Refondre un SI, accueillir des datacenters, expérimenter l’IA : Icade fait du numérique un terrain d’innovation au service de la ville mixte et durable. Entretien avec Alexis de Nervaux, Chief digital & information officer, groupe Icade

Gouvernance

Alexis de Nervaux (Icade) : « Nous créons le système nerveux de la ville durable »

Par Thierry Derouet, publié le 19 septembre 2025

Chez Icade, Alexis de Nervaux tisse des ponts numériques plus qu’il ne déploie des outils. Amateur d’alpinisme, il a d’abord exercé dans l’entrepreneuriat et le conseil. Il aborde la transformation numérique comme chaque ascension : avec méthode, humilité et un goût prononcé pour le collectif. Son terrain ? Celui du concret, des usages, des liens durables entre humains et systèmes.


Entretien avec Alexis de Nervaux, Chief digital & information officer, groupe Icade


Icade, c’est l’un de ces grands acteurs que l’on croit connaître sans vraiment les identifier. Ni start-up flamboyante, ni géant technologique, mais pilier discret du paysage urbain français. Derrière ce nom, une mission affirmée : concevoir, construire et gérer la ville dans toute sa complexité. Bureaux, logements, équipements publics… Icade se déploie sur tous les fronts. À la fois foncière, promoteur et aménageur, le groupe incarne une forme de continuité dans le changement, fidèle à son ADN public-privé hérité de la Caisse des Dépôts, et résolument tourné vers l’innovation et la durabilité.

Mais c’est surtout avec son plan stratégique ReShapE 2024-2028 qu’Icade entend faire la différence. Quatre grandes priorités : adapter ses actifs aux nouveaux usages du travail, diversifier ses métiers, notamment avec une entrée remarquée dans les datacenters (voir encadré p.24), repenser la ville à l’horizon 2050 autour de la durabilité, de la mixité, de la frugalité… et consolider ses fondamentaux financiers dans un contexte chahuté. Autrement dit, faire moins, mais mieux – et plus vite. Et l’un des acteurs clés, Alexis de Nervaux, n’a pas le profil classique du DSI de grande maison. Passé par l’industrie, l’entrepreneuriat, le conseil, il cultive une vision hybride du numérique, à la fois opérationnelle et stratégique. Rencontre avec un DSI qui aime autant les chantiers que ceux qui les construisent.

Depuis quand êtes-vous chez Icade ?

Je suis arrivé le 1er juillet 2024. C’est une arrivée qui marque un tournant, car, jusqu’à ma venue, la DSI n’avait jamais eu voix au chapitre au sein du Comex. Elle était rattachée à la direction financière. Mais Nicolas Joly, le directeur général d’Icade et le conseil d’administration ont pris une décision forte : créer une direction des systèmes d’information et du numérique indépendante, lui donner une place au Comex et recruter un profil dont la mission est claire : faire de l’IT un levier stratégique de transformation.

Comment présenter la société à ceux qui ne la connaissent que par les panneaux d’affichage ?

Icade, c’est un groupe immobilier créé en 1954, qui repose aujourd’hui sur deux grandes activités : la promotion immobilière et la foncière. Nous sommes le cinquième promoteur national avec environ 5 300 logements produits chaque année – l’équivalent d’une ville comme Chambéry ou Lorient tous les cinq ans. Côté foncière, nous sommes présents dans toutes les grandes agglomérations françaises, avec un portefeuille de 230 actifs représentant un patrimoine de 6,4 Md€.

« Nous n’avons pas vocation à développer massivement en interne, donc il faut adapter nos processus aux solutions du marché, ce qui suppose de sortir d’une logique du sur-mesure historique. »

Vous avez quitté l’industrie pour l’immobilier. Pourquoi ?

Le projet Icade m’a immédiatement parlé : c’est une entreprise qui agit dans le réel. Nous parlons d’infrastructures, de rénovation urbaine. C’est concret, utile, ancré dans les territoires. Ça change des projets purement technologiques qui parfois peuvent sembler hors sol. Et surtout, j’ai senti chez les personnes rencontrées une envie sincère de faire bouger les lignes.

J’ai passé toute ma carrière dans l’industrie, et à titre personnel, j’avais envie de changer de secteur. Sur le plan IT, l’industrie impose souvent une séparation forte entre l’informatique bureautique et l’OT (Operational Technology), avec des risques cyber très spécifiques. C’est complexe à gérer. Rejoindre Icade, c’était aussi explorer une approche plus B to C, notamment via la promotion, avec des applications, des sites web… Cela m’intéressait beaucoup.

