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La CSRD, un tsunami à venir pour les DSI
Par Thierry Derouet, publié le 19 février 2025
La corporate sustainability reporting directive (CSRD) ne se contente pas de s’ajouter à la si longue liste des règlementations à intégrer dans le SI : elle redéfinit aussi le rôle de la donnée et de la transparence dans la stratégie d’entreprise. Pour les DSI, cette directive européenne représente un défi sans précédent.
“Nous produisons tous des impacts à notre échelle ! » Pour Chloé Vinel, responsable de la responsabilité sociétale chez l’ESN française Talan, la mise en œuvre de la CSRD (*) est au cœur de la problématique. La collecte des données ESG (Environnement, Social, Gouvernance) « oblige les entreprises à identifier leurs impacts sur l’environnement et la société, tout en évaluant les risques et opportunités financiers liés à ces enjeux ».
Au centre de cette dynamique se trouve le principe dit de double matérialité (voir encadré) qui n’est pas qu’un cadre réglementaire : c’est une boussole stratégique, comme le souligne Carole Pinguenet Gaumier, directrice finance durable chez NAOS, un acteur majeur des soins de la peau (Bioderma, Institut Esthederm, État Pur) : « Cette approche doit guider nos priorités en évaluant non seulement nos impacts sur le monde, mais aussi les risques que le monde fait peser sur nous. »
Une fois ces grands principes énoncés et intégrés, Solène Garcin-Charcosset, directrice chez l’éditeur Tennaxia d’une solution de reporting ESG, le rappelle : « La double matérialité exige une rigueur sans faille. Il ne s’agit pas de “doigt mouillé”. Chaque choix doit être traçable pour résister à un audit. » Une analyse fine des référentiels sectoriels et des benchmarks est essentielle pour prioriser les sujets critiques et justifier de ces choix.
Chloé Vinel
Head of CSR chez Talan
J’ai bricolé sous Excel pendant un an et demi, mais avec 18 pays à gérer, ce n’était plus tenable. Une plateforme unifie les pratiques, engage les équipes et légitime la démarche. »
La CSRD repose sur un volume sans précédent de données ESG qui, d’ici à 2028, contraindra les entreprises à collecter un volume massif d’informations souvent « éparpillées façon puzzle », dans les traditionnels ERP, SIRH et CRM bien sûr, mais aussi dans des systèmes externes divers et variés. Une étude de Tennaxia révèle que 36 % des entreprises françaises peinent déjà à localiser l’ensemble des données requises, et que 5 % conservent encore ces informations sur papier. Chez NAOS, le quotidien est de fait un véritable « gymkhana » technologique. « Nous extrayons les données des flux financiers ou de nos balances comptables, nous les traitons manuellement, puis nous les remontons dans notre système SAP », explique Carole Pinguenet Gaumier. Cependant, une étape clé se profile pour elle et son entreprise : la transition vers S/4HANA, prévue pour 2025. Le nouvel ERP promet d’automatiser une grande partie des processus : « Avec S/4HANA, nous pourrons suivre les informations depuis la réception des matières premières jusqu’aux bilans carbone. C’est un véritable changement de paradigme. »
Talan a déjà pris ce virage en 2024, en intégrant une plateforme dédiée développée avec Tennaxia. « Une plateforme unifie les pratiques, engage les équipes et légitime la démarche. Elle permet de consolider des données ESG, quel que soit le pays ou le département », détaille Chloé Vinel. Cette unification est essentielle pour fiabiliser les données et réduire les délais de reporting. Cependant, la diversité des indicateurs reste un défi. « Toutes les données ne se consolident pas de la même façon : un kilowattheure, un équivalent temps plein ou un accident de travail nécessitent des modes de calcul spécifiques », explique Solène Garcin-Charcosset.
Carole Pinguenet Gaumier
Directrice finance durable chez NAOS
Avec S/4HANA, nous pourrons remonter les informations depuis la réception des matières premières jusqu’aux bilans carbone. C’est un véritable changement de paradigme. »
Audits et transparence, la crédibilité en jeu
En plus de modes de consolidation différenciés, la CSRD impose une transparence totale, auditable à chaque étape. Cela oblige les entreprises à tracer et archiver leurs données avec une rigueur extrême. « Chaque correction ou validation doit être documentée. Car si un indicateur varie de +25 % d’une année sur l’autre, l’auditeur peut exiger une explication détaillée », précise la directrice de Tennaxia.
