Gouvernance
Fini les KPI, vive les OKR !
Par Alain Clapaud, publié le 15 janvier 2024
Si le management par objectifs est aujourd’hui très commun dans les entreprises, l’approche peine à marier les buts stratégiques de l’entreprise avec ceux de chaque équipe. Venus de la Silicon Valley, les OKR (objectives and key results) apportent une alternative plus collaborative à cette approche hiérarchique.
C’est la méthode de management dont tout le monde parle. C’est à elle que Google devrait son succès… C’est en tout cas celle que tous les coachs agiles cherchent aujourd’hui à diffuser dans les entreprises. La méthode OKR (objectives and key results) est d’une certaine façon la descendante du management par objectifs (MBO) créé par Peter Drucker dans les années 50, puis de l’iMBO (Intel management by objective) élaboré par Andy Grove dans les années 70 chez Intel. Employé par Intel en 1974, John Doerr s’en imprègne et va peu à peu formaliser la méthode connue aujourd’hui sous le nom OKR. Cofondateur de Google, Larry Page va s’emparer de la démarche et ira jusqu’à déclarer que les OKR ont aidé Google à multiplier sa croissance par dix à plusieurs reprises… Ce dont John Doerr se fait d’ailleurs l’écho dans son ouvrage Measure what matters publié en 2018.
Les OKR, une nouvelle manière de fixer des objectifs
Du point de vue du manager, les OKR apportent certaines réponses dans un contexte de grande incertitude du business et d’une évolution de plus en plus rapide des marchés. « L’adoption progressive des OKR par les entreprises va de pair avec un besoin en lisibilité et en réalignement des stratégies dans un contexte désormais VUCA (volatility, uncertainty, complexity, ambiguity), explique Valentine Ferreol, manager de transition chez Citeo. Si l’exercice de construire des objectifs est relativement simple – dès lors que l’on a les idées claires sur ce que l’on cherche à atteindre, sur la place que l’on occupe dans l’écosystème et sur l’impact que l’on cherche à avoir –, la réalité est que la mise en place des OKR reste un cheminement et que c’est un moyen de conduire le changement. Ils emmènent en effet avec eux tous les mécanismes de prise de décision d’une entreprise. Cela va donc beaucoup plus loin que la seule dimension tactique : c’est une démarche de transformation à la fois décisionnelle et managériale », poursuit-elle. Les OKR donnent le cap et rappellent à tous les collaborateurs quels sont les résultats à atteindre, les choix à prioriser, et là où doit porter l’effort des troupes. « On parle beaucoup de remettre du sens dans l’activité des entreprises. Les OKR participent à cela », ajoute la responsable.
Une méthode pour coller au plus près des évolutions
Les OKR viennent corriger certains défauts de la gestion par objectifs classique, une démarche exclusivement descendante dans l’organisation. « La gestion classique est très hiérarchique : le manager fixe des objectifs aux managers en dessous de lui, et ceux-ci font de même avec leurs collaborateurs. L’optique est avant tout la gestion de la performance », rappelle Laurent Morisseau, coach OKR certifié et formateur, auteur de La boîte à outils de la méthode OKR. « Les OKR viennent dans cette lignée, mais sans les travers de l’approche traditionnelle qui peine à monter à l’échelle. Avec les OKR, chaque équipe réfléchit à la façon dont elle peut contribuer aux objectifs stratégiques et propose ses propres OKR. Les objectifs ne sont pas imposés, mais proposés. L’autre différence importante est que l’OKR n’est pas un outil d’évaluation de la performance individuelle, mais d’exécution de la stratégie. Et cela change tout ! »

