Entretien avec Sacha Lukic, DSI du Groupe Apave

Gouvernance

« Le numérique, c’est l’opportunité stratégique de l’industrie »

Par François Jeanne, publié le 22 mars 2024

L’informatique industrielle, c’est le monde de la rigueur et de la précision, et c’est ce qui plaît tant à Sacha Lukic. Pour l’Apave, il a mené à bien la mise en place d’un core model qui rapproche, au sein du même SI, les métiers historiques du groupe. Et pour relever les prochains défis de la sobriété ou de la souveraineté numérique, il puise dans son vécu d’entraîneur de basket les bonnes idées pour faire jouer les synergies entre les experts de son équipe.


Entretien avec Sacha Lukic, DSI du Groupe Apave


Le Contexte : L’Apave

L’entreprise est née en 1867 à l’initiative d’industriels locaux qui, avec l’essor notamment de l’industrie du textile, ont proposé de s’occuper de garantir la sécurité des personnes et des biens. Apav sans le « e » à l’époque, était l’acronyme de « Association alsacienne des propriétaires d’appareils à vapeur ». Le « e » est apparu en 1949 pour tenir compte des nouveaux risques liés à l’usage des machines électriques. Aujourd’hui, le groupe est présent dans 55 pays et emploie 14 000 personnes dont 9 000 en France.

Vous avez fait toute votre carrière dans l’industrie. Pourquoi ?

Je me suis spécialisé dès mes études d’ingénieur en informatique industrielle. Puis j’ai fait mes premiers pas professionnels comme indépendant dans une usine de Pechiney Rhenalu [désormais Constellium, NDLR], groupe mondial spécialisé dans la fabrication de produits en aluminium. J’ai notamment travaillé pour le compte du service maintenance de l’entreprise.

L’informatique industrielle, c’est merveilleux parce que c’est le monde de la rigueur absolue. Dans cette usine, de nombreux laminoirs de très haute technologie transforment l’aluminium à très haute vitesse avec un système de refroidissement à base de kérosène. Il y a des enjeux considérables en termes de sécurité humaine, car le kérosène est très inflammable. Déjà à l’époque nous faisions de la régulation de planéité et d’épaisseur en temps réel, à la milliseconde. Autant dire que les algorithmes en jeu sont hyper précis, les tests aussi. Quand on met en production, on n’a « qu’une seule chance », et pas le droit de se rater. Cela pèse évidement sur tous les choix en conception. En comparaison, en informatique de gestion, le degré de tolérance est plus élevé.

Parlait-on déjà d’Usines et d’Industrie 4.0 ?

Pas encore. Mais il y avait des capteurs intelligents sur site dès les années 90. Le concept d’Industrie 4.0 a surtout massifié l’investissement. Les enjeux de productivité étaient déjà très importants dans les usines. Donc l’informatique y était la bienvenue, dans la mesure où elle accélérait les processus, sans pénaliser les lamineurs qui restaient incontournables sur leurs expertises manuelles, lorsqu’elles n’étaient pas automatisables.

Comment avez-vous rejoint Apave ?

J’ai d’abord rejoint une ESN alsacienne et pris la tête de sa practice informatique industrielle qui comprenait une trentaine de personnes. Nous continuions de travailler beaucoup pour Pechiney, mais nous avons aussi lancé une activité de développement d’un logiciel de diagnostic en temps réel. C’est finalement en 2004 que j’ai rejoint Apave, comme directeur de projet au sein de l’activité Mainta, qui édite un logiciel de GMAO. C’était totalement cohérent de poursuivre dans cette voie pour moi.

Et puis vous restiez en Alsace ?

En effet, et dans la région d’origine d’Apave, puisque le groupe est né en 1867 à Mulhouse de l’initiative d’un industriel alsacien. Aujourd’hui, le groupe Apave est devenu un groupe international qui accompagne au quotidien tous types de clients à travers le monde sur tous types de risques, humains, environnementaux et techniques. Et numériques depuis un certain temps.

L’objectif est resté le même depuis les origines, mais le secteur industriel ciblé au départ s’est élargi à d’autres métiers, partout où il y a une sécurité à garantir, dans le facilities management, dans les hôpitaux, etc. Il y a aussi de très petites entreprises concernées, par exemple les boulangeries, parce qu’elles reçoivent du public et ont une réglementation à respecter, notamment sur l’électricité. Nous, notre rôle est de vérifier la conformité des installations réalisées par le maître d’œuvre. Et ce qui est vrai pour la boulangerie de quartier l’est aussi pour les centrales nucléaires, un secteur de forte activité pour nos experts qui interviennent aussi sur le contenu des process, et pendant les phases de mise en place.

