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Bruno Vaffier (Cegid) : «Sur des tâches de back-office, on économise jusqu’à 70% du temps»

Par Thierry Derouet, publié le 05 décembre 2025

Cegid veut faire sortir l’IA des POC et des copilotes individuels pour l’intégrer au cœur des processus de gestion et de RH. Facturation électronique, automatisation du back-office, agents capables de traiter des tâches complètes : pour Bruno Vaffier, l’enjeu est de libérer massivement du temps et de transformer en profondeur les métiers, plutôt que d’ajouter une couche de gadgets aux logiciels existants.

Deux jours durant, la nef glaciale du Grand Palais a vibré d’un mélange étrange de fébrilité et d’enthousiasme. Près de 25 000 visiteurs, 500 intervenants, des PDG du CAC 40 et des stars de l’IA étaient venus vendre leurs promesses et conjurer le spectre de la bulle. Dans ce brouhaha de keynotes et de démos, une conversation revient pourtant comme un fil rouge : que fait réellement l’IA aux métiers, une fois passés les slogans ?

C’est précisément le terrain de Bruno Vaffier. Directeur général de Cegid, il dirige un éditeur qui dépasse désormais le milliard d’euros de chiffre d’affaires annuel et équipe plusieurs centaines de milliers d’entreprises, du cabinet d’expertise comptable à la grande organisation internationale. Assis à l’écart de la nef, il commence par rappeler le cœur de son métier : « Nous, Cegid, on construit des logiciels pour aider nos clients à se développer, à mieux fonctionner, explique-t-il d’emblée. En particulier sur les domaines de la finance, de la RH, de la gestion des réseaux de distribution, avec des marchés comme les experts-comptables ou certains verticaux. »

La facture comme catalyseur

C’est là que l’IA, chez Cegid, cesse d’être un sujet abstrait. Pour Bruno Vaffier, la vraie rupture ne tient pas dans un énième copilote, mais dans le moment où l’IA s’enchâsse dans les processus les plus concrets de l’entreprise, à commencer par la finance et la gestion. Et sur ce terrain, un objet concentre aujourd’hui toutes les tensions : la facture.

Dans ce récit, la facture électronique joue le rôle du révélateur. Au moment où la réforme française entre dans sa phase active, Cegid a obtenu sa qualification de Plateforme agréée et a fait le choix d’intégrer cette brique dans toutes ses solutions finance, plutôt que d’en faire une offre à part. La vraie marche, selon lui, vient de la rencontre entre cette obligation réglementaire et la montée en puissance des agents IA. « Les agents d’IA vont pouvoir se saisir de cet objet facture qui maintenant est digitalisé, normé, et donc beaucoup plus facile à manipuler. Donc ça va être une sorte de catalyse, un accélérateur pour l’IA considérable. »

  • Les agents d’IA vont pouvoir se saisir de cet objet facture qui maintenant est digitalisé, normé, et donc beaucoup plus facile à manipuler

    Bruno Vaffier
    Directeur général de Cegid

Une fois la facture numérisée de bout en bout, reliée à un annuaire central, associée à des workflows d’approbation et à des règles de contrôle, elle cesse d’être une simple pièce comptable pour devenir un objet que l’on peut confier à un agent. Réception, contrôles, rapprochements, mise à jour comptable, prévision de trésorerie : autant de tâches où l’IA n’est plus un gadget, mais un rouage.

Sur ces opérations de back-office, Cegid commence à mesurer l’impact. « Cette technologie, elle est prête, affirme-t-il. Elle permet, sur des tâches de back-office un peu répétitives, d’économiser jusqu’à 70 % du temps passé. »

De la saisie au conseil : le temps libéré comme matière première

Derrière le chiffre, l’enjeu devient brutalement concret pour les métiers. Que fait-on de tout ce temps libéré ?

« C’est là que la transformation intervient, poursuit Bruno Vaffier. Évidemment, s’il y a un gain de temps, du temps qui est libéré, de toute manière, qu’est-ce qu’on en fait ? » Chez les experts-comptables, le diagnostic est sans détour. « La saisie de facture, ce n’est pas forcément la chose la plus passionnante, et puis ce n’est pas là qu’il y avait le plus de valeur pour leurs clients, concède-t-il. Alors que faire de la prévision de cash, faire de la stratégie financière, du contrôle de gestion, leur donner un conseil sur la base des informations financières, ça, c’est de la valeur ajoutée. » L’agent IA devient la cheville ouvrière silencieuse de cette bascule : il traite, il rapproche, il relance, pour que l’humain puisse interpréter, arbitrer et décider.

