

Gouvernance
Souveraineté numérique : 33 recommandations et une question qui dérange
Par Thierry Derouet, publié le 28 mai 2025
Sous la pression d’une « guerre froide technologique » qui se profile, 300 organisations françaises – dont la quasi-totalité du CAC 40 – ont co-signé un manifeste de 33 recommandations pour regagner une souveraineté numérique trop longtemps différée.
“Êtes-vous d’accord pour acheter votre intelligence ailleurs ? » La question, posée par Christophe Grosbost, directeur de la stratégie de l’Innovation Makers Alliance, résonne avec une acuité nouvelle à l’heure où l’intelligence artificielle ne se contente plus de traiter des données, mais commence à orienter les décisions. Longtemps cantonnée à la problématique de l’hébergement et de la souveraineté des infrastructures, la dépendance technologique européenne atteint désormais un seuil critique : celui de la délégation du discernement lui-même. Ce basculement, 300 grandes entreprises, administrations et startups françaises – dont la majorité du CAC 40 – ont choisi de l’acter dans un manifeste structuré en 33 recommandations. Objectif : bâtir enfin les conditions d’une autonomie numérique réaliste, soutenable, et surtout, stratégique.
Ce manifeste, publié le 22 mai, n’est ni un acte politique au sens institutionnel, ni un document incantatoire. Il est conçu comme un outil de réflexion pragmatique, fruit de deux enquêtes conduites auprès de 136 organisations adhérentes à l’IMA et d’une soixantaine de startups technologiques françaises, enrichies par des entretiens qualitatifs et les travaux menés lors du Sommet sur la souveraineté numérique de janvier 2025. « Nous ne sommes pas dans la pétition, personne ne signe rien avec son sang », précise Christophe Grosbost. « Ce n’est pas notre rôle de mettre en œuvre les recommandations. Mais c’est notre responsabilité de signaler collectivement un risque stratégique. »

« Ce ne sont plus seulement nos données ou notre infrastructure qui sont en jeu, c’est notre capacité à décider » — Christophe Grosbost, IMA
(Crédit : José Dos Santos)
La tonalité de l’alerte n’est pas nouvelle, mais elle prend aujourd’hui une résonance particulière. « Les planètes sont plus alignées que jamais », insiste le porte-parole. D’un côté, un climat géopolitique instable, marqué par un changement de leadership aux États-Unis et une redistribution des équilibres dans la tech mondiale. De l’autre, un basculement structurel : « On avait peur que nos données soient accessibles ailleurs, ou que nos accès soient coupés. Désormais, la question est : êtes-vous d’accord pour acheter votre intelligence ailleurs ? » L’IA décisionnelle, selon lui, redistribue les rapports de force. « Ce ne sont plus seulement nos données ou notre infrastructure qui sont en jeu, c’est notre capacité à décider. »
Agir à trois niveaux
Sur cette base, le manifeste propose d’agir à trois niveaux : européen, national et organisationnel. Il suggère, à l’échelle continentale, une politique industrielle fédérée et une union des marchés de capitaux capables de soutenir les champions émergents. À l’échelle française, il plaide pour une commande publique unifiée et un meilleur accès à la commande pour les entreprises technologiques européennes. « Il est incompréhensible que dix départements limitrophes aient chacun leur propre commande. » Enfin, au niveau des entreprises elles-mêmes, l’IMA annonce la création d’une plateforme de transparence des besoins technologiques privés, pour permettre aux startups d’accéder à des marchés souvent opaques.
La mise en commun de données entre acteurs privés, à travers des data spaces respectueux de la propriété intellectuelle, constitue un autre axe opérationnel évoqué dans le manifeste. « On peut, ensemble, créer de nouveaux services numériques à partir de données protégées, utiles pour entraîner des IA ou développer des cas d’usage souverains », explique Christophe Grosbost.