La façon de construire les écrans est essentielle, comme le fait de pouvoir offrir un accès facile et immédiat à l’ensemble de la documentation nécessaire

Quel est le profil type de l’utilisateur supporté par la DSI ?

L’utilisateur central, le barycentre des profils, c’est un inspecteur qui se rend chez le client pour des contrôles périodiques, avec éventuellement le besoin d’accéder aux comptes-rendus de l’année précédente et des vérifications à effectuer sur les points d’observation relevés alors. Ensuite, il rédige un rapport sur la conformité ou non à la réglementation. Les observations peuvent concerner des points plus ou moins critiques.

Cela demande à l’informatique une capacité à accompagner cet inspecteur dans toutes les situations, par exemple en lui permettant de travailler off-line et sur tous types d’équipements mobiles. Il doit pouvoir agir dans des environnements extrêmement exigeants, exigus, parfois dans une cuve pour faire une mesure de pression… Par ailleurs, il y a des équipements très variés à supporter, depuis des outils bureautiques assez standards jusqu’à d’autres qui vont devoir être introduits dans des atmosphères explosives, avec des indices de protection particuliers, par exemple des manomètres.

C’est la DSI qui effectue la gestion de ces matériels spécifiques ?

La DSI gère le volet informatique de l’instrumentation : nous la connectons et nous manageons ses data. Ici, nous parlons d’IoT, puisque quelque part ce sont des capteurs temporaires qui renvoient de l’information. Notre mission est aussi, avec les équipes de la maîtrise d’ouvrage, de mettre à disposition la solution qui va permettre la saisie du rapport dans de bonnes conditions, en back-office après l’inspection ou en temps réel sur site, peu importe. La façon de construire les écrans est donc essentielle, comme le fait de pouvoir offrir un accès facile et immédiat à l’ensemble de la documentation nécessaire, qu’elle concerne l’historique avec le client ou la réglementation. En revanche, ce sont les agences qui gèrent les équipements, les achètent et les maintiennent.

Comment intégrez-vous les évolutions réglementaires ?

Il y a une direction technique au sein du groupe qui suit les réglementations et fait ensuite des propositions aux équipes de la filière IT pour faire évoluer les écrans de nos logiciels métiers en fonction des nouveautés et de leurs délais d’application. Mes équipes vont intégrer ces écarts au niveau du parcours utilisateur avec une alerte sur l’écran qui signale de nouveaux éléments à vérifier, par exemple.

Comment caractériseriez-vous votre métier de DSI dans l’industrie ?

La question est difficile, parce qu’il y a beaucoup d’industries différentes. En particulier pour Apave, qui se déploie sur de nombreuses verticalités, avec des exigences qui varient. La difficulté pour un DSI, c’est de pouvoir gérer au travers d’un « core model » la totalité des cas d’usage et leur variabilité. C’est notre boussole, à côté de laquelle nous tenons compte de l’existant. Nous cherchons donc en permanence des dénominateurs communs et à les modéliser au sein du système d’information, pour que celui-ci demeure le plus cohérent possible. Cela peut nous amener à dire non à certaines demandes en expliquant à ceux qui les ont formulées que la solution commune proposée représente le meilleur compromis global et qu’elles vont devoir effectuer un travail de convergence pour s’ajuster. Après, il reste toujours des possibilités de variantes limitées, par exemple sur une chaîne de facturation ou à la demande d’un client.

Comment s’est construite la DSI ?

Je suis arrivé en 2015 à la tête de la direction du système d’information. Le groupe lui-même s’était structuré en 2011 à partir de quatre sociétés différentes. Et mon prédécesseur avait commencé la convergence des équipes informatiques de ces quatre entités. Cela ne s’est pas fait en un jour, parce qu’il y avait des états d’esprit différents en plus des structures juridiques. Il a fallu construire une stratégie commune, la faire partager à tous.
Aujourd’hui, tout est en place en France, avec des équipes qui restent réparties sur différents sites, à Paris-La Défense, Rouen et Lyon pour les plus importants. En termes d’effectifs, nous sommes à peu près 300 personnes, dont 150 en interne. Mais nous avons pu monter jusqu’à 400 personnes lors de notre grand projet de transformation.

Nous cherchons en permanence des dénominateurs communs et à les modéliser au sein du système d’information, pour que celui-ci demeure le plus cohérent possible

Quels étaient les objectifs de cette transformation ?

Ce projet sur notre processus « gestion des affaires » a été lancé en 2016. Son nom, Ginkgo, a été choisi par notre actuel président Rémi Sohier, lorsqu’il était directeur général, parce que le Ginkgo biloba est un arbre qui bénéficie d’une longévité exceptionnelle et d’une résistance hors du commun : il est parvenu à survivre à la bombe d’Hiroshima, à renaître de ses cendres sans dommage apparent. C’était dire l’ambition du projet.