Et puis, pour être totalement transparent, dans mon entreprise précédente, la direction informatique a été rebasculée sous la direction financière après le rachat par un industriel autrichien. Ce n’est pas ma vision du rôle de la DSI.

Qu’est-ce qui vous a séduit dans le plan ReShape ?

J’aime la phase de construction où l’on refonde une organisation, où l’on structure et où l’on donne du sens. Ce travail, je ne veux pas le faire seul, mais en collaboration étroite avec toutes les directions métiers. La DISN est une direction transverse : notre rôle, c’est d’infuser cette dynamique dans l’ensemble de l’entreprise. Pour cela, je m’appuie sur 40 à 50 personnes en interne, et à peu près autant en externe, via des partenariats avec des ESN et néo-ESN, selon les expertises nécessaires.

Nous avons mené un diagnostic à 360° dès mon arrivée. Nous avons interviewé plus de 60 personnes, des administrateurs aux utilisateurs finaux, pour identifier les priorités. Ensuite, nous avons mis en perspective ces enjeux IT avec les ambitions de ReShape. Résultat : un portefeuille de 60 projets priorisés en Comex. C’est un plan à quatre ans, ajusté tous les six mois. Rien n’est figé. L’enjeu, c’est d’avancer tout en restant aligné avec les capacités métiers et les ressources disponibles.

Comment facilitez-vous ce lien avec les métiers ?

Nous avons mis en place un rôle de BRM (Business Relationship Manager) par direction métier. Sa mission : dialoguer au quotidien, capter les signaux faibles, s’assurer de l’alignement entre besoins métiers et priorités IT. Ils sont le trait d’union, garants de la fluidité.

Quant à mon lien avec les autres membres du Comex, il est direct, fluide. J’en fais pleinement partie, ce n’est pas un strapontin. On travaille ensemble, on se parle souvent hors réunions formelles. Et surtout, on se challenge dans un climat de confiance. C’est une particularité d’Icade : le Comex actuel a été construit avec cette logique d’ouverture, de dialogue, d’intelligence collective.

« Je crois beaucoup aux projets transverses. Un architecte réseau, par exemple, peut très bien contribuer à un projet d’IA. Ce regard extérieur est précieux. Nous fonctionnons beaucoup sur le volontariat. »

Côté SI, quels ont été vos premiers constats lors de votre arrivée ?

Lors de mon arrivée, j’ai écrit un rapport d’étonnement, comme on dit. Dans l’immobilier, les choix sont limités côté outils métiers : peu d’éditeurs, peu de solutions verticales. On se retrouve avec des outils parfois vieillissants, souvent on-premise, et avec des capacités d’évolution restreintes.

Migrer vers des versions cloud ou SaaS est donc à la fois un défi technologique, et un enjeu de compétences. Nous n’avons pas vocation à développer massivement en interne, donc il faut adapter nos processus aux solutions du marché, ce qui suppose de sortir d’une logique du sur-mesure historique.

On ne peut plus raisonner en termes de tout cloud ou tout on-premise. Il faut de l’hybride. Et c’est là, je pense, que la taille d’Icade joue un rôle clé. Nous avons une certaine agilité. Contrairement aux géants du CAC 40 que j’ai pu fréquenter, où tout prend beaucoup de temps, ici, nous avons la capacité à décider rapidement. Cela permet d’ajuster les choix technologiques au cas par cas, selon les besoins métiers, les ressources, les opportunités.

Par exemple, et comme toutes les entreprises, nous avons du legacy : des ERP, des outils développés en interne, des versions on-premise. On ne repart jamais de zéro. La clé, c’est la stratégie et l’accompagnement. Soit on sécurise en migrant vers le cloud, soit on cherche des solutions SaaS. Mais tout cela suppose des compétences, de l’investissement, et du courage managérial. C’est plus simple de laisser tourner un ERP vieillissant que de lancer une refonte. Mais ce n’est pas pérenne. Nous avons ici la chance d’avoir le soutien du Comex et les moyens d’agir.

La transformation digitale, n’est-ce pas un terme devenu galvaudé ?

