Data / IA

IA, un gouffre environnemental encore plus profond que prévu

Par Xavier Biseul, publié le 23 avril 2025

Après une mise à jour de leurs méthodes de calcul, l’Ademe et l’Arcep réévaluent à la hausse l’impact environnemental du numérique en France. Il représente 4,4 % des émissions nationales contre 2,5 % dans la précédente édition. Les datacenters et l’IA alourdissent ce bilan carbone. Et bien que conscientes du problème, les entreprises et leurs DSI semblent sans réelles solutions face à cette vague.

Le projet Stargate, prévoyant de couvrir les États-Unis de datacenters à grand renfort de milliards de dollars, n’est pas une bonne nouvelle pour la planète. Alors que l’engouement autour de l’IA générative exige de mobiliser toujours plus de puissance de calcul, les grands modèles de langage ont explosé, surtout dans leur phase d’entraînement, ainsi que la consommation énergétique des centres de données qui les hébergent. L’empreinte carbone du numérique est déjà profonde et même plus qu’on ne le pensait. Dans une récente mise à jour de leur étude sur l’impact environnemental du numérique en France, l’Ademe, l’agence de la transition énergétique, et l’Arcep, le régulateur du secteur des télécoms, font amende honorable. Publiée en janvier 2025, leur nouvelle évaluation prend en effet en compte des éléments clés omis dans l’étude de 2022.

Le bilan carbone des poids lourds de l’IA

Dans la précédente édition, les émissions liées aux usages numériques représentaient en 2020 17,2 millions de tonnes équivalent CO2, soit 2,5 % des émissions de la France en 2020. Mais avec la nouvelle méthode de calcul, cette part monte à 4 %, et même à 4,4 % sur les données de l’année 2022, avec 29,5 Mt CO2 éq. Ce qui correspond approximativement au bilan des poids lourds sur nos routes.

Comment expliquer un tel écart ? Tout simplement par un biais méthodologique. L’Ademe et l’Arcep n’avaient jusqu’alors pas pris en compte les datacenters situés à l’étranger. Or, 53 % environ des services numériques consommés en France sont hébergés dans des serveurs exploités hors de notre pays. « Ce qui représente des impacts très loin d’être négligeables. » Effectivement.

Ces émissions numériques « importées » sont d’autant plus lourdes que la production d’électricité en Chine ou aux États-Unis est bien moins décarbonée qu’en France. Notre pays bénéficie d’un mix énergétique plus favorable avec l’apport du nucléaire. « Pour une hausse de 30 % de consommation d’énergie finale, on a une hausse de 70 % des émissions de CO2 », avance l’étude.

Résultat, la part des datacenters dans la mesure de l’empreinte environnementale augmente fortement. Jusqu’alors, 79 % de l’impact du numérique provenait de nos équipements, environ 16 % des centres de données et 5 % des réseaux. Désormais, les terminaux pèsent pour 50 %, les datacenters remontent à 46 % et les réseaux restent stables à 4 %.

L’étude bat en brèche une autre idée reçue concernant les équipements. Ce n’est pas tant l’utilisation des ordinateurs et autres smartphones que leur fabrication – extraction de métaux et de terres rares, eau, énergie… –, qui pèse lourd sur la balance, dans un ratio de 40/60.

11 % de la consommation électrique française

Chaque année, 117 millions de tonnes de ressources sont utilisées pour produire et utiliser les équipements numériques, ce qui équivaut à 1,7 tonne par Français. Au total, le numérique est responsable de 11 % de la consommation électrique française, soit 51,5 TWh. Ce chiffre atteint 65 TWh si l’on inclut la consommation des datacenters situés à l’étranger, mais servant des usages français.

Pour les futures mises à jour de leur étude, l’Ademe et l’Arcep listent, en fin de rapport, les points d’amélioration. Les deux organisations indiquent que l’empreinte « eau » n’est pas mesurée et qu’il est difficile d’avoir des données fiables et actualisées sur le nombre d’équipements, leur durée de vie et leur consommation électrique. Comment, par ailleurs, prendre en compte l’augmentation de la taille des écrans, de la puissance des terminaux ou du temps d’utilisation ?