Pour anticiper ces exigences, Talan a adopté une stratégie proactive en devançant ses obligations de mise en œuvre. « Nous avons intégré les standards CSRD pour détecter et corriger rapidement d’éventuels écarts », partage Chloé Vinel. Cependant, la question de l’audit reste délicate. Si 86 % des entreprises envisagent de confier cette tâche à leurs commissaires aux comptes, comme le révèle l’étude de Tennaxia, cette approche suscite des réserves. « Leur expertise est surtout financière et ne couvre pas forcément les spécificités environnementales ou sociales », note Solène Garcin-Charcosset. Et la question de l’accès ou de l’interprétation de données plus critiques comme celles des fournisseurs, par exemple de matières premières, reste sensible.
Mobilisation interne, un effort collectif
Au-delà de la technologie, la CSRD repose sur la mobilisation de tous. Pour réussir, chaque département de l’entreprise doit apporter sa pierre à l’édifice de la collecte et de l’interprétation des données. Chez NAOS, les filiales internationales participent via des questionnaires harmonisés, tandis que le siège centralise et homogénéise les informations. « Chacun doit contribuer, parfois en plus de son travail habituel. C’est un effort collectif, mais il est essentiel pour notre transformation », explique Carole Pinguenet Gaumier. Talan mise aussi sur l’acculturation : « Nous devons faire comprendre le niveau d’exigence demandé, surtout dans des structures non soumises à la NFRD [NDLR : l’ancienne directive non contraignante avant la CSRD]. » Pour Chloé Vinel, la clé réside dans la formation et l’engagement des parties prenantes.
De la contrainte à l’opportunité stratégique
Car malgré sa complexité, la CSRD représente une opportunité unique pour les entreprises. « C’est une chance de structurer nos pratiques, de légitimer nos projets RSE et de mobiliser des budgets », résume la responsable RSE de Talan. Chez NAOS aussi, la directive pousse à l’action : « Elle nous oblige à mesurer, comprendre et agir sur nos impacts. Nous serons prêts pour 2026 », affirme Carole Pinguenet Gaumier. Le chemin reste certes semé d’embûches, avec de nouvelles étapes à franchir comme la collecte internationale des data, ou les audits des chaînes de valeur et l’adoption des normes sectorielles prévues en 2026. « La CSRD est un levier puissant, mais elle nécessite rigueur et adaptation progressive », conclut Solène Garcin-Charcosset. Et la fin d’un « green washing » par trop répandu ?
* La mise en œuvre de la directive CSRD s’échelonne progressivement : dès 2024 pour les grandes entreprises déjà soumises au reporting NFRD de 2018, en 2025 pour les ETI, et en 2026 pour les PME cotées, avec des premières publications respectivement en 2025, 2026 et 2027. Toutefois, il faut dorénavant attendre le 26 février prochain pour connaitre ce que l’Union européenne se prépare à publier, un paquet législatif « omnibus », destiné à alléger la charge bureaucratique pesant sur les entreprises. La CSRD sera impactée. Pour l’heure nous n’en savons pas plus.
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C’est quoi le principe de double matérialité ?
La double matérialité, pierre angulaire de la CSRD, offre aux entreprises un cadre essentiel pour structurer leur reporting. Elle repose sur une double perspective : d’un côté, la mesure de l’impact de l’entreprise sur le monde qui l’entoure ; de l’autre, celle de l’influence des enjeux de durabilité sur sa performance financière.
La matérialité d’impact examine les répercussions, positives ou négatives, des activités de l’entreprise sur des thématiques clés telles que le changement climatique, la pollution, les droits humains ou encore les conditions de travail.
La matérialité financière, quant à elle, met en lumière les risques et opportunités liés aux enjeux ESG, susceptibles d’affecter la santé financière de l’entreprise à court, moyen ou long terme. Ce double regard incite les organisations à intégrer la durabilité au cœur de leurs décisions stratégiques.
CSRD : ces données qui sont tout sauf comptables
Selon le cabinet Mazars, plus de 1 000 indicateurs ESG peuvent être mobilisés pour produire un rapport RSE complet. Cette somme dépasse largement le cadre des seules émissions de carbone : la directive englobe des thématiques variées telles que le changement climatique, la pollution de l’air, de l’eau et des sols, la biodiversité, ou encore l’économie circulaire. Sur le plan social, elle couvre des enjeux comme les conditions de travail, la formation, la diversité, ou encore le respect des droits humains. En matière de gouvernance, des problématiques cruciales comme la lutte contre la corruption et le financement politique entrent également en jeu.

Enfin, la CSRD impose une transparence étendue à toute la chaîne de valeur, incluant fournisseurs et partenaires, en couvrant les fameux Scopes 1, 2 et 3. Autant dire que le chantier est monumental.
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