

Gouvernance
Armelle Patault & Marc Torrent (ManoMano) : « Notre SI offre la capacité de tout repenser pour accélérer »
Par Thierry Derouet, publié le 18 juillet 2025
Quand un pure player du bricolage bâtit son SI et fait de l’IA le moteur de sa transformation. Armelle Patault, VP data, et Marc Torrent, VP of engineering, nous expliquent ici comment leurs équipes tech et data, fortes d’environ 300 collaborateurs, orchestrent la scalabilité, la sécurité et utilisent l’IA générative pour tenir le rythme dans un univers ultra-concurrentiel.
Entretien avec Armelle Patault, VP data chez ManoMano
et Marc Torrent, VP of engineering chez ManoMano
ManoMano est une entreprise française de e-commerce spécialisée dans le domaine du bricolage, de l’aménagement, du jardinage, et plus largement du « home improvement ». Lancée il y a maintenant 12 ans, cette plateforme – dont les deux fondateurs étaient issus du milieu financier – est née pour répondre aux attentes de clients qui voulaient trouver facilement, en ligne, l’ensemble des outils ou produits nécessaires pour rénover une maison. À l’époque, sur Internet, il existait des généralistes (dont Amazon), mais aucun acteur vraiment spécialisé ou capable de couvrir en profondeur la variété des gammes de ces articles de bricolage.
Aujourd’hui, ManoMano regroupe plus de 600 collaborateurs. La société est présente en France, en Belgique, en Espagne, en Italie, en Allemagne et au Royaume-Uni. Depuis 2019, elle a élargi son audience au marché professionnel (ManoManoPro), qui représente environ un quart de son volume d’affaires, bien que seulement 8 % des clients soient des artisans, des entreprises de travaux ou des chantiers B to B. La croissance de la plateforme est notable, confirmant la digitalisation du secteur et l’essor de l’achat en ligne de matériel de bricolage.
Qu’est-ce qui différencie le e-commerce de bricolage des autres secteurs ?

MARC TORRENT : C’est une activité particulière parce que, contrairement par exemple au secteur de la mode où l’on achète souvent selon les tendances ou de façon plus impulsive, le bricolage répond à une intention de projet. Les clients ont besoin de la perceuse, mais aussi des forets, des chevilles, des vis, etc. Il faut que les produits soient compatibles, que la logistique soit adaptée pour livrer un outillage éventuellement volumineux ou lourd, et que les informations techniques soient exactes. Dans notre métier, la qualité de l’information est absolument cruciale : le client ne veut pas avoir à renvoyer une perceuse après avoir entamé des travaux. C’est un univers extrêmement exigeant sur les data, avec beaucoup d’attributs et de normes. Selon moi, c’est aussi un challenge vraiment passionnant, très différent de secteurs où la saisonnalité et les modes représentent des critères dominants.
ARMELLE PATAULT : Exactement. Nous avons près de huit millions de références, et c’est énorme. Les projets sont longs et souvent très techniques. Le client qui vient chez nous n’achète pas un seul article, il achète tout ce qu’il faut pour un chantier ou pour un projet. Nous devons donc être irréprochables sur la gestion du catalogue, la pertinence de la recherche, la suggestion de produits complémentaires, etc.
Comment l’infrastructure et la plateforme se sont-elles construites techniquement ?
MARC TORRENT : Au départ, nous nous sommes appuyés sur un logiciel open source de marketplace, en PHP et MySQL. C’était ce qu’on appelle un monolithe : tout était dans le même bloc, du front-office au back-office vendeurs, en passant par la gestion des commandes. Vers 2016-2017, nous avons refondu le site en utilisant Symfony : nous étions toujours sur du PHP, mais nous commencions déjà à séparer certains blocs. Puis, vers 2018-2019, il y a eu une transition majeure vers un modèle à base de microservices, car nous avions besoin de passer à une autre échelle : il y avait de plus en plus de références, de vendeurs, d’utilisateurs.
Aujourd’hui, nous ne sommes plus du tout sur du full PHP. Nous utilisons du Java, du Kotlin, du Golang, du Node.js, et le front est sur React et Next.js. Nous sommes hébergés sur AWS, ce qui nous assure la flexibilité nécessaire pour gérer les pics de charge, et nous disposons d’une architecture microservices qui nous permet de faire évoluer les différentes briques de manière autonome.
À quel moment s’est présentée l’opportunité de proposer une offre B to B ? Cela a-t-il eu un impact sur votre architecture ?

