RH

Michaël Bikard (INSEAD) « Il faut enseigner comment poser les bonnes questions »

Par Thierry Derouet, publié le 03 septembre 2025

Dans un échange avec IT for Business, Michaël Bikard, professeur à l’INSEAD, alerte : l’IA ne transforme pas seulement les outils, elle rebat les cartes de l’apprentissage lui-même. Pour rester dans la course, dirigeants et DSI doivent changer de posture : moins transmettre, plus questionner — et surtout, apprendre à apprendre plus vite que les autres.

“Ce moment me rappelle l’enthousiasme pour l’électricité à la fin du XIXᵉ siècle”, confie Michaël Bikard. Pas une bulle qui va s’effondrer, mais une période d’excès où on électrifiait tout et n’importe quoi : des corsets aux chapeaux, des bains de cure jusqu’au Titanic.
« Dans certaines stations balnéaires, on plongeait les gens dans des bains électrisés, persuadés que c’était bon pour la santé », sourit-il.

Pour lui, l’IA s’inscrit dans cette même logique : fascination, capitalisation, débordements. « Quand une technologie est sexy, elle attire l’attention. L’électricité l’était, l’IA l’est aussi. » Mais il insiste : toutes les innovations ne s’imposent pas au même rythme. L’anesthésie, démontrée en 1846 à Boston, s’est diffusée en quelques années. À la même époque, Semmelweis prouvait qu’il suffisait de se laver les mains avant une opération pour sauver des vies. Sa découverte sera rejetée des décennies. (NDLR : Semmelweis, précurseur de l’hygiène médicale, fut interné de force et ses travaux ne furent reconnus qu’après sa mort.)

« Deux découvertes au même moment : l’une s’impose immédiatement, l’autre est ignorée. Ce contraste m’intéresse : pourquoi certaines idées passent et d’autres non? »

Les erreurs récurrentes des grandes transitions

Michaël Bikard en observe plusieurs, presque systématiques.

La première : écouter trop ses clients existants. « Les early adopters de la nouvelle manière de faire ne sont pas vos clients historiques. Les écouter peut conduire à optimiser pour le passé et non pour le futur. »

Deuxième travers : la fascination pour une grande vision. « Dans un monde incertain, on planifie moins et on expérimente davantage. Regardez le Segway, le Metaverse, Iridium : trois promesses emballantes, trois échecs retentissants. On sous-estime toujours ce qu’on ne sait pas qu’on ne sait pas. » (NDLR : Michaël Bikard fait ici référence au concept d’unknown unknowns, les « inconnus qu’on ignore ».)

Troisième frein : l’inertie organisationnelle. « Les process, la structure, la culture, parfois même les personnes, ne sont pas adaptés à là où il faut aller. Passer d’ingénieurs mécaniciens à ingénieurs logiciels ? Bon courage. » Michaël Bikard cite l’exemple du pneu radial, inventé par Michelin dans les années 1970. Supérieur techniquement, il nécessitait moitié moins d’emplois. « Imaginez, dans une ville comme Akron, Ohio, où tout le monde travaille à l’usine, où les enfants vont à la même école, annoncer qu’on n’a plus besoin de la moitié du personnel. »

Quatrième piège : négliger l’écosystème. « Un seul maillon perdant peut tout bloquer. » Au tout début du cinéma, Pathé l’a emporté sur Gaumont, non par sa technologie, mais en investissant dans les salles de cinéma. Elles étaient rares à l’époque. De même, le Sony Reader était plus avancé que le Kindle et moins cher dans les années 2000. Mais Amazon a gagné en rassurant les éditeurs avec un système fermé.