Je pense que tout dépend du niveau de maturité de l’entreprise. Chez Icade, la direction informatique est récente, elle était auparavant rattachée à la direction financière. Il y a donc un retard à rattraper, notamment sur des sujets SI fondamentaux. Pour nous, la transformation digitale reste une réalité, pas un concept. Et surtout, au-delà de la transformation elle-même, il s’agit d’apporter de la valeur aux métiers.

Je crois beaucoup aux projets transverses. Un architecte réseau, par exemple, peut très bien contribuer à un projet d’IA. Ce regard extérieur est précieux. Nous fonctionnons beaucoup sur le volontariat. Et une fois que la dynamique prend, d’autres suivent. Le sujet n’est pas de casser la routine pour casser, mais de donner du sens. Passer d’une logique de tâches à une logique de création de valeur. Et cela passe par des projets où chacun peut contribuer, même hors de son périmètre.

Comment abordez-vous la dimension utilisateur final, notamment côté promotion ?

La frontière entre usage personnel et professionnel a quasiment disparu. Les utilisateurs attendent partout la même qualité de service et d’expérience, et peu importe le domaine. Or, nous ne sommes pas un pure player du digital. Cela implique de trouver des solutions modernes et efficaces. Nous travaillons beaucoup avec Urban Odyssey, notre start-up studio, pour identifier des outils innovants, que ce soit pour nos clients ou pour nos collaborateurs. Lokimo, par exemple, est une application que nous utilisons, entre autres, pour diagnostiquer la biodiversité à l’échelle de la parcelle.

« Au sein de la DISN, nous veillons à créer des environnements propices à la collaboration. Je crois beaucoup à l’intelligence collective, à la diversité des profils, au mélange des générations. »

Et concernant vos obligations ESG et réglementaires, comme la CSRD ?

Ce n’est évidemment pas une option. Nous avons publié notre premier reporting CSRD cette année. Et nous savons que c’est un chantier de fond, long, complexe. Pour l’instant, beaucoup de choses se font sur Excel, mais nous réfléchissons à automatiser, à structurer les flux de données. Et bien sûr, nous faisons le lien avec l’IA et la data. L’idée est d’en faire un levier, pas une contrainte.

L’IA est-elle déjà en cours de déploiement ?

Oui, mais avec prudence et pragmatisme. On entend tout et son contraire sur l’IA. Moi, je pense qu’il faut accepter de ne pas tout savoir. L’important, c’est le chemin, pas forcément le sommet. Nous avons identifié une trentaine de cas d’usage avec les directions métiers. Quatre sont aujourd’hui en cours de développement : communication, RH, foncière et promotion. Si ça ne fonctionne pas, on arrête. L’idée, c’est de se tromper vite, et de tirer des enseignements. Ce n’est pas grave de se tromper, à condition de ne pas se tromper trop longtemps.

Pour réussir, nous avons mis en place une task force, avec des représentants de toutes les directions métiers. Nous organisons des ateliers, nous priorisons les cas d’usage selon leur impact et leur réplicabilité. Nous évitons les gadgets et visons l’utile. L’IA bureautique est aussi un gros sujet. Aujourd’hui, certains collaborateurs utilisent les solutions librement accessibles. Nous les sensibilisons aux risques, surtout liés à la donnée. En parallèle, nous testons des solutions internes et planifions un déploiement outillé et encadré.

Sur l’axe de la gouvernance de la donnée, nous avons recruté un chief data officer début avril. Il a pour mission de construire la feuille de route IA/data et de structurer cette gouvernance. L’idée est de fiabiliser, qualifier, tracer la donnée pour qu’elle devienne un actif exploitable. C’est essentiel pour tirer profit de l’IA ou répondre aux obligations ESG, par exemple.

La donnée est aussi critique pour aller vers le bâtiment intelligent ?

Nous travaillons sur plusieurs projets en partenariat avec Schneider Electric, notamment pour leur futur siège. Il s’agit d’intégrer des capteurs, de remonter les données d’usage, d’optimiser la consommation énergétique… Tout cela s’inscrit dans notre logique ESG. Fournir aux locataires une vision claire de leur consommation, les aider à mieux utiliser leurs espaces, c’est une forme de service à valeur ajoutée. Et évidemment, cela mobilise la data, encore une fois.

