Gouvernance

Stratégie de sécurité américaine : comment Washington met en péril nos choix en matière de cloud, d’IA et de cybersécurité

Par Thierry Derouet, publié le 09 décembre 2025

Vendredi, la Maison-Blanche a publié sa nouvelle stratégie de sécurité nationale et, surprise, c’est l’Europe qui se retrouve dans le viseur : continent « en voie d’effacement », élites accusées, partis « patriotiques » encouragés. Derrière ce texte très politique, une question très concrète se pose pour nous : que devient la souveraineté européenne quand nos clouds, nos IA et une grande partie de notre cybersécurité reposent sur des technologies alignées sur la doctrine de Washington ?

«Les alliés ne menacent pas d’interférer dans les choix politiques internes de leurs alliés. Les États-Unis ne peuvent pas se substituer aux citoyens européens pour décider qui sont les bons ou les mauvais partis. » Quand António Costa, président du Conseil européen, prononce cette phrase à l’Institut Jacques Delors, il ne commente pas un tweet de campagne, mais un document officiel de la Maison-Blanche. À travers ce rappel poli, il dit en creux ce que nous autres, Européens, devons faire sans tarder : cesser de nous comporter comme si l’alliance atlantique nous dispensait d’avoir une stratégie propre, y compris pour l’infrastructure numérique qui fait tourner nos États et nos entreprises. 

Quand la National Security Strategy 2025 nous désigne comme problème

Le point de départ est clair. Vendredi 5 décembre, Washington publie sa nouvelle National Security Strategy (NSS), exercice périodique censé fixer les priorités de sécurité d’une administration : un texte-cadre où la Maison-Blanche expose ses intérêts vitaux, du militaire à l’économique. Cette fois, le document ne ressemble plus à un rapport de think tank. Sous la plume de Donald Trump, il réaffirme la primauté de l’hémisphère occidental, réinterprète la doctrine Monroe et relègue l’Europe au rang de théâtre secondaire. Comme le note Le Monde, les Européens se découvrent « sidérés autant que mis au défi » par un texte qui les prend directement pour cible tout en ménageant la Russie et en concentrant l’essentiel de l’effort stratégique sur la Chine et l’Asie-Pacifique.

L’Europe n’occupe que quelques pages, mais ce sont les plus explosives. La stratégie de sécurité nationale américaine rappelle que la part de l’UE dans le PIB mondial est passée de 25 % à 14 %, puis affirme que ce déclin économique « pâlit » devant un risque plus grave : celui d’un « effacement civilisationnel ».
Le vocabulaire est celui des tribunes d’extrême droite : immigration de masse, censure supposée de la liberté d’expression, « étouffement réglementaire », perte d’identité nationale, démographie en berne. Si rien ne change, avertit la NSS 2025, certains États de l’OTAN deviendront « majoritairement non européens » et le continent sera méconnaissable d’ici vingt ans. Dans la foulée, le texte se félicite de la montée des « partis patriotiques » et annonce que Washington entend « cultiver la résistance à la trajectoire actuelle de l’Europe » depuis l’intérieur même des nations européennes. Les mots ont un poids : ils actent la fin de l’illusion d’une communauté de destin automatique entre Washington et Bruxelles.

Un récit de déclin civilisationnel qui résonne jusqu’à Moscou

Ce qui frappe, dans cette stratégie de sécurité nationale américaine, c’est moins la critique – les Européens ont l’habitude de servir de punching-ball rhétorique – que le renversement des rôles. Pendant que l’Europe est décrite comme un espace de décomposition civilisationnelle, la Russie n’est plus vraiment le cœur de la menace. La NSS 2025 parle de « restaurer une forme de stabilité stratégique » avec Moscou, là où les Européens, eux, continuent de raisonner en termes de défaite stratégique de la Russie en Ukraine. L’ordre symbolique de la guerre froide est inversé : l’adversaire d’hier devient un partenaire avec lequel il faudrait renégocier un modus vivendi, tandis que le vieil allié européen est sommé de corriger sa « trajectoire » intérieure.