Enfin, cinquième erreur : mal comprendre la capture de valeur dans le futur. « On peut réussir la transition technique et perdre la bataille économique. IBM a inventé l’architecture du PC, mais c’est Microsoft et Intel qui ont capté la valeur. Kodak a inventé la photo numérique, sans en tirer profit. Aujourd’hui, si l’assemblage automobile devient une commodité, la valeur migrera peut-être vers les batteries, les puces ou le logiciel embarqué. Je ne sais pas. »

Quand les chars rejoignaient la cavalerie

Les blocages sont aussi culturels. Michaël Bikard convoque l’histoire militaire. « Pendant la Première Guerre mondiale, les mitrailleuses et les barbelés s’adoptent vite. Le char, trop neuf, un bateau de guerre sur la terre, on ne savait pas quoi en faire. Alors on l’a rangé… à la cavalerie. Résultat : à Arras, en 1917, les tanks franchissent les tranchées, puis l’armée Britannique envoie les chevaux derrière. Ils sont tous décimés par les mitrailleuses. »

Michaël Bikard : « À l’heure des modèles de langage, la valeur de posséder la connaissance diminue. Celle de poser les bonnes questions augmente. »
Michaël Bikard : « À l’heure des modèles de langage, la valeur de posséder la connaissance diminue. Celle de poser les bonnes questions augmente. »

L’image est brutale, mais éclairante : les organisations inventent parfois l’avenir… et l’enterrent aussitôt. « Kodak a inventé la photo numérique, Google a exploré l’IA avant tout le monde… mais s’est laissée dépasser. »

« La valeur de posséder la connaissance diminue »

Pour Michaël Bikard, le bouleversement touche jusqu’à l’enseignement. « À l’heure des modèles de langage, la valeur de posséder la connaissance diminue. Celle de poser les bonnes questions augmente. »

Il a donc abandonné les cas de 30 pages pour des formats courts centrés sur l’art de questionner. Les étudiants dialoguent avec des protagonistes réels, invités en visioconférence. « Je ne fais pas un cours magistral, j’orchestre une expérience d’intelligence collective. »

Ses exercices consistent à reformuler un problème sous des angles différents, à expliciter ce que chaque question permettrait d’apprendre et à définir les signaux qui doivent mettre fin à une expérimentation. « L’objectif n’est pas d’avoir raison tout de suite, mais d’avoir raison plus vite que les autres. »

Créer… puis capturer la valeur

« Le mythe des “pelles et pioches” de la ruée vers l’or est trompeur », insiste Michaël Bikard. « Ce qui compte, c’est de pouvoir capter une partie de la valeur que l’on crée grâce à un moat. » (NDLR : le moat, terme de Warren Buffett, désigne une barrière à l’entrée défensive : brevets, données propriétaires, effets de réseau, coûts de sortie élevés, intégration forte.)

Stanley Robotics illustre bien le défi de trouver la bonne formule concernant la création de valeur grâce aux nouvelles technologies. Née de l’idée de commercialiser une technologie de conduite autonome au travers d’un robot-valet, la start-up a enchaîné les échecs à Paris, Avignon, puis Roissy. Jusqu’à ce qu’un aéroport secondaire (Lyon-Saint-Exupéry) change la lecture : non un service premium, mais une solution low-cost pour densifier les parkings. « Ils avaient la technologie, mais identifier le bon problème était très difficile. Il a fallu beaucoup d’expérimentation. » Créer de la valeur est nécessaire, mais pas suffisant. Il faut aussi pouvoir en capturer une partie. Autre parabole : la glace. Longtemps, on exportait des blocs découpés dans les lacs de Nouvelle Angleterre. Avec la réfrigération mécanique, toute l’industrie s’est effondrée. « Aucune entreprise spécialisée n’en a vraiment profité aux Etats-Unis. Ce sont les brasseurs comme Budweiser et les transporteurs de viande qui ont capturé la valeur en internalisant la technologie. Certaines industries sont condamnées à disparaître, faute de moat. »

Que doivent en retenir nos DSI ?

Derrière cette grille de lecture, c’est une autre définition du rôle de DSI qui se dessine. Non plus gardien d’un catalogue technologique, mais bien d’orchestrateur d’intelligence humaine.

Transposé à l’entreprise, le message est clair : l’IA met la connaissance à portée de main, mais elle n’enseigne rien si l’organisation n’apprend pas par elle-même. « Moins de plans, plus d’expérimentation. Et accepter l’échec, car trop d’entreprises pensent encore que l’échec est une faute. »


À LIRE AUSSI :

Dans l'actualité

Verified by MonsterInsights