L’Ademe et l’Arcep revoient leur copie sur les émissions carbone du numérique en France

De même, sur la partie réseaux, un certain nombre d’éléments ne sont pas encore intégrés comme les câbles sous-marins, les réseaux de satellites de télécommunication, les réseaux pour l’IoT (LPWAN), les réseaux locaux (LAN) et sans fil ou les faisceaux hertziens. « Des travaux sont en cours avec l’objectif d’estimer l’empreinte de ces différentes “briques manquantes”. »

En ce qui concerne les usages, l’arrivée des nouvelles pratiques, avec l’IA générative notamment, « risque d’entraîner une explosion de la consommation des datacenters dans le monde. » Ce qui suppose d’insister « sur l’importance de la sobriété, c’est-à-dire la remise en question de la nécessité de ces usages. »

L’IA, la réponse aux techno-solutionnistes ?

Dans le prolongement de l’étude, l’Ademe a publié un « avis » sur le numérique et l’environnement. Une sorte de réponse aux arguments des techno-solutionnistes qui voient dans les nouvelles technologies le remède à tous les maux de la planète, y compris pour lutter contre le réchauffement climatique. Le numérique permettrait, entre autres exemples souvent cités, d’optimiser les flux logistiques ou de gagner en efficience énergétique avec les bâtiments intelligents (smart building).

Pourtant, « le bénéfice environnemental de certaines applications numériques ne peut justifier à lui seul de fermer les yeux sur les risques liés à leur développement rapide ». Et, si « pour certains secteurs économiques, le numérique apporte certes un bénéfice environnemental, il ne doit pas se substituer à des efforts de décarbonation plus profonds ».

L’agence prend l’exemple de l’industrie lourde. « Les gains d’efficacité permis par des solutions numériques existent, mais sont faibles au regard d’autres leviers de décarbonation », comme un changement de mix énergétique, l’intégration de matières recyclées ou la valorisation de la chaleur fatale. Bref, « il n’est pas certain que les bénéfices environnementaux soient toujours supérieurs aux impacts générés par les services numériques ».

Une fois cette clarification faite, l’avis propose quelques pistes pour limiter les impacts environnementaux du numérique. Classiquement, il s’agit d’abord d’allonger la durée de vie des équipements en privilégiant les terminaux reconditionnés et en assurant leur recyclage en fin de vie.

Plus original, l’Ademe préconise de rendre obligatoire le référentiel général d’écoconception de services numériques (RGESN), comme c’est le cas pour l’accessibilité numérique avec le référentiel général d’amélioration de l’accessibilité (RGAA).

Afin de réduire la consommation énergivore de l’IA générative, l’Ademe conseille enfin de privilégier les petits modèles spécialisés plus sobres que les grands modèles généralistes. Ce modèle d’IA frugale « présenterait un triple avantage environnemental, économique et de souveraineté, et permettrait à des start-up françaises et européennes d’améliorer leur compétitivité. » Un vrai cercle vertueux.


Schneider Electric tire aussi la sonnette d’alarme autour de l’IA

Dans son dernier rapport, intitulé Intelligence artificielle et électricité, une approche de la dynamique des systèmes, disponible en anglais et paru en décembre dernier, Schneider Electric propose une projection de la consommation énergétique liée à l’essor de l’IA en modélisant quatre scénarios : Sustainable AI (IA durable), Limites mises à la croissance, Abondance sans limites et Crise énergétique.

Les quatre prédisent tous un accroissement de la consommation d’énergie lié au développement de l’IA jusqu’à 2030, puis divergent ensuite. Pour Schneider Electric, seul le premier scénario, Sustainable AI, semble compatible avec une croissance maîtrisée de la consommation énergétique. Les autres laissent craindre des contraintes plus ou moins fortes à subir.

Le deuxième scénario (Limites à la croissance) envisage l’atteinte de limites au niveau mondial entravant le développement de l’IA. La consommation électrique est certes contenue, mais il n’y a pas assez de ressources pour permettre l’essor de l’IA. Dans le troisième scénario (Abondance sans limites), l’amélioration incontrôlée des performances de l’IA conduit à l’augmentation exponentielle de la consommation d’énergie liée. Enfin, le dernier scénario imagine une crise énergétique due à un manque d’anticipation du développement de l’IA et de la consommation d’électricité associée.

Les quatre scénarios de consommation électrique de l’IA projetés par Schneider Electric.

Seul le scénario Sustainable AI permet donc, selon Schneider Electric, d’aligner l’IA avec les objectifs de frugalité et de maîtrise de son empreinte malgré son fort développement. Dans ce scénario, Schneider Electric est particulièrement optimiste : « L’IA durable évolue pour équilibrer l’efficacité, la frugalité et la durabilité en s’attaquant simultanément au changement climatique et à la prospérité humaine. »

Avec cette projection, Schneider Electric ne remet pas en cause le développement de l’IA et la voit au contraire comme un facteur de développement économique et d’atteinte de nos objectifs en matière de transition écologique. Ainsi, ce premier scénario apparaît comme une approche prometteuse, privilégiant l’efficacité et la frugalité, tout en augmentant de manière maîtrisée et contenue la consommation d’énergie.