À Bruxelles comme à Berlin, on relève très vite que le vocabulaire de la NSS 2025 recycle les obsessions de certains courants radicaux : fantasme de « remplacement » démographique, dénonciation de la régulation comme instrument d’oppression, relecture de la liberté d’expression à travers le prisme des plateformes américaines. Le Monde insiste sur ce glissement : ce que la stratégie décrit comme « censure européenne » n’est autre que la mise en œuvre du DSA, du DMA, bientôt de l’AI Act, l’ensemble des textes qui encadrent les géants du numérique et les systèmes d’IA déployés en Europe. À Moscou, en revanche, on accueille ce texte comme un progrès : pour le Kremlin, voir l’Europe désignée comme problème central de l’Alliance atlantique est tout sauf anodin.

Le message implicite, lui, est très explicite : les États-Unis entendent rester « le pays le plus fort, le plus riche, le plus puissant et le plus prospère du monde » et considèrent que, pour y parvenir, leurs technologies et leurs standards — en particulier en cloud, IA, calcul quantique, biotechnologies — doivent « conduire le monde ». La stratégie de sécurité nationale américaine fait ainsi de la technologie une arme à part entière, au même titre que la puissance militaire et financière.

Pour un DSI européen, cela signifie que les grands fournisseurs américains de cloud, d’IA et de cybersécurité seront de plus en plus pilotés par cette doctrine : ils devront d’abord satisfaire les exigences réglementaires, sécuritaires et géopolitiques de Washington avant de s’adapter, éventuellement, au cadre européen.

Les réponses européennes : indignation mesurée et pragmatisme contraint

Face à cette National Security Strategy 2025, les capitales européennes oscillent entre colère contenue et sang-froid. António Costa trace une ligne nette en refusant toute « substitution » américaine au vote des citoyens européens et en rappelant qu’il n’y a pas de « vraie liberté d’expression » si l’on sacrifie la liberté d’informer aux intérêts d’oligopoles technologiques américains. La phrase vise autant la Maison-Blanche que les grandes plateformes opérant sur le sol européen : le débat sur la souveraineté numérique ne peut plus être dissocié de celui sur l’indépendance politique.

À Berlin, le gouvernement juge que les attaques contre la liberté d’expression relèvent plus de « l’idéologie que de la stratégie ». Mais la voix la plus éclairante pour les DSI est celle de Sinan Selen. Le vice-président du renseignement intérieur allemand ne plaide pas le Frexit de l’OTAN ; il rappelle que l’Europe doit « revoir en permanence ses alliances » et surtout « être capable de proposer des alternatives » aux technologies américaines sensibles, en citant explicitement des solutions d’analyse de données comme Palantir. Autrement dit : tant que les SI européens resteront dépendants de quelques stacks américaines pour la cybersécurité, la lutte contre la fraude, l’investigation ou l’IA, la souveraineté restera un mot plus qu’une réalité.

À Bruxelles, les think tanks sortent vite du ton feutré. Fabian Zuleeg, du European Policy Centre, estime que cette stratégie de sécurité nationale américaine va « enhardir » les partis nationalistes qui travaillent déjà à « creuser l’UE de l’intérieur » et appelle les forces pro-européennes à « se réveiller » : l’Amérique de Trump, dit-il en substance, n’est plus un allié des valeurs européennes, mais un adversaire assumé de la régulation et des libertés fondamentales, telles qu’elles sont conçues sur le continent. En creux, il pose la question qui dérange : peut-on mégoter sur le financement du cloud européen, de l’IA européenne et de la cybersécurité européenne quand la première puissance mondiale explique noir sur blanc qu’elle veut « cultiver la résistance » à notre projet politique ?

Cloud, IA, cybersécurité : ce que la NSS 2025 change pour les DSI

Que l’on dirige un SI de ministère, de banque, d’industriel ou de grande collectivité, la National Security Strategy 2025 n’a rien d’un document abstrait. Elle va peser, de façon diffuse, mais réelle, sur les choix d’architectures cloud, sur les stratégies IA et sur les dispositifs de cybersécurité des grandes organisations européennes.

Sur le cloud d’abord, la stratégie acte la fin de l’illusion d’un espace neutre, où l’on pourrait choisir un fournisseur uniquement à l’aune du coût, de la disponibilité et des SLA. Quand Washington explique qu’il ne portera plus « l’ordre mondial comme Atlas » et que les alliés doivent financer eux-mêmes la majeure partie des capacités conventionnelles de l’OTAN – du renseignement aux moyens de commandement -, il signifie aussi que la protection implicite des infrastructures critiques européennes ne va plus de soi. Les data centers, les régions cloud, les services managés sur lesquels reposent vos systèmes ne sont plus de simples « zones », mais des prolongements possibles de la stratégie de sécurité nationale américaine.

