

Gouvernance
Vincent Champain (Framatome) : « L’IT doit s’inspirer de l’excellence opérationnelle de l’industrie. »
Par Laurent Delattre, publié le 25 juillet 2025
Dans une filière française du nucléaire qui se relance depuis quelques années sur fond de quête de souveraineté énergétique, l’industriel Framatome, filiale d’EDF, joue un rôle pivot en fournissant les composants clés des centrales et les services indispensables. Une activité qui nécessite une IT à la pointe, maîtrisant les process, les techniques de modélisation et de simulation et les enjeux de cyber. Et restant prête à exploiter les opportunités offertes par l’IA ou le cloud, par exemple.
Entretien avec Vincent Champain Senior executive vice-president digital performance & information technologies (DPIT) de Framatome
Framatome est née en 1958 pour bâtir le parc nucléaire français dans les années 70, avant de faire partie du groupe Areva, puis d’être rachetée par EDF en 2015. La relance des programmes énergétiques partout dans le monde a fait sortir le secteur de son « hiver ».
Avec le plan annoncé en 2022 par le président Macron, la France a lancé le renouvellement de son parc et les acteurs de la filière s’inscrivent à nouveau dans une logique de croissance et de recrutement. Pour Framatome, c’est une nouvelle phase dans l’histoire de l’entreprise qui mène actuellement une vaste transformation digitale pour accompagner cette logique d’expansion. Elle s’inscrit dans un temps long, avec des projets d’EPR2 ou de nouveaux réacteurs mis sur le marché en 2038 et au-delà.
Framatome, entreprise internationale présente en Allemagne, aux États-Unis, en Europe de l’Est et en Asie, entend bien profiter de cette dynamique. Y compris en apportant des services d’ingénierie aux start-up liées aux projets de petits réacteurs modulaires de type SMR. Et bien entendu en travaillant sur la fusion, par exemple dans le cadre d’ITER ; ou encore sur les grands réacteurs, qui fourniront pour encore longtemps l’essentiel de la puissance électrique nucléaire dans le monde.
Comment résumer le rôle que joue Framatome dans l’écosystème nucléaire français ?
Framatome fait aujourd’hui partie du groupe EDF, qui est à la fois un opérateur, c’est-à-dire qu’ils produit et vend l’électricité, et aussi un ensemblier. Quand un programme de réacteur nucléaire est lancé, le groupe s’occupe de tout le projet. Il est aussi le chef de file de la filière nucléaire : s’il y a une vente à l’étranger d’un nouveau réacteur, c’est EDF qui la porte. Nous, Framatome, nous fournissons des composants et des services. Ces composants sont par exemple les systèmes de contrôle-commande, la cuve, mais aussi les assemblages de combustibles. Côté services, il y a bien entendu l’installation, la maintenance ou le remplacement de ces composants sur les sites de production. De plus, nous produisons un certain nombre de services complémentaires, notamment en matière de cybersécurité, également proposés à des entreprises en dehors du secteur nucléaire.
Qu’est-ce qui vous a amené à rejoindre l’entreprise en 2019 ?
J’ai vendu mon premier logiciel quand j’avais 14 ans. Après, j’ai fait des études, mais honnêtement, je voulais surtout faire de l’informatique. Le hasard des choses a fait que quand j’ai commencé à chercher du travail, dans les années 90, c’était l’époque de la data science appliquée à la finance. Cela m’a poussé à rejoindre l’ENSAE, l’école de la statistique et de l’analyse économique, après Polytechnique, car c’était l’endroit où se faisaient les choses les plus intéressantes. C’est ainsi que je me suis retrouvé économiste, non sans lien avec mon rôle aujourd’hui.
Ma carrière a débuté dans le secteur public, où j’ai notamment travaillé sur l’amélioration de performance, la digitalisation et la réduction des coûts : j’ai notamment participé à la création de l’Anssi ou du 4e opérateur mobile en tant que directeur de cabinet. J’ai ensuite rejoint General Electric puis pris la tête de GE Digital Services Europe. J’ai alors été contacté par Framatome qui voulait accélérer sa transformation numérique. Un échange avec son CEO, Bernard Fontana, m’a convaincu de rejoindre le Comex.