Il anticipe que l’inférence dans l’IA générative deviendra le principal consommateur d’électricité, tandis que « l’IA traditionnelle continuera de jouer un rôle crucial dans la progression des efforts de décarbonation dans diverses applications », si tant est que la preuve existe que l’IA y joue déjà un rôle (voir article précédent).

Tous ces scénarios s’appuient sur des travaux scientifiques. Schneider Electric reconnaît malgré tout qu’en comparant les projections de ses chercheurs avec celles d’autres études existantes, des difficultés apparaissent pour obtenir une image claire des prévisions de consommation d’électricité ; la marge d’erreur est réelle. D’autres scénarios auraient pu d’ailleurs envisager une décarbonation de notre société, sans utilisation de l’IA ou avec une utilisation modérée.

Dans la dernière partie de son rapport, Schneider Electric émet une série de recommandations pour embrasser le scénario « Sustainable AI ». L’enjeu est d’abord de travailler sur les infrastructures (énergies renouvelables, techniques de refroidissement de pointe, etc.) et sur les logiciels en optimisant leur efficience et en affinant les performances des modèles d’IA.

Le rapport recommande enfin de travailler de manière plus systémique sur ces enjeux. La gouvernance en entreprise, les normes et certification, et l’éducation et la formation apparaissent comme des éléments clés pour une meilleure maîtrise des décisions en matière de développement futur de l’IA. Rémy Marrone


Ne pas rater le coche de l’IA en entreprise oui, mais à quel prix environnemental ?

L’intelligence artificielle (IA) frappe à la porte des entreprises et elles ne doivent pas rater le coche. C’est le mot d’ordre au sein des DSI. Mais les rapports qui alertent sur l’empreinte énergétique de l’IA sont de plus en plus nombreux. Un sujet préoccupant au sein des organisations, d’autant plus dans un contexte où la CSRD, directive environnementale de l’Union européenne, entre progressivement en vigueur. Par ailleurs, le ROI financier reste encore à prouver. Alors si tout le monde se met à l’IA, le passage à l’échelle se fait en réalité encore attendre.

Pour l’heure, les POC (Proof Of Concept) se multiplient. « On ne peut pas rester en marge », affirme Morgane Dairain, directrice data & architecture d’AVEM groupe, une ETI de 2 000 salariés spécialiste des moyens de paiement. Selon elle, les incitations à déployer des solutions basées sur l’IA afin d’améliorer la productivité viennent de toutes parts, de l’interne comme de l’externe.

Maud Cailly

Pilote du programme Numérique Responsable
Groupe RATP

 La direction RSE est rattachée à la direction financière, donc automatiquement, les deux dimensions économique et environnementale sont présentes au moment des prises de décision sur un passage à l’échelle. »

Même son de cloche chez RTE où Boris Dolley, en charge des stratégies Numérique Responsable et open source, explique l’enjeu pour les métiers. À ce stade, selon lui, il convient surtout de laisser les équipes avancer pour démontrer la faisabilité et le ROI des projets. « Vu des métiers, compte tenu de la contrainte opérationnelle, du besoin de performance et d’optimisation, et donc d’aide de l’informatique pour y parvenir, l’IA est prometteuse, concède-t-il. Les autres approches plus traditionnelles ne sont plus audibles. » Et il estime qu’en tant que responsable Green IT, « pour l’heure, on ne peut pas arriver pour évoquer, à contre-courant de cet engouement, l’empreinte environnementale de l’IA ».

Difficile de jouer les Cassandre

En conséquence, ce référent Numérique Responsable patiente avant de mieux accompagner ses équipes. « Je lâche prise pour que les métiers, qui sont demandeurs d’IA, arrivent à optimiser leur process, reconnaît-il. Il y a de tels investissements partout ailleurs que c’est difficile pour une entreprise comme la nôtre de ne pas se lancer. »

Au sein de plus petites sociétés, c’est le même constat. Par exemple, chez Proxam, Nicolas Jurien de la Gravière, DSI, abonde : « la transition digitale devrait passer par plus d’IA ; on va s’y mettre. » Pour cette PME qui vend des équipements aux professionnels du nautisme, l’enjeu est tout autant d’embarquer mieux le numérique que l’IA.