Pour le coach, c’est bien cette délégation de la prise de décision qui représente la plus grande avancée des OKR. Chaque équipe se voit confier une partie de la responsabilité de la stratégie puisque ce sont les équipes qui décident comment elles vont pouvoir contribuer le mieux à la stratégie de leur entreprise ou de leur département. « Dans le monde IT, des objectifs comme “produire moins de bugs” ou “mettre en production plus rapidement” ne sont pas des objectifs très motivants pour les équipes, ajoute Laurent Morisseau. Ceux qui sont liés au business de l’entreprise sont plus porteurs, notamment “répondre mieux aux attentes des utilisateurs”. Ce type d’objectif fonctionne bien mieux auprès des équipes qui sont au contact de ces utilisateurs, ou de celles qui contribuent à l’élaboration des produits. »
L’autre grande originalité des OKR, c’est leur transparence. Tous les collaborateurs doivent pouvoir consulter les OKR des autres équipes, y compris ceux du Codir. « Leur fonctionnement se basant sur l’alignement des objectifs, chacun doit pouvoir consulter les objectifs des autres », explicite Laurent Morisseau.
Des principes simples… mais complexes à mettre en œuvre
Si le principe de base des OKR est particulièrement simple, leur mise en œuvre ne l’est pas nécessairement. COO d’Ippon Technologies, Geoffray Gruel explique : « Avec les OKR, tout découle des objectifs fixés, et tout va dépendre du niveau de granularité choisi. Or il est assez compliqué de trouver le bon niveau de détail. Nous avons adopté une approche très pragmatique. Dans un premier temps, les objectifs ont été fixés par la direction. Lors de la phase suivante, nous avons laissé les équipes fixer leurs objectifs de manière totalement libre. Puis, par itérations, nous avons ajouté un peu plus d’impulsion de la part de la direction pour arriver à un certain équilibre. » De même, tous les experts s’accordent à limiter au maximum le nombre d’objectifs par équipe. Si Geoffray Gruel évoque un nombre de trois à cinq objectifs – et autant de key results – par équipe, les coachs penchent souvent sur un nombre idéal de un à trois seulement, pour éviter le capharnaüm de la multiplication des OKR. De même, un consensus s’établit sur le fait de définir deux types d’OKR : des OKR stratégiques liés à la transformation de l’entreprise, par exemple ; et d’autres beaucoup plus tactiques avec des horizons de temps différents. Ce qui n’empêche pas que le Codir peut aussi avoir ses propres OKR tactiques, en totale visibilité des équipes.