” On l’oublie, mais le Digital Twin et la simulation numérique ont été inventés dans les années 70 par le secteur nucléaire, pour ensuite être repris par l’aéronautique et l’automobile. “
Quelle place occupe aujourd’hui l’IT dans votre activité ?
On l’oublie, mais le digital twin et la simulation numérique ont été inventés dans les années 70 par le secteur nucléaire, pour ensuite être repris par l’aéronautique et l’automobile. Framatome a par ailleurs été le premier client français des supercalculateurs Cray – à l’époque au sommet comme Nvidia l’est actuellement – dans les années 80/90. Et le deuxième Cray de Framatome a été utilisé pour faire de l’IA, déjà à l’époque !
Le digital fait partie de l’ADN de Framatome et cela pour deux raisons. D’abord parce que la filière nucléaire française se distingue par son excellence en matière de sûreté. C’est un domaine dans lequel on ne prend pas de risques. Dès que le moindre danger apparaît, on temporise et on refait les calculs.
Notre deuxième usage porte sur les modèles numériques. Pour la moindre pièce, le moindre tube, tous les scénarios de neutronique, de physique doivent être simulés afin de garantir que les composants respecteront les engagements de sécurité. La plus grosse pièce que Framatome produit, c’est le générateur de vapeur – un équipement de 500 tonnes et 35 mètres de haut, avec des tolérances au dixième de millimètre. Et à chaque fois que nous livrons un générateur de vapeur, nous livrons une documentation technique qui représente des dizaines de milliers de pages. Le digital est essentiel pour générer cette documentation, éliminer toutes les incohérences et même répondre aux questions des ingénieurs portant sur ces documents.
Comment se matérialise la sortie de l’hiver nucléaire pour Framatome et sa DSI ?
La filière nucléaire va recruter 100 000 personnes dans les dix années à venir. Rien que chez Framatome, nous recrutons 2 500 personnes par an. Ce sont des soudeurs, des ingénieurs de conception pour créer des composants, des chefs de projets qui vont assurer qu’on délivre tous les composants dans les temps. Dans le domaine du digital, nous avons besoin de data scientists, d’experts en IA appliquée à l’industrie, de chefs de projets spécialistes de l’amélioration de processus métiers ainsi que d’experts en infrastructure, ou des chefs de projets qui vont travailler avec les métiers sur leurs applications. Nous menons par exemple un projet de déploiement de MES, des projets SAP ou encore un énorme projet PLM.
Nous recrutons avec deux atouts que l’on ne retrouve dans aucune autre industrie : d’abord une très forte culture d’ingénieur, ensuite une forte visibilité sur nos marchés. Les mises en service des réacteurs nucléaires EPR de deuxième génération vont se dérouler entre 2030 et 2040, et au-delà. Cela donne une visibilité incomparable à nos nouvelles recrues qu’on ne retrouve nulle part ailleurs dans la conjoncture actuelle et avec la possibilité de travailler sur des technologies uniques et passionnantes.

” Nous recrutons avec deux atouts que l’on ne retrouve dans aucune autre industrie : d’abord une très forte culture d’ingénieur, ensuite une forte visibilité sur nos marchés. “
Y-a-t-il une manière spécifique pour aborder ces grands chantiers ?
Le DSI doit sortir de son silo : le bon cocktail, c’est deux tiers d’amélioration de processus et un tiers d’informatique. Notre action doit avant tout améliorer les processus de bout en bout avec de nouveaux outils, plutôt que d’imposer des solutions informatiques pour résoudre tel ou tel problème ponctuel. C’est absolument nécessaire si on veut avoir une approche industrielle de l’IT. Mon deuxième sujet concerne le développement de nos offres digitales, notamment en cybersécurité. Enfin, ma troisième préoccupation porte sur la performance et les coûts de la DSI en elle-même.
Notre DSI travaille sur trois axes principaux : les applications, les infrastructures et les enjeux liés au bon usage de l’informatique. Il faut les mener de front car le danger est de devenir une tour d’ivoire qui ne s’occupe que des applications et des réseaux sans s’assurer qu’ils soient utilisés de façon efficace.
Nous avons une approche industrielle tirée par l’impact : la technologie est un outil et tout l’enjeu est d’obtenir l’impact souhaité. Pour cela, on doit améliorer les processus, les rendre plus efficaces. L’outil et l’infrastructure ne sont que des moyens, pas une fin. Cela se traduit dans le nom de mon unité : DPIT, pour digital performance and information technologies. Il faut aussi appliquer les méthodes industrielles à la partie IT. Mes équipes doivent être formées aux méthodes industrielles d’excellence opérationnelle alors qu’à l’origine, ce sont plus des experts en technologie. C’est ce que fait notre programme « Efficient together ».
Comment réussir un aussi vaste projet PLM que celui que vous menez actuellement ?
C’est Saint-Exupéry qui disait, si vous voulez construire un bateau, il ne sert à rien de donner des instructions et des outils à vos salariés. Il faut avant tout leur donner envie de voir la mer. C’est pour cela que nous avons structuré le projet PLM en veillant à ce que la gouvernance soit largement portée par les métiers et qu’ils aient envie des progrès apportés en termes de productivité et de standardisation. Ensuite seulement, l’outil contribue à construire cette vision. L’autre point essentiel, c’est l’organisation du projet. Elle doit être mixte – à la fois métiers et IT – car la spécification reste essentielle : il faut avant tout définir les bons processus cibles avant de les paramétrer. C’est un travail qui se fait main dans la main avec des équipes métiers qui ont la connaissance et la vision sur la cible à atteindre, tandis que les équipes IT maîtrisent la partie technique.