Le sujet de la data nous oblige aussi en termes de cybersécurité, encore plus avec le développement de l’IA. Nous avons une organisation claire : la direction des risques (DARCCI) pilote la fonction avec un RSSI dédié. De notre côté, nous gérons la sécurité opérationnelle au sein de la DISN. Ce modèle fonctionne bien. Mais il faut toujours garder à l’esprit que chaque nouvel outil est une porte d’entrée potentielle.

« On entend tout et son contraire sur l’IA. Moi, je pense qu’il faut accepter de ne pas tout savoir. L’important, c’est le chemin, pas forcément le sommet. »

À vous entendre, cette transformation digitale est surtout une question d’attitude ?

Oui, je le crois. La technologie n’est pas l’enjeu en soi. Ce qui compte, c’est comment on s’en sert. Il faut des gens malins, curieux, transverses, pas des technos obsédés par la perfection du code. Aujourd’hui, tout va très vite. Il faut être capable de vulgariser, de simplifier des choses très techniques. Le succès vient de là. Si on pense à l’IA bureautique par exemple, le sujet qui concerne le plus grand nombre et le plus sensible aujourd’hui, c’est déployer Copilot. Cela n’a rien de technique en soi. Mais le faire intelligemment, efficacement, en garantissant la sécurité, la formation, la compréhension des usages… c’est un vrai défi.

Du coup, il ne s’agit pas juste de recruter des talents brillants, mais des personnes capables de s’intégrer dans une équipe, avec de bons soft skills. C’est rare. Et au sein de la DISN, nous veillons à créer des environnements propices à la collaboration. Je crois beaucoup à l’intelligence collective, à la diversité des profils, au mélange des générations. Et parfois, c’est une collaboratrice de 57 ans, là depuis 30 ans, qui s’approprie le mieux les nouveaux outils, et qui en tire le plus de valeur.

Votre expérience personnelle vous aide-t-elle dans cette approche ?

Oui, je pense. J’ai un passé de geek. J’ai monté mon premier PC à 12 ans, avec mon frère. J’ai eu une start-up dans le jeu vidéo. Je fais de la plongée en apnée, du rallye raid à moto, de l’alpinisme. J’aime l’inconnu, sortir de ma zone de confort. Et l’IA par exemple aujourd’hui, c’est un peu ça : un territoire inconnu. C’est ce qui me motive.

Propos recueillis par THIERRY DEROUET
Photos : MAŸLIS DEVAUX


Icade, propriétaire foncier… et acteur des datacenters

Avec le plan ReShapE 2024 – 2028, Icade franchit un cap stratégique : faire de ses fonciers une plateforme de diversification. Parmi les nouveaux usages identifiés comme moteurs de croissance figure l’accueil de datacenters, une activité en plein essor, rendue possible par la situation géographique privilégiée de ses parcs tertiaires, notamment sur la zone d’Orly-Rungis ou aux portes de Paris. « Nous sommes dans une position unique pour capter cette nouvelle demande », explique Alexis de Nervaux.
En tant que propriétaire foncier, Icade ne s’avance pas comme opérateur technique, mais comme aménageur, facilitateur et hébergeur d’infrastructures numériques lourdes. « Nous travaillons avec des partenaires industriels spécialisés, comme Equinix. Notre rôle, c’est de préparer les fonciers, garantir les raccordements et la puissance électrique, intégrer les projets dans une logique d’urbanisme responsable. »
Ces implantations font partie d’un virage plus large vers une ville mixte, numérique et sobre, où cohabitent logements, bureaux, logistique légère, résidences services… et serveurs. Une vision à long terme qui répond autant aux besoins de la tech qu’aux exigences ESG du groupe.

Parcours de
Alexis de Nervaux

Depuis juillet 2024 :
CDIO groupe chez Icade

2018–2024 :
CDIO groupe chez Terreal

2008–2017 :
Chez Saint- Gobain, responsable transformation digitale, puis CDO/DSI EMEA de Saint‑Gobain Abrasives

2006–2008 :
Chez Total E&P France & Afrique, responsable transformation digitale

2004–2006 :
Chez KPMG/CGI Consulting, consultant achats et transformation digitale

2002–2004 :
Chargé de projet intranet chez TechnipFMC France

2000–2002 :
Cofondateur d’EGZone, une agence de communication web
–*–
FORMATION
Bachelor of Business Administration en commerce international et marketing, University of Florida (1998)
Master of Science – Internet Business & Technologies, San Francisco State University (1999)


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