Boris Dolley

En charge des stratégies Numérique Responsable
et open source chez RTE

« Pour l’heure, impossible d’évoquer, à contre-courant de l’engouement qu’elle suscite, l’empreinte environnementale de l’IA. »

Entre autres, dans ses démarches, Proxam est en train de se doter d’un ERP puissant : « Au cours des consultations menées, les fournisseurs parlent plus d’IA que d’impacts environnementaux. » Le sujet n’est donc pas encore central pour tout le monde alors que de plus en plus de voyants rouges s’allument.

Plus qu’un mauvais pressentiment

Il y a tout de même des entreprises plus matures, où l’heure est à l’inquiétude. « On pressent tout à fait l’augmentation de l’empreinte de l’IT qu’elle va occasionner », estime Boris Dolley. À ses yeux, les équipes internes aussi commencent à avoir conscience du problème : « En regardant la presse, la connexion croissante de datacenters au réseau de transport d’électricité, les collaborateurs voient qu’il y a quelque chose d’énergivore qui est en train de se jouer. »

Il l’anticipe, tout se jouera au moment du déploiement. « Quand on passera à l’échelle, nous allons pouvoir mesurer, donc rapidement se rendre compte de l’impact et arrêter des services le cas échéant, explique-t-il. Cela va aider à rationaliser les services a posteriori. »

L’analyse est la même du côté de la RATP. « Nous avons des enjeux à intégrer l’IA, certaines directions en interne poussent pour adopter ces nouvelles technologies », explique Maud Cailly, pilote du programme Numérique Responsable pour le groupe RATP. Mais pour l’heure, l’évaluation s’avère trop compliquée. « Tant qu’un service n’est pas déployé à l’échelle, nous n’avons pas assez de données pour avoir l’impact du cas d’usage, détaille-t-elle. Il nous faudrait au moins un an d’utilisation. »

Un ROI environnemental comme financier à prouver

Pour Maud Cailly, l’enjeu RSE est directement couplé à l’enjeu financier, et elle n’est pas la seule à le penser. « Si aujourd’hui nous ne passons pas à l’échelle, c’est avant tout faute de preuve suffisante de ROI, avance-t-elle. Laissons les équipes faire un cas d’usage qui marche d’abord ! »

De fait, les intégrations restent pour l’instant à la marge, et la RATP se montre très attentive à ne pas créer de dépenses IT inutiles. « La direction RSE est rattachée à la direction financière, donc automatiquement, les deux dimensions sont présentes au moment des prises de décision, précise Maud Cailly. Et même si la direction financière voit aussi beaucoup d’articles évoquer l’impact environnemental de l’IA, ce n’est pas plus facile de comprendre le ROI environnemental. » En attendant d’y voir plus clair, pour chaque nouveau projet, la direction financière exige un calcul en phase d’étude en amont du déploiement. Les équipes doivent aussi apporter un premier bilan de l’actuelle solution et faire un scénario de ce que pourrait apporter le nouveau projet basé sur l’IA. Les garde-fous sont donc nombreux.

Dans les plus petites entreprises, comme Proxam, les mêmes questionnements existent. « Pour l’instant, à part l’utilisation de ChatGPT pour quelques tâches, on a du mal à voir les réelles finalités pour notre entreprise, estime Nicolas Jurien de la Gravière. Du coup, nous en restons à des applications simples ; ce n’est pas évident de cerner comment l’IA va pouvoir améliorer notre quotidien. »

Pour AVEM groupe, les raisons du non passage à l’échelle s’expliquent par l’enjeu autour des données des entreprises. « On ne passe pas à l’échelle car nos données ne sont pas suffisamment structurées, explique Morgane Dairain. Faire émerger des projets IA oui, mais de là à industrialiser leur intégration, il y a un gap énorme. »

À ses yeux, une majorité d’entreprises se trouvent dans cette situation : « La structuration des données demandée par ces projets IA est conséquente. Il faudrait beaucoup de disponibilité côté métiers et des pôles entiers de data scientists pour y parvenir ! », argumente-t-elle. La prudence s’impose donc. « Il faut tester, comprendre le besoin. Un POC ça marche, mais le passage à l’échelle c’est une toute autre histoire. » Et l’enjeu financier est indissociable des objectifs RSE. « On se doit de maîtriser l’empreinte globale de l’entreprise. Aussi, même s’il n’est pas question de louper le coche, il faudra que les solutions déployées répondent à un vrai besoin. » Une position réaliste, notamment au regard des enjeux réglementaires… À condition bien sûr, à l’heure où la CSRD et le Green deal européen sont chahutés, que l’enjeu écologique reste une priorité à tous les niveaux. Rémy Marrone


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