Ce programme intègre plusieurs composantes. La première porte sur la data parce qu’on se rend vite compte qu’il y en a beaucoup dans l’industrie, rangées de manière très hétéroclite. Pour pouvoir exploiter leur richesse, nous avons donc mené un grand chantier de convergence avec l’appui des maîtrises d’ouvrage et des métiers pour la méta-modélisation, avant leur mise à disposition sur un data lake.

La seconde concerne la mise en place d’une architecture de type API management avec pour objectif de « serviciser » le système d’information, en réécrivant les 2 000 flux existants développés initialement en batch. Concrètement, cela permet par exemple à un inspecteur de dire au client qu’il peut accéder, sur son espace dédié du site internet, au rapport qui vient juste d’être établi. Ce qui était impossible il y a cinq ans.

Il y a eu également un travail important concernant le master data management afin de s’assurer que les données de référence sont correctement identifiées, utilisables sans risque, exemptes d’erreurs, et de bonne qualité.

Pour finir, grâce à notre projet ERP France baptisé Héraclès, nous avons fait converger plusieurs systèmes d’information legacy exploitant des AS/400 et des bases Oracle sur mainframe vers un outil cible que nous avons adapté aux spécificités de nos métiers. En l’occurrence, il s’agit de la technologie Mainta que nous avons entièrement développée en interne, et qui couvre l’ensemble des besoins en matière de gestion des affaires pour toutes nos entités en France.

Puisque Mainta fait partie de l’offre Apave, la DSI est-elle responsable de son évolution ?

Oui, tout à fait. Mainta fait partie du périmètre de la DSI dont je reste le responsable, et nous maintenons tant l’évolution technique que le run des prestations vendues en externe.

Nous trouvons rarement des briques sur étagères pour les métiers du groupe, ce qui m’ennuie car je ne suis pas un grand fan du hard-coding, très difficile à maintenir sur les stacks technologiques notamment. Mais dans certains cas, nous sommes bien obligés de développer nous-mêmes.

Autant, pour des mécanismes globalement standards, il faut travailler avec des outils du marché, autant lorsque le curseur va vers le spécifique, tenter une approche avec un ERP ou un logiciel best of breed va s’avérer dangereux.

En plus de ses missions en France, votre DSI doit-elle aussi prendre en charge les DSI des entités rachetées à l’international ?

Certaines décisions, en matière de cybersécurité par exemple, sont imposées à toutes les entités du groupe. Mais pas notre core model. Cela viendra sans doute à terme, notamment via le déploiement actuel de la brique finance et gestion des affaires de l’ERP.

Quelle est la politique de l’entreprise en matière d’open innovation ?

Nous avons une entité dédiée à l’innovation qui est transversale. Elle n’est pas rattachée à la DSI. Cette équipe évalue toutes les innovations à forte valeur ajoutée, dont l’IA générative par exemple. Nous avons, autour de ChatGPT, un projet de benchmark très avancé, avec déjà des cas d’usage identifiés.

Nous nous posons aussi des questions concernant son impact pour les équipes de la DSI. J’ai pu vérifier qu’en fournissant un cahier des charges simple à l’IAG, au bout de deux heures, il y avait un code qui tournait. Or, je donne des cours en école d’ingénieurs à une population de développeurs. Ils sont tous persuadés que leur métier aura disparu dans dix ans. Je serais plus optimiste : ils ne vont pas disparaître, ils vont devenir des experts développeurs, des architectes du développement.

Je souhaite que nous intégrions la mesure RSE dans tous nos nouveaux projets,  que cela devienne un réflexe de les évaluer sous cet angle-là

Vos objectifs portent-ils aussi sur l’amélioration de votre sobriété numérique ?

Le groupe s’est doté d’une nouvelle feuille de route RSE. L’IT ne fait pas partie des priorités d’action immédiates, compte tenu des émissions extrêmement importantes liées à notre métier d’industriel par ailleurs. Il n’empêche que j’ai fait réaliser une pré-étude à mon niveau, pour évaluer nos axes de travail. Le plus important concerne le cycle de vie du matériel, car nous avons tout de même 15 000 postes à gérer, auxquels s’ajoutent tous les smartphones, etc. Multiplier par deux ou presque leur durée de vie, au prix peut-être d’un remastering logiciel et matériel en milieu de bail de location, c’est prometteur. Plus généralement, je souhaite que nous intégrions la mesure RSE dans tous nos nouveaux projets, que cela devienne un réflexe de les évaluer sous cet angle-là.

