Omnibus vs CSRD : la loi recule, la data ESG s’impose. Une transparence climatique avec moins d'obligation mais plus d'attentes auditables

Gouvernance

CSRD : quand la règle cède et que l’enjeu reste

Par Thierry Derouet, publié le 18 décembre 2025

Bruxelles a opéré un virage décisif en resserrant le champ d’application de la CSRD aux seules grandes entreprises. Mais dans une économie où l’accès au marché se joue désormais sur la transparence climatique, alléger la loi ne dissipe en rien les attentes. Tandis que la réglementation s’assouplit, les exigences prennent racine ailleurs, déplacées mais toujours vivaces. Explications.

Il y a dix ans, l’Europe avait posé un premier cadre avec la NFRD (Non-Financial Reporting Directive). En France, sa déclinaison – la DPEF (Déclaration de performance extra-financière) – avait habitué les grandes entreprises à raconter leurs impacts avec méthode : politiques, risques, indicateurs, cohérence d’ensemble. Une culture s’était installée.

Avec la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive), adoptée en 2022, l’Europe voulait passer à une nouvelle étape : une comptabilité extra-financière complète, pilotable, comparable. Thierry Breton, alors commissaire européen au Marché intérieur, parlait d’une « transparence systémique », et Mairead McGuinness, commissaire européenne aux Services financiers, à la Stabilité financière et à l’Union des marchés des capitaux, évoquait un « langage commun indispensable au marché intérieur ».

Une question de données et de référentiel

Lorsque la CSRD a été adoptée, elle n’a pas tant bouleversé qu’élargi l’exercice : double matérialité, audit obligatoire, taxonomie numérique en XBRL (eXtensible Business Reporting Language), normes ESRS (European Sustainability Reporting Standards)… L’ambition était claire : sortir du narratif, entrer dans la donnée.

Cette ambition reposait sur les ESRS, un bloc normatif aussi dense qu’inédit. Leur première version ressemblait moins à un cadre qu’à une cartographie intégrale de l’entreprise : plus de mille points de données, des dizaines d’exigences qui mêlaient chiffres, récits, méthodes et plans d’action. Les organisations découvraient soudain un reporting découpé au scalpel, datapoint par datapoint, où chaque information devait être balisée en XHTML/iXBRL, comme si la durabilité devenait une langue que les machines devaient lire avant les humains.

Et derrière cette architecture, certaines normes révélaient leurs angles vifs.

Le climat, dans E1, demandait de relier les émissions internes à celles de la chaîne de valeur comme si l’entreprise pouvait, du jour au lendemain, dérouler l’ensemble de sa topographie carbone. La pollution, dans E2, exigeait une précision que peu d’outils industriels sont capables de fournir. Même le social, avec S1 et S2, demandait une finesse de segmentation des effectifs et des sous-traitants que les systèmes RH n’avaient jamais pensé devoir produire.

Des seuils de déclenchement à la hausse

Ce n’était pas une question de bonne volonté. C’était un choc d’échelles. Les ESRS avaient été conçus comme une matrice idéale – un modèle de données complet, cohérent, presque géométrique – et ils arrivaient dans un monde où la réalité est faite de systèmes hétérogènes, de processus anciens, de données incomplètes.

Ce paysage devait s’étendre, devenir une normalité européenne. Puis, en quelques mois, tout s’est contracté. En février 2025, la Commission européenne propose de ne plus retenir que les entreprises de plus de 1 000 salariés, assorties d’un seuil financier (50 M€ de chiffre d’affaires net ou 25 M€ de total de bilan). En juin, le Conseil ajoute un seuil plus strict de 450 M€ de chiffre d’affaires net. Et le 13 novembre, le Parlement européen parachève le mouvement : seules les entreprises dépassant 1 750 salariés et 450 M€ de chiffre d’affaires net resteraient juridiquement tenues de publier un rapport de durabilité complet, avec la possibilité pour les États membres de retirer du champ, dès 2026, les organisations de moins de 1 000 salariés.

