud qui ne se contente pas de tourner, mais qui se tient. Qui peut résister, pivoter, décider, grandir sans trahir.

La souveraineté, ici, ne s’achète pas. Elle se construit. Et cela prend du temps. Mais ce temps-là, Outscale l’a pris. Et visiblement, il commence à payer.


Six questions posées à Arnaud Bertrand

Pour Arnaud Bertrand la souveraineté numérique est un art culinaire
Pour Arnaud Bertrand la souveraineté numérique est un art culinaire

À première vue, Arnaud Bertrand a la carrure d’un deuxième-ligne et la discrétion d’un ingénieur penché sur ses consoles. Pourtant, quand il parle de cloud, sa voix se tend comme un fil d’acier. « J’ai fait des télécoms pendant vingt ans et j’ai construit des serveurs pendant dix ans ; je sais ce qu’est un supercalculateur, je sais comment on entraîne les modèles d’IA », rappelle-t-il d’emblée, comme pour planter le décor : ici, rien n’est théorique.


Cette expérience, il l’a convertie en une série de convictions non négociables. « J’ai des convictions – vraies, pas vraies, peu importe – et je les confronte en permanence aux gens que je connais dans les GAFAM », confie-t-il. Chez Outscale, la marque cloud de Dassault Systèmes qu’il accompagne depuis 2022 en tant que CTO, ces convictions se transforment en actes concrets. Premier geste : trier les fondations. « Le premier boulot, ça a été de regarder ce qui était solide et ce qui ne l’était pas. Ce qui n’était pas solide, on l’a remis en solidité. »

Cette obstination l’amène souvent à prendre des décisions radicales : faire bondir le réseau interne de 10 à 400 Gb/s, ou réécrire un stockage objet entier pour gagner en solidité. « Je préfère qu’on soit un cran derrière les hyperscaleurs plutôt que deux,» dit-il, justifiant le “saut de génération” par un refus de la demi-mesure. Même philosophie lorsqu’il sur-dimensionne les data centers : « On est passés de 600 alertes stockage de nuit à six. Le temps rendu aux ingénieurs nourrit l’innovation, pas la lampe torche. »

Sa méthode de pilotage s’énonce en quelques lignes :

  • Classer avant d’agir : « Je range les sujets comme dans une pyramide de Maslow : le vital, je le garde ; la souveraineté, je la garde ; le confort, je délègue. »
  • Tenir puis relâcher : « Il faut tenir certains choix techniques, même quand ça crispe les équipes, puis relâcher là où c’est possible. »
  • Toujours regarder loin : « Ma mission est à 2030 : accompagner Dassault Systèmes vers l’économie générative et préparer l’ère post-quantique. »

Mais Arnaud Bertrand ne se contente pas de résister ; il dialogue. Pas question de dévorer l’écosystème : « Il vaut mieux accorder les instruments que dévorer l’orchestre ; Nvidia, comme d’autres, nous montre le danger de vouloir tout jouer soi-même. » Pour lui, la souveraineté numérique est un art culinaire : « La souveraineté, c’est comme la cuisine : elle se prépare sur place. » Aussi rigoureux qu’un protocole réseau, son credo tient en une phrase : « On ne bâtit pas la souveraineté sur des slogans ; on la code, ligne après ligne. »

Q. L’an dernier, votre feuille de route ressemblait à un numéro d’équilibriste. Cette année, vous annoncez déjà « Le Chat » de Mistral AI, l’OKS multi-AZ et même le quantique. Que s’est-il passé ?

R. – « J’ai repris le chantier par les fondations. Chez Outscale, j’appelle ça mes atomes : stockage bloc, stockage objet, réseau, conteneur, orchestrateur, sécurité. Tant qu’un atome vacille, la tour tremble. On a séparé le bloc de l’objet, répliqué l’objet sur trois zones SecNumCloud 3.2, conteneurisé TINA OS et fait sauter le réseau à 400 Gb/s. Une fois la maçonnerie saine, on peut poser les arches sans frissonner. »

Q. Pourquoi qualifier le conteneur de « non négociable » ?

R. – « Parce qu’il n’est plus un étage de luxe, mais l’ossature. Quand vous maîtrisez le runtime nu – Kubernetes, autoscaling, accès root si besoin –, vous maîtrisez la souveraineté. Le reste du décor, chacun peut l’habiller à sa guise ; mais sans l’ossature, la souveraineté n’est qu’un écriteau sur une porte battante. »

Q. Vous avez loué plus de puissance électrique et de bande passante qu’il n’en fallait. N’est-ce pas démesuré ?

R. – « C’est de l’air. Tant qu’on vit à flux tendu, les équipes passent leurs nuits à colmater. En 2022, le stockage réveillait les on-call six cents fois par an ; avec l’espace et l’automatisation, on est tombés à six. Le temps rendu aux ingénieurs nourrit l’innovation, pas la lampe torche. »

Q. Que voyez-vous, très concrètement, au bout du chemin ?

R. – « Deux rendez-vous. D’abord l’économie générative de Dassault Systèmes : dès septembre, “Le Chat” parlera toutes les langues de l’entreprise, sous SecNumCloud, et “La Plateforme” proposera des modèles capables de diviser par deux l’appétit GPU. Ensuite, le quantique : une bêta QaaS fin 2025, puis un processeur IQM installé dans nos data centers en 2026. Et, en coulisse, le chiffrement post-quantique pour éviter la maxime “Harvest Now, Decrypt Later”. »

Q. Sur quoi dites-vous oui ? Sur quoi dites-vous non ?

R. – « Je classe les sujets comme on dresse une pyramide : ce qui protège la donnée – vital –, je garde. Ce qui conditionne la souveraineté – par exemple la passerelle inter-VPC ou la gestion des clés client –, je garde aussi. Le reste – disons, une base SQL confort – peut vivre chez un partenaire de confiance. Mieux vaut vingt briques maîtresses que cinq cents babioles. »

Q. Vous préparez des régions à Houston et Riyad. Comment rester crédible sur la souveraineté ?

R. – « La souveraineté est comme la cuisine : elle se prépare sur place. À Houston, nous opérons sous FedRAMP High ; à Riyad, sous la NCA saoudienne. Même code, mais des clés, des juristes et des ingénieurs locaux. On ne sert pas un cassoulet avec des épices que personne ne contrôle. »

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