” L’IA va participer à ce que l’on appelle « l’ingénieur augmenté », donc accroître les capacités de nos collaborateurs, mais il y a toujours un homme dans la boucle. “
Étant donnée l’importance de la réglementation et des masses de données liées au nucléaire, l’IA va jouer un rôle clé dans les gains d’efficacité de la filière ?
Comme pour tous les outils mis en oeuvre dans la filière nucléaire, l’objectif reste le zéro risque. L’IA va participer à ce que l’on appelle « l’ingénieur augmenté », donc accroître les capacités de nos collaborateurs, mais il y a toujours un homme dans la boucle. Cette approche « human in the loop » est la seule manière de s’assurer qu’on ne crée aucun risque supplémentaire. Un humain reste toujours responsable de chaque geste technique et de chaque exigence.
Pour porter notre stratégie data et IA, nous avons lancé le projet SoGoud : il s’agit de Standardiser les Outils et de rationaliser la GOUvernance des Données à l’échelle de l’entreprise. Nous avons un socle d’infrastructure et une dizaine de cas d’usage en production, et nous sommes en train de généraliser la démarche. Nous recrutons des data scientists, des spécialistes IT de la data ou en IA et des chefs de projets pour accélérer les déploiements. Dans un tel programme, le métier joue un rôle clé et le projet SoGoud va aussi redéfinir le partenariat entre les équipes de la DPIT et celles des métiers.
Quelle place pour la cybersécurité dans cette transformation digitale ? La cybersécurité est un métier clé pour Framatome. Notre rôle est d’assurer à nos clients que les composants que nous lui fournissons ne font courir aucun risque. Or, « le logiciel mange le monde » et tout devient digital : les risques industriels doivent donc inclure les risques cyber. La cybersécurité est aussi un enjeu de qualité. À la base d’un problème cyber, il y a une faille de sécurité et quelqu’un qui veut l’exploiter. Et une faille, c’est un problème de qualité. Sur ces questions-là, ce que nos clients attendent, c’est l’identification des risques existant au sein de leurs systèmes informatiques, la remédiation pour ceux qu’il est possible d’éliminer, et des plans pour réduire les risques résiduels – notamment pour les risques humains.
Nous avons créé une marque experte, Framatome Cybersecurity, afin de proposer nos compétences aux clients du nucléaire et aussi en dehors de ce secteur. C’est aujourd’hui une activité très dynamique. Les acquisitions de FoxGuard Solutions et de Cyberwatch nous ont permis d’étendre nos solutions en termes de gestion et de correction des vulnérabilités. Nous disposons aussi des sondes souveraines d’Allentis. Avec ce portefeuille d’offres, complété de nos compétences internes, nous aidons non seulement nos clients nucléaires, mais aussi les entreprises d’autres secteurs qui font appel à notre expertise. Pour un industriel, un acteur tel que Framatome apporte une garantie de maîtrise des risques et de gestion de la conformité sans compromis…