Une technologie « presque prête », une aventure humaine entière

La question de la fiabilité revient comme un refrain. Jusqu’où laisser un agent IA agir dans le système sans contrôle humain systématique ?

« La technologie, elle est presque prête, reconnaît Bruno Vaffier. Elle gardera toujours une marge d’erreur. Donc, déjà l’humain ne sera pas remplacé, les collaborateurs changeront de rôle pour passer dans un rôle de supervision, de vérification, d’apprentissage, d’amélioration en contribuant à l’IA, mais les deux restent totalement complémentaires. »

Pour lui, la rupture ne se situe pas seulement dans le temps gagné, mais dans le déplacement des métiers. Les agents IA prennent en charge une partie de l’administration – factures, dossiers salariés, demandes simples, contrôles de cohérence – et obligent l’entreprise à repenser ses rôles.

« Il y a une aventure humaine dans cette transformation qui est passionnante », insiste-t-il. La formule n’a rien d’un effet de style. Elle résume ce que l’IA ne fera pas : « Ce n’est pas l’IA qui va gérer des plans de carrière, gérer des plans de formation, gérer des plans d’évolution de compétences, repenser l’organisation de l’entreprise pour prendre en compte qu’un certain nombre de tâches à moins forte valeur ajoutée vont être prises en charge par des agents IA. Cette réflexion organisationnelle et de ressources humaines, de gestion d’évolution du capital humain, évidemment que ce n’est pas l’IA qui va le faire. »

C’est là que la DRH, chez Cegid comme chez ses clients, se trouve en première ligne. Les travaux menés avec d’autres acteurs montrent déjà des DRH prêts à recourir à l’IA pour la sélection des CV, le résumé des évaluations, les chatbots internes. Pour l’éditeur, l’enjeu est d’aller plus loin : accompagner cette recomposition du travail où l’agent devient un collègue invisible, et non un simple gadget de productivité.

Régulation, stabilité et adoption

Dans cet environnement mouvant, l’IA ne progresse pas dans un vide juridique. Facturation électronique, TVA, CSRD, ESRS : les sigles s’empilent et les textes évoluent sans cesse.

« On en entend parler tous les jours avec nos clients, confie Bruno Vaffier. Ils ont besoin de solutions pour s’adapter à cette réglementation. » Pas question pour autant de s’ériger contre la norme : « La réglementation, il faut qu’elle apporte de la sécurité. »

Ce qu’il réclame, c’est surtout un cap lisible : « L’important, c’est de la stabilité. Un cadre clair qui définit les limites, dès lors que ça laisse quand même la place à l’innovation… Parce qu’au moins, les entreprises, elles savent comment il faut s’y prendre, ce qu’elles doivent faire, à quoi elles doivent faire attention. » Une condition, selon lui, pour que ces règles deviennent « des catalyseurs de l’adoption » plutôt qu’un prétexte à l’attentisme.

Le « dernier kilomètre » des agents IA

Au fond, la singularité de la position de Cegid tient en une expression qui revient dans la bouche de son dirigeant : le « dernier kilomètre ». « Nous, ce qu’on veut, c’est être un maillon de la chaîne dans cet écosystème », explique-t-il. « ll n’y a pas de succès d’Amazon sans une chaîne logistique absolument impeccable qui livre une commande le soir et le lendemain. »

L’image est transparente. Les grands modèles – OpenAI, Mistral, Claude, Gemini et les autres – jouent le rôle des autoroutes. Les systèmes cœur des entreprises – ERP, SIRH, solutions de facturation, outils métiers – sont les entrepôts et les centres de tri. Le travail de l’éditeur de gestion consiste alors à organiser les livraisons jusqu’au bureau du comptable, du DRH ou du contrôleur de gestion.

« On veut amener les liens jusqu’à l’intérieur des entreprises pour que ça serve vraiment », insiste-t-il. Et il conclut, au sujet de cette couche qui relie les modèles à l’usage métier : « Tout ce chemin qu’il faut faire entre le modèle générique et l’application métier, c’est vraiment la couche clé. Et on pense que ce sera la clé. »

Sous la voûte du Grand Palais, les spots sont aujourd’hui éteints et les stands sont démontés. Mais la question posée par Cegid restera sur le bureau des DSI et des DRH : si l’IA descend vraiment au cœur des métiers de la gestion et des RH, qui organisera ce dernier kilomètre, comment gérer cette « aventure humaine » annoncée, et que fera-t-on, très concrètement, de ces 70 % de temps libéré ?


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