Sur l’IA, le fossé normatif se creuse. D’un côté, l’AI Act impose transparence, gouvernance des modèles, gestion des risques, supervision humaine. De l’autre, la NSS 2025 fustige ce qu’elle perçoit comme un excès réglementaire européen et prépare, côté américain, un cadre unifié qui préserverait la capacité d’innovation des acteurs nationaux. Les grands modèles et les plateformes d’IA utilisés en Europe seront conçus d’abord pour répondre à ce jeu de règles américain, puis adaptés — parfois à la marge — aux exigences européennes. Pour un DSI, cela oblige à traiter la question autrement : non plus seulement en termes de catalogue de fonctionnalités, mais en termes de compatibilité durable avec un droit qui sera de plus en plus conflictuel.

Sur la cybersécurité enfin, la stratégie de sécurité nationale américaine réaffirme la fusion, déjà à l’œuvre, entre secteur privé et appareils de renseignement. Les acteurs américains du cloud, de l’EDR, du XDR, de l’IA de sécurité sont appelés à devenir des capteurs et des relais naturels du système de sécurité nationale. Là encore, la question pour un RSSI européen n’est pas de fustiger ce choix (il est cohérent avec la doctrine américaine) mais de définir jusqu’où il est compatible avec NIS2, DORA, le secret des affaires, voire le secret de la défense nationale. Choisir une solution de cybersécurité américaine pour un opérateur d’importance vitale, ce n’est plus seulement retenir le meilleur outil du marché : c’est accepter que l’architecture, les journaux techniques et les données de supervision répondent, par construction, aux exigences d’un État tiers.

De la sidération à l’action : bâtir une souveraineté numérique crédible

Reste la question essentielle : que faire, concrètement, à l’échelle d’un DSI, face à cette National Security Strategy 2025 ? La première réponse est politique, au sens noble du terme. Il faut arrêter de considérer les arbitrages cloud, IA et cybersécurité comme des dossiers purement techniques. Le choix d’un hyperscaler, d’un SOC managé, d’une plateforme d’IA générative, d’un outil d’investigation de données est désormais, qu’on le veuille ou non, un acte qui engage l’organisation dans un rapport de forces géopolitique. Le rôle du DSI est d’en éclairer les conséquences devant son COMEX : dépendance juridique, exposition réglementaire, capacité ou non à rapatrier des workloads sensibles en cas de choc.

La deuxième réponse est économique : accepter que la souveraineté numérique a un coût et qu’elle se mesure en CAPEX, en OPEX et en temps de projet. Diversifier les fournisseurs, intégrer des opérateurs de cloud de confiance, structurer une vraie stratégie multi-cloud, exiger contrat en main des garanties de réversibilité, financer des alternatives européennes crédibles en analytique et en cybersécurité, tout cela a un prix. Mais ce prix est à comparer à celui d’une dépendance totale à des stacks façonnées par la stratégie de sécurité nationale américaine.

La troisième réponse, enfin, est culturelle. L’Europe aime se raconter comme « puissance normative ». La National Security Strategy 2025 rappelle crûment que cette puissance n’est respectée que tant qu’elle s’accompagne d’une capacité industrielle et technologique. Aligner RGPD, DSA, DMA, AI Act et NIS2 est une chose ; disposer de clouds, de modèles d’IA, de solutions de cybersécurité, de plateformes de données et de socles open source capables d’opérer à l’échelle du marché européen en est une autre. Le fossé entre les deux ne se comblera pas à coups de déclarations de principe, mais en transformant les budgets et les cahiers des charges.

La stratégie de sécurité nationale américaine 2025 ne dit pas aux DSI européens quel fournisseur choisir ni quel schéma d’urbanisation adopter. Elle leur rappelle simplement que, désormais, l’infrastructure numérique est une arme, et que cette arme suit une doctrine qui n’est plus nécessairement la nôtre. À nous de décider si nous continuons à vivre comme si l’ancien contrat atlantique tenait encore. Pour qui conçoit, gouverne ou sécurise un système d’information en Europe, l’heure n’est plus à la sidération. Elle est à l’architecture.


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