Pour les groupes non européens opérant dans l’Union, le principe est acté : ils devront répondre aux mêmes exigences à partir d’un seuil de 450 M€ de chiffre d’affaires réalisé dans l’UE, sous réserve des précisions qui sortiront du trilogue.

On pourrait y voir un recul politique. Ce serait mal lire la situation. Car pendant que les seuils montaient, les entreprises, elles, avançaient. Leur logique n’est plus administrative : elle est économique. On ne désapprend pas une culture.

Solène Garcin-Charcosset, Directrice Conseil ESG/Carbone chez Tennaxia, l’exprime sans détour : « Les entreprises qui publiaient déjà sous NFRD ou DPEF sont trois fois plus nombreuses que celles qui resteront soumises à la CSRD. Elles ne vont pas revenir en arrière. »
Cette phrase résume ce que montre leur étude 2025 : même “exemptées”, 96 % de ces entreprises avaient déjà lancé les travaux – gouvernance, double matérialité, empreinte carbone – et 83 % d’entre elles annoncent qu’elles continueront de publier un rapport ESG, souvent en basculant vers le futur référentiel VSME (Voluntary Sustainability Reporting Standard for SMEs). Autrement dit : la dynamique est installée, et l’arrêt de l’obligation ne provoque pas l’arrêt du mouvement.

Pourquoi persister quand la règle recule ? Parce que la CSRD n’est plus, pour ces entreprises, un simple exercice de conformité. Elle est devenue un passeport pour accéder au marché : banques, investisseurs, assureurs, agences de notation, grands donneurs d’ordre, clients… tous exigent des données fiables, comparables, auditables. La pression vient de l’économie réelle, pas de Bruxelles.

Solène Garcin-Charcosset

Directrice Conseil ESG/Carbone, Tennaxia

Les entreprises qui publiaient déjà sous NFRD ou DPEF sont trois fois plus nombreuses que celles qui resteront soumises à la CSRD. Elles ne vont pas revenir en arrière. »

La pression des grands donneurs d’ordres s’allège

Le VSME élaboré par l’EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group), s’inscrit dans cette logique. Pensé dès l’origine pour les PME volontaires, il était au départ un standard de simplification pour les entreprises qui n’auraient jamais été dans le champ direct de la CSRD. Avec Omnibus, il change de statut : il devient la colonne vertébrale du reporting volontaire. Un standard plus léger, mais structuré ; des définitions clarifiées ; un périmètre cohérent ; une architecture compatible avec la taxonomie numérique européenne. Et, surtout, un rôle politique inattendu : celui de socle de référence pour toutes les entreprises qui choisissent de rester dans le jeu de la transparence sans y être juridiquement forcées.

Car une autre réforme majeure d’Omnibus se dessine en parallèle : le Value Chain Cap. Jusqu’ici, les grandes entreprises pouvaient exiger de leurs fournisseurs – parfois de très petites structures – des volumes d’informations sans rapport avec leurs capacités : questionnaires ESG interminables, indicateurs impossibles à produire, justificatifs introuvables. La chaîne de valeur devenait un exutoire des obligations CSRD.

Le Value Chain Cap met un terme à cette dérive. Le principe est simple : une entreprise soumise à la CSRD ne peut plus demander systématiquement à un fournisseur de moins de 1 000 salariés des informations excédant ce qui est prévu par les standards de durabilité applicables aux PME, en particulier le futur VSME. Les entreprises en dessous des seuils CSRD obtiennent explicitement le droit de refuser des demandes de données jugées disproportionnées. Les donneurs d’ordre, eux, sont invités à s’appuyer d’abord sur les informations déjà disponibles, et à ne solliciter des données supplémentaires que de manière ciblée.

Pour les PME, c’est une protection. Pour les grands groupes, une obligation de revoir les pratiques : réécriture des portails fournisseurs, refonte des processus d’évaluation, recalibrage des méthodes d’estimation du scope 3, justification de la proportionnalité des demandes adressées aux petites structures. Il ne sera plus possible de transférer mécaniquement vers la chaîne de valeur la complexité technique d’un reporting qui relève, d’abord, du donneur d’ordre.

Le Value Chain Cap n’allège pas la CSRD : il clarifie le partage des responsabilités et impose une discipline – demander moins, mais demander juste.