Pour Guy Lerat, coach agile et OKR, le champ d’application privilégié des OKR, c’est la transformation de l’entreprise, ce qu’elle sera d’ici trois à cinq ans ; raison pour laquelle la démarche doit être soutenue par un sponsor élevé dans la hiérarchie. « Il s’agit de nouvelles ambitions comme, par exemple, déployer l’IA dans les process, ou conquérir le marché asiatique, etc. Il faut se concentrer sur un, deux ou trois ambitions, pas plus, pour que cela soit très clair pour tous les collaborateurs. Le but des OKR, c’est aussi de faire du storytelling sur les objectifs de l’entreprise. À la différence des KPI qui sont des mesures, les key results montrent la voie vers les objectifs que l’on cherche à atteindre, sans nécessairement savoir comment on va y parvenir. » Tout l’art des OKR est de mettre en place des objectifs ambitieux, mais qui restent atteignables pour les équipes.
En pratique, le challenge est élevé pour les managers, qui vont devoir laisser plus d’autonomie à leurs collaborateurs : « Les plus frileux fixent des OKR et ne veulent pas véritablement relâcher leur contrôle. Les OKR sont alors trop descendants. Mais cela fait partie du jeu au début, explique Guy Lerat. On fait ensuite évoluer le modèle en place au fur et à mesure que chacun gagne en maturité. Respecter la théorie à la lettre est une erreur et c’est le rôle du coach de s’adapter à la culture de l’entreprise, tout en maintenant une dynamique dans l’organisation et en gardant une certaine rigueur pour que cela fonctionne dans la durée. »
Trouver l’outillage le plus adapté à son contexte
Pour les coachs OKR, le volet outillage est secondaire dans la mise en œuvre de la méthode. Une petite structure peut se satisfaire d’une feuille Excel ou Google Sheets pour gérer ses OKR. Avec une organisation plus étoffée, le problème du partage et de l’actualisation va se poser. « L’un des pièges est de définir des objectifs en début d’année. On les oublie et on se rend compte en fin de trimestre, puis en fin d’année, qu’on n’y est pas… Il faut amener les OKR dans le quotidien des équipes. À cet effet, les outils ont tous une fonctionnalité de rappel avec, au moins une fois par semaine, un message qui indique aux membres de l’équipe où ils en sont. Le mieux est sans doute d’aller vers des outils intégrés », explique Laurent Morisseau. Les DSI et les start-up digitales seront tentées d’utiliser Jira pour diffuser les OKR dans les équipes, mais bien souvent un tableau blanc type Miro ou Klaxoon peut suffire.
Chez Ippon Technologies, avec un Comex de six personnes, un simple tableau blanc Miro avec un template OKR fait l’affaire. Pour Digipost, les OKR ont été intégrés dans l’outil de dataviz.
Globalement, les outils peuvent être regroupés en trois grandes familles. On trouve d’une part les modules OKR des suites RH – ce que propose Monday.com, par exemple. Ceux-ci présentent l’intérêt d’une bonne intégration avec les données RH, mais aussi une proximité quelque peu trompeuse avec la gestion d’objectifs classique. Autre approche possible, mettre en œuvre les plugins pour les solutions orientées gestion de projet IT comme Jira ou Asana. Enfin, il existe des solutions OKR sur-mesure, mais dont le fonctionnement en silo pose une problématique d’intégration.
Au sein de cette offre, Microsoft occupe une place à part. Son module Viva Goals a été conçu sur la base de la solution OKR d’Ally.io, start-up acquise en 2021. Son intégration à Teams, véritable cheval de Troie dans les entreprises, pourrait bien se révéler un atout décisif. Pour Laurent Morisseau, l’outil OKR n’est en fait qu’une commodité : « L’outil qui sera adopté est celui dont la suite logicielle sera la plus diffusée. » Pour lui, la balance pourrait aussi pencher vers les outils qui embarquent de l’intelligence artificielle : « Beaucoup d’outils intègrent désormais ChatGPT. L’IA vient proposer des objectifs, des initiatives et challenger les équipes. Elle apporte une vraie valeur ajoutée car elle est capable d’ingérer beaucoup de données de contexte et de proposer des objectifs qui viennent contribuer à la stratégie. »
Face à cette promesse d’une stratégie pilotée de façon technologique, les OKR répondent déjà à un besoin de quête de sens de collaborateurs qui veulent être plus impliqués dans le devenir de leur entreprise.
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Valentine Ferreol, manager de transition chez Citeo
L’occasion de remettre en perspective ses fondamentaux

« Citeo a engagé depuis plusieurs années une démarche de pilotage par l’impact et par la valeur. Au-delà d’être un éco-organisme dans le domaine de l’environnement, Citeo avait en effet fait la démarche de devenir une entreprise à mission dès 2020. Mais même dans des organisations dont la finalité est purement financière, la notion de retour sur investissement a progressivement évolué pour prendre en compte d’autres dimensions. Et la question clé est celle du juste équilibre entre, d’une part, cette allocation des moyens, cette mobilisation de ressources au sens large et, d’autre part, la valeur escomptée, le résultat que l’on cherche à atteindre. Finalement, si la stratégie donne le cap, le sens, les OKR et le pilotage par l’impact donnent la boussole qui permet d’orienter les prises de décision. Que ce soit dans le management de transition ou dans mes mandats auprès de conseils d’administration, je me suis rendu compte qu’il était essentiel de remettre en permanence en visibilité et en perspective les fondamentaux : quels sont nos enjeux, à quoi on sert, et qui on sert. »
Maxime du Teil, product operation manager chez PMU
Une mise en place itérative