Nous avons aussi mené un projet qui a eu des impacts très positifs, que j’avais surnommé « léonisation » en référence au tueur Léon dans le film de Luc Besson. J’ai profité d’un incident dans un datacenter on-premise du groupe pour proposer un move to cloud et, au passage, la réduction drastique du nombre de VM. Il y en avait 1 800, il n’y en a même plus 600. Il a bien sûr fallu bouger les meubles pour casser l’équation « une application égale une VM », sans compter des évolutions de nos stacks logicielles pour bien profiter des services proposés par les cloud providers. Mais éteindre autant de machines, c’est un acte RSE… qui est économique aussi.

Avez-vous choisi des offres cloud souveraines ?

Je le souhaitais bien sûr, et nous avons réussi à le faire pour une grande partie de notre système d’information. Mais quand nous avons voulu faire héberger notre data lake, seul Azure était en mesure de nous répondre il y a cinq ans. Il est encore difficile, aujourd’hui, d’envisager de faire autrement, mais il y a des tentatives, en Europe et en France, que nous suivons de près. L’objectif est de passer en multicloud hybride, avec du SecNumCloud pour la partie cloud privé. Le Comex nous pousse aussi, en nous demandant de garantir la protection des données. Il est vrai que nous avons dans nos bases des informations qui concernent un nombre incroyable d’entreprises en France. Elles ne sont certes pas hyper critiques, sauf à considérer que la connaissance sur l’état des installations techniques de ces entreprises puisse être utilisée contre elles.

Après ces premières années plutôt sportives à la tête de la DSI, continuez-vous à puiser dans votre passé d’entraîneur des idées pour manager vos équipes ?

C’est vrai que j’ai beaucoup pratiqué les sports collectifs, en particulier le basket-ball, d’abord comme joueur puis comme entraîneur, pour toutes les catégories d’âges, jusqu’aux équipes seniors, à Colmar notamment. C’est un monde exceptionnel, parce qu’il y a cette vérité du terrain qui fait que, si vous perdez, vous devez vous remettre en question, avoir cette agilité et cette exigence. Le parallèle avec une équipe d’experts informatiques est clair.
Il y en a un autre : les joueurs de votre équipe, vous n’allez pas leur apprendre à jouer au basket, ils savent déjà. Ce que vous pouvez leur apporter en revanche, ce sont des systèmes de jeu, des stratégies collectives, une envie de se battre ensemble sur le terrain. Je m’inspire beaucoup d’un grand entraîneur, Claude Onesta, qui avait mis en place des analyses vidéo partagées avec les joueurs de l’équipe de France de handball sur les matchs joués et à venir. C’est une façon de leur donner la main sur les stratégies à définir, même si c’était lui qui décidait au final. L’avantage d’une telle attitude, c’est que les équipiers qui jouent, ce sont eux qui ont pensé l’approche du match.
Transposé à une équipe informatique, cela donne : « Comment faites-vous face à ce problème ? Quelle stratégie trouvez-vous intelligente ? » Et toutes les décisions que prendra le DSI, du coup, ne sont plus unilatérales mais co-construites. Cela fait la différence… Et c’est grâce à cette dynamique que les équipes de la DSI d’Apave ont pu mener toutes ces transformations avec autant de détermination. 

Propos recueillis par François Jeanne / Photos de Maÿlis Devaux


DSI, éditeur… et plus si affinités

Ses origines serbes ont permis à Sacha Lukic de profiter d’une proximité linguistique avec la Macédoine pour commencer à travailler, il y a quelques années, avec une ESN installée à Skopje. « J’avais fait appel à cette ressource d’appoint pour renforcer mes options de développement. Je me suis vite rendu compte de leurs compétences : ils maîtrisaient déjà Scrum il y a dix ans, avec des tests de non-régression automatisés. »

Après avoir audité les codes produits, il a donc proposé à la direction générale d’Apave d’investir. De fil en aiguille, le groupe est devenu actionnaire de l’ESN et a finalement créé une entreprise commune avec ses deux dirigeants historiques. « L’idée de base est de nous appuyer sur leurs compétences actuelles. Les ingénieurs là-bas sont très bien formés, avec un TJM plus bas qu’en France. Ils parlent anglais, sont à 1h30 de l’aéroport de Bâle- Mulhouse. Et nous partageons la même culture, ce qui nous permet d’échanger de façon productive sur les projets. »

Parcours de Sacha Lukic

Depuis 2015
DSI du Groupe Apave


2014-2015 :
Adjoint au DSI du Groupe Apave


2004-2014 :
Directeur de projet, responsable de l’activité Mainta Software, Groupe Apave


2000-2004 :
Responsable du développement informatique industrielle, chez Axilium


1997-2000 :
Responsable process & automatismes, chez Constellium (ex-Pechiney-Rhenalu)

FORMATION
CNAM, Processus informatisation & réseaux informatiques, 1998
ENSISA (École Nationale Supérieure d’Ingénieurs Sud-Alsace), 1996

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