Mais ça change quoi au juste pour les DSI ?

Du côté des DSI, l’enjeu n’a jamais été seulement de produire un rapport, mais de rendre la donnée de durabilité exploitable. L’obligation de publier en XHTML / iXBRL implique des flux normalisés, des taxonomies mises à jour, des chaînes de responsabilité internes, des contrôles, des rapprochements entre données financières et extra-financières. Les normes ESRS ont été construites pour fonctionner comme un data model complet, pas comme un simple canevas narratif.

Antoine Michaux, responsable de la stratégie et de la durabilité chez IBM France, le soulignait déjà en juin dernier : « Les entreprises avancent dans le brouillard, mais elles avancent. Elles ont investi, elles ont structuré leur collecte de données, elles ont formé des équipes. Ce n’est pas pour tout annuler du jour au lendemain. »
Et le même ajoutait que « La CSRD est autant un outil de pilotage qu’un carcan réglementaire : un moyen de mieux comprendre sa chaîne de valeur, de mesurer ses risques, de documenter sa trajectoire climatique. »

Reste un point clé, souvent oublié dans le débat sur Omnibus : le report des normes sectorielles ESRS, qui devaient initialement être publiées autour de juin 2024 avant d’être repoussées à 2026. Ces standards étaient pourtant présentés comme la pièce maîtresse de comparabilité : ceux qui permettent, dans un même secteur, de parler un langage commun et de mesurer des enjeux homogènes.

Antoine Michaux

Responsable stratégie & durabilité, IBM France

Les entreprises avancent dans le brouillard, mais elles avancent. Ce n’est pas pour tout annuler du jour au lendemain. »

Pascal Durand, rapporteur de la CSRD au Parlement européen, comme Sven Giegold, alors député européen du groupe des Verts/ALE engagé sur les questions de finance durable, avaient tous deux insisté sur leur rôle structurant : sans normes sectorielles, disaient-ils en substance, la comparabilité restera limitée, quel que soit le nombre de datapoints retenus. Leur report crée donc une zone d’ombre : on ignore encore si ces normes reviendront dans leur forme initiale, ni comment elles s’articuleront avec la simplification des ESRS transversaux. L’EFRAG doit présenter début décembre une nouvelle feuille de route, mais rien n’est stabilisé à ce stade.

Au fond, rien d’essentiel n’a changé : la règle recule, mais la responsabilité demeure. Les entreprises peuvent sortir du périmètre juridique, elles ne sortiront pas du périmètre économique. Le reporting n’est plus seulement un exercice réglementaire ; c’est devenu un langage de crédibilité. Et qu’on l’appelle CSRD ou VSME, qu’on y entre par obligation ou par volontariat, la demande reste la même : prouver ce qu’on mesure, mesurer ce qu’on promet. Le reste est affaire d’écriture législative. L’enjeu, lui, ne bouge pas.


Une planète, deux doctrines : le grand écart mondial du reporting climatique

La comparaison internationale est saisissante. Aux États-Unis, l’administration Trump a entrepris d’alléger la règle climat de la SEC (Securities and Exchange Commission), réduisant la portée et le caractère obligatoire du reporting climatique fédéral. À l’inverse, la Chine suit un mouvement presque symétrique : le ministère de l’Environnement (MEE) impose déjà aux secteurs les plus polluants des obligations de divulgation renforcées, et les bourses de Shanghai, Shenzhen et Pékin ont rendu obligatoires, en 2024, des reporting climat alignés sur l’ISSB pour plusieurs centaines de grandes sociétés cotées. La SASAC, qui supervise les groupes publics, a même commencé à intégrer des indicateurs climat et ESG dans leurs critères d’évaluation.
Deux modèles qui s’éloignent, et un contraste qui rappelle une évidence : l’Europe n’évolue pas dans un vide réglementaire.

Ironie du moment : alors que Washington allège son cadre, les groupes américains opérant dans l’Union européenne restent soumis aux exigences de la CSRD, même révisée — dès lors qu’ils dépassent les seuils d’activité dans l’UE.


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