” Pour un industriel, un acteur tel que Framatome apporte une garantie de maîtrise des risques et de gestion de la conformité sans compromis. “
On imagine mal un acteur du nucléaire, avec des contraintes de sécurité aussi fortes, se lancer dans un « move to cloud » massif ?
La question n’est pas d’utiliser le cloud ou non, mais de l’utiliser correctement, et là où c’est pertinent et possible. Nous n’avons pas de dogme, c’est vraiment en fonction des gains à en tirer. Dans certains domaines, ce n’est pas la bonne solution. Par exemple, pour faire du calcul scientifique à très grande échelle, vous allez tripler vos coûts. Si vous avez une masse critique importante, il est plus efficient d’investir dans un supercalculateur.
Nous restons aussi très prudents vis-à-vis des données coeur de métiers les plus sensibles. Il y a un certain nombre de data pour lesquelles, pour des raisons de sécurité ou de souveraineté, le cloud « international » n’est pas une option. Mais du fait de la législation, nous avons une forte maturité interne en termes de protection des informations. Sans doute beaucoup plus avancée que de nombreuses autres entreprises. De façon native, tous les collaborateurs ont appris à séparer les données selon leur niveau de sensibilité. Le nucléaire s’est ainsi structuré pour avoir un contrôle fort sur ses données. C’est aujourd’hui un atout pour savoir ce qui peut aller sur le cloud, ce qui doit être chiffré, et ce qui doit être conservé en local.
Propos recueillis par ALAIN CLAPAUD / Photos par MAŸLIS DEVAUX
Le monde de l’IT a beaucoup à apprendre de l’industrie

Avant, on distinguait bien l’OT, l’informatique des usines, et l’IT, l’informatique de gestion. Aujourd’hui, tout cela converge. On trouve les mêmes composants d’un côté et de l’autre, et les enjeux de sécurité sont très similaires. D’ailleurs, depuis 2023, Gartner n’utilise plus le terme d’OT.
Mais si le monde industriel apprend du monde de l’informatique, l’IT a elle-même beaucoup à apprendre de l’industrie, dans ses méthodes, ou sa culture de la sûreté de fonctionnement. Rares sont les formations informatiques qui intègrent à leur cursus les méthodes d’efficacité industrielle, Six Sigma et les statistiques de qualité.
Dans l’IT, on retrouve encore beaucoup ce goût de la technique pour la technique. On rencontre souvent d’excellents artisans, mais ce ne sont pas forcément des industriels.
Pour prendre un exemple simple, lorsque le helpdesk est saturé, la solution la plus simple consiste à mettre plus de personnes pour répondre au téléphone. C’est de la plomberie. Alors que raisonner en industriel passe par l’analyse des causes racines : ici, vous allez faire un Pareto, comprendre par exemple que 7 % des tickets sont liés à des demandes de changement de mots de passe. Il devient alors évident qu’il faut mettre en place un outil sécurisé pour résoudre ce problème pour réduire le nombre de tickets.
La méthode industrielle, c’est de chercher ces causes racines (au lieu d’éteindre et de rallumer ce qui ne marche pas, par exemple) pour améliorer les processus, et de pratiquer l’art de l’amélioration continue. Donc créer un système qui évite les crises, plutôt que de mettre plus de moyens pour faire face aux crises…

Parcours de
Vincent Champain
Depuis septembre 2019 :
Senior executive vice-president digital performance & information technologies (DPIT) et membre du Comex de Framatome
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2012 à 2019 :
Directeur des opérations de General Electric France, puis président de GE Digital Services Europe.
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2009 à 2012 :
Conseil en stratégie (McKinsey)
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2007 à 2009 :
Directeur de cabinet au secrétariat d’État à l’Évaluation, à la Prospective et au Développement de l’Économie numérique
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2005 à 2007 :
Directeur financier, directeur SI & développement économique / DGA finances-économieemploi de la ville de Lille
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1996 à 2005 :
Différents postes dans les ministères de la Finance et du Budget, de la Santé et de l’Emploi.
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FORMATION
1996 : DEA stratégie et marketing de l’Université Paris Dauphine
1996 : Diplôme d’ingénieur de l’ENSAE, data science, finance & économie
1994 : Diplômé de l’École Polytechnique, cursus pluridisciplinaire de l’X. Majeure en informatique.