L’ensemble forme une boîte à outils, non un programme contraignant. Mais cette flexibilité n’abolit pas l’ambition : « Le but de ce manifeste, c’est de dire que les changements en cours ne nous laissent que quelques années, pas plusieurs dizaines, pour réagir. »
L’initiative n’élude pas les limites actuelles. Le financement fragmenté reste une faiblesse critique, tout comme la dispersion des acteurs. « Beaucoup de startups françaises sont très fortes, mais elles sont silotées. Elles n’ont pas eu les investissements pour se diversifier. » Le recours à des stratégies de rapprochement, voire de consortiums technologiques, est encouragé : « Créer des offres communes, des packages à plusieurs, c’est une voie à suivre. »
Le constat est partagé, les intentions sont claires. Mais Christophe Grosbost reste lucide : « Ce sont les pouvoirs publics qui doivent montrer l’exemple. Et aujourd’hui, beaucoup d’administrations achètent encore à des acteurs non européens. » Le manifeste, à défaut de transformer à lui seul les règles du jeu, cherche à susciter une accélération. « L’objectif, c’est d’aller plus vite. Les transformations en cours ne nous laisseront pas le luxe d’attendre. » Dans un écosystème technologique européen encore trop morcelé, ce sursaut collectif pourrait ne pas suffire. Mais il offre une prise, un point d’appui. Un point de bascule, peut-être, si d’autres décident de s’en saisir.
33 leviers pour bâtir la souveraineté numérique
Le manifeste pour la souveraineté technologique, rédigé par l’Innovation Makers Alliance (IMA), propose une boîte à outils ambitieuse pour transformer l’intention en action. Conçu comme une synthèse de plusieurs mois de consultations avec les grands groupes, startups souveraines et partenaires institutionnels, ce document appelle à un sursaut collectif à tous les niveaux : européen, national et organisationnel. Et propose 33 leviers.
1. Créer un fonds d’investissement souverain à l’échelle européenne pour soutenir les technologies critiques.
2. Mettre en place un Small Business Act européen pour favoriser les acteurs locaux dans la commande publique.
3. Organiser des filières technologiques souveraines autour de standards communs.
4. Fédérer les marchés européens pour garantir l’interopérabilité technologique.
5. Définir une politique industrielle volontariste sur les technologies stratégiques.
6. Renforcer la coopération européenne sur la souveraineté numérique.
7. Simplifier l’accès aux marchés publics pour les startups souveraines.
8. Créer un « bonus souveraineté » fiscal à l’achat de solutions européennes.
9. Centraliser les appels d’offres technologiques sur une plateforme dédiée.
10. Développer des clauses de réversibilité et d’exportabilité dans les contrats cloud.
11. Soutenir la montée en charge des solutions souveraines par des commandes fermes.
12. Encourager la création de consortiums technologiques souverains.
13. Soutenir les standards ouverts et interopérables.
14. Accompagner la certification de solutions souveraines.
15. Favoriser la formation continue dans les technologies critiques.
16. Soutenir les startups deeptech dans l’IA, le quantique, la cybersécurité.
17. Renforcer les synergies entre startups, grands groupes et universités.
18. Mettre en commun les besoins technologiques via une plateforme privée-publique.
19. Développer des data spaces mutualisés pour l’IA et la cybersécurité.
20. Créer une IA défensive souveraine pour contrer les cyberattaques.
21. Renforcer la cybersécurité des infrastructures critiques avec des solutions européennes.
22. Imposer une assurance cyber obligatoire pour les entreprises.
23. Créer un label de souveraineté pour orienter les choix des acheteurs.
24. Lancer une grande campagne de communication sur la souveraineté numérique.
25. Favoriser la rétention des talents tech par des mesures incitatives.
26. Structurer la diplomatie économique européenne du numérique.
27. Stimuler les achats responsables dans les organisations publiques et privées.
28. Multiplier les projets communs à l’échelle européenne.
29. Développer un environnement fiscal attractif pour les entreprises souveraines.
30. Mettre en place une régulation protectrice des données stratégiques.
31. Adopter des politiques de cloud hybride favorisant les clouds européens.
32. Encourager la mutualisation des infrastructures numériques souveraines.
33. Créer un observatoire indépendant de la souveraineté numérique.
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