« Les OKR permettent de faire le lien entre les objectifs stratégiques de l’entreprise et les objectifs tactiques des équipes. Chaque équipe, aussi petite soit-elle, va contribuer à l’objectif stratégique de son entreprise.
Pour engager les équipes, obtenir leur implication sur des objectifs simples, mesurables, atteignables et surtout ambitieux, il ne faut pas dépasser un à deux objectifs et jusqu’à trois résultats clés à suivre par équipe, pas plus.
D’ailleurs, l’outil OKR ne doit pas être utilisé pour gérer le “business as usual”, mais pour atteindre un objectif d’entreprise ambitieux, un objectif de transformation par exemple.
Ma conviction est que tout le monde commet des erreurs lors de la mise en place des OKR et c’est normal. L’idée est de mettre en place, apprendre, modifier et itérer ainsi deux ou trois fois avant d’atteindre le point d’équilibre qui correspond le mieux à la culture de l’entreprise. »
Guy Lerat, coach agile et OKR
Une suite logique de l’agilité à l’échelle

« Les OKR viennent dans la suite logique de l’agilité à l’échelle. Les entreprises ont de nombreuses équipes qui fonctionnent comme des cellules autonomes dans leurs décisions, dans leurs façons de faire. Le problème que pose ce genre d’organisation est que les stakeholders expriment beaucoup de demandes et, alors, les backlogs s’allongent. Tout cela manque parfois de cohérence et d’un fil directeur pour prioriser ces évolutions. L’intérêt des OKR est de simplifier cette problématique et de se focaliser sur ce qui est le plus important pour la stratégie globale de l‘entreprise. »
Geoffray Gruel, COO d’Ippon Technologies
Réconcilier les stratégies locales avec la stratégie globale

« En tant que COO d’une organisation de consulting technologique de 700 personnes sur quatre pays, l’un de mes challenges est de partager notre vision et notre stratégie opérationnelle au niveau du groupe. Cette stratégie doit être assimilée et déployée de manière efficace et globale, et cohabiter avec un management basé sur la prise d’initiative locale, avec l’impérieuse nécessité de rationaliser notre stratégie globale au bénéfice de nos clients et de nos consultants. Dans les faits, nous devions mesurer les progrès du local et du global de manière systémique en harmonisant les initiatives top-down et bottom-up.
Les OKR nous ont apporté trois bénéfices. Ils permettent d’une part de bien rationaliser et prioriser les chantiers stratégiques essentiels (objectives). On peut facilement les découper en résultats concrets à obtenir selon un timing défini (key results). Enfin, on associe aux OKR des objectifs ambitieux que l’on considérera atteints dès les 70 % d’achèvement. Autre avantage, les OKR ne sont pas intrusifs : ils ne perturbent pas l’organisation des équipes ; celles-ci peuvent les assimiler selon leur propre organisation. »
Bertrand Dolbeau, en charge de la direction produit et marketing de Digiposte
Les OKR pour délivrer ce qui a le plus de valeur

« La méthode agile était en application très tôt chez Digiposte, depuis 2015 ou 2016, mais exclusivement au service IT. En 2019, nous avons décidé de faire évoluer notre organisation, de passer à l’échelle. Nous avons alors mis en place une organisation impact team, avec des feature teams. Son objectif n’est pas de développer des fonctionnalités, mais d’avoir un impact sur notre activité. Toutes les parties prenantes doivent pouvoir participer à cette nouvelle organisation, notamment le marketing, le commercial ou les opérations. Pour qu’une telle approche fonctionne, il faut clarifier les objectifs de chacun, avoir un maximum d’impact dans l’action de chaque équipe. Nous avons mis en place un pilotage par objectifs, avec la méthode des OKR.
Trois ans après cette mise en place, nous tirons un bilan extrêmement positif des OKR. Notre organisation fonctionnait très bien au niveau delivery, faisait très bien les choses une fois que celles-ci étaient bien définies, ce que l’on appelait « deliver things right ». Maintenant, nous sommes dans une dynamique « deliver the right thing », avec la capacité de délivrer ce qui a le plus de valeur. Les OKR répondent pleinement à ce type d’approche. »
À lire aussi :
La boîte à outils de la méthode OKR
Laurent Morisseau Éditions Dunod, 2023