MARC TORRENT : ManoManoPro a été lancé vers 2019-2020. Nous nous sommes dits à l’époque que les pros pouvaient être intéressés par une plateforme qui centralise le matériel. Les artisans, par exemple, n’ont pas envie de faire 30 magasins pour acheter leurs outils et leurs fournitures. Ils veulent commander rapidement, parfois en cours de chantier, sur leur téléphone. Cette particularité notamment nous a obligés à monter très vite une application mobile dédiée, un parcours spécifique, des conditions pro… Et donc, cela a accéléré la séparation du front (web, apps) et du back-end. Nous avions besoin d’API robustes pour servir aussi bien l’app que le site. Cela nous a fait franchir un cap dans la modernisation de notre SI.
Vous n’utilisez donc pas de solutions ERP classiques pour votre coeur de métier ?
MARC TORRENT : Nous gérons en interne la partie finance et logistique, avec nos propres règles et microservices. Cependant, nous utilisons NetSuite pour la comptabilité pure. Pour la recherche, nous avons un partenariat avec Algolia, mais la couche d’intelligence au-dessus (recommandation, filtrage) reste codée et orchestrée par nos équipes.
Comment êtes-vous organisés justement au niveau de la DSI, de la data et de l’innovation ?
MARC TORRENT : Il y a plus de 200 personnes côté engineering, et nous travaillons en mode « product engineering » et « platform engineering ». Les squads de product engineering se spécialisent par domaine métier (paiement, catalogue, check-out, parcours vendeur, etc.), tandis que la platform gère l’infrastructure, l’observabilité, la cybersécurité, l’architecture. Nous utilisons le framework agile SAFe, ce qui signifie que tous les deux mois, nous faisons un planning global pour nous aligner, prioriser les chantiers, répartir la charge, etc. C’est utile pour gérer à la fois la dette technique et les nouvelles fonctionnalités.
ARMELLE PATAULT : Côté data, nous sommes une cinquantaine, organisés en quatre gros blocs : une équipe dédiée à la data platform – les pipelines, l’outillage pour le traitement –, une autre centrée sur la data engineering et la BI pour la mise en forme des données, la qualité et la gouvernance, une partie analytics pour les analyses et l’élaboration de rapports stratégiques, et enfin une équipe data science et ML engineering qui conçoit et déploie nos modèles d’IA. Nous nous synchronisons avec l’engineering et partageons la même philosophie d’itérations courtes, pour ne pas laisser la dette technique s’accumuler ni bloquer l’innovation.
Vous évoquiez la volumétrie du catalogue. Comment assurez-vous la qualité des fiches produits ? Et comment l’IA intervient-elle dans tout ça ?

ARMELLE PATAULT : Comme nous sommes une marketplace, les vendeurs fournissent leurs propres données produits, qui peuvent être partielles et parfois imprécises. C’est là que notre brique data prend tout son sens : nous disposons d’un PIM (Product Information Management) où nous centralisons les informations, sur lesquelles nous appliquons des algorithmes de classification, de détection d’erreurs, de complétion.
Nous avons déployé une trentaine d’algorithmes d’IA en production : cela va de la catégorisation automatique pour indiquer quel produit va dans quelle catégorie et quels attributs lui sont reliés, jusqu’à la recommandation pour, lorsque vous regardez un article, vous suggérer des accessoires compatibles ou des produits alternatifs, en passant par l’optimisation de la recherche. Nous faisons beaucoup d’A/B testing pour être sûrs que nos algorithmes apportent un vrai gain à l’utilisateur final.
MARC TORRENT : Pour le moteur de recherche, nous utilisons la solution Algolia, mais nous ajoutons nos propres modèles pour affiner la pertinence, les classements, les facettes. Sans cela, avec des millions de références, les utilisateurs se perdraient vite dans la masse de produits. L’IA aide justement à pousser les produits les plus adaptés à chaque requête.
Pourquoi avez-vous choisi de tout basculer sur AWS, et comment gérezvous la partie data warehouse ?
MARC TORRENT : Nous étions on-premise avant 2019, mais cela devenait vraiment compliqué de tenir la charge et de prévoir les pics d’activité. Migrer sur AWS nous a donné de la souplesse et de la scalabilité, permis aussi de mettre en place du monitoring poussé, du déploiement plus agile. Nous sommes également passés à des pratiques DevSecOps, avec beaucoup d’automatisation dans la CI/CD. Chaque microservice se déploie indépendamment, ce qui nous aide à livrer des évolutions en continu.
ARMELLE PATAULT : Pour l’entrepôt de données, nous avons choisi Snowflake, ce qui nous permet d’ingérer et de traiter de très gros volumes. Nos équipes data manipulent la donnée de manière plus fluide, et peuvent tester rapidement de nouveaux algorithmes ou de nouvelles analyses sans que tout le monde se marche dessus. Ça réduit le time-to-market.
On imagine que la cybersécurité est un point crucial pour vous ? Comme d’ailleurs peuvent l’être les questions de compliance avec les réglementations dans les différents pays où vous opérez ?
MARC TORRENT : Nous avons une équipe dédiée à la sécurité, qui pratique du pentesting, fait appel à un programme de bug bounty pour impliquer des hackers éthiques, et surveille en continu l’activité réseau. Chaque microservice est monitoré pour repérer des anomalies. Nous prêtons aussi une grande attention à la supply chain logicielle, puisque nous utilisons beaucoup de librairies open source. Sur la compliance, il y a des gens en interne qui travaillent avec l’équipe Legal, et qui veillent à intégrer les obligations réglementaires dans nos roadmaps tous les deux mois. Il y a une vraie proximité entre la tech, la data et le légal, sinon nous serions vite dépassés.
Quels sont les profils les plus recherchés chez vous ? Sur sur quoi comptez-vous pour rendre ManoMano attractif ?

ARMELLE PATAULT : Nous cherchons régulièrement des profils en data, en ingénierie ou en science des données. Ils apprécient de travailler sur du machine learning appliqué à un univers très concret : catégoriser des produits, optimiser la recherche, la recommandation, etc. C’est un contexte stimulant parce qu’il y a beaucoup de volume, et que nous sommes déjà bien outillés avec Snowflake, AWS ou notre pipeline de développement. Les projets IA sont concrets et passent vite en production.
MARC TORRENT : Côté engineering, nous recrutons aussi, plutôt des spécialistes du mobile, du backend (Java, Kotlin, Node.js, Go), ou encore de la sécurité. Comme nous sommes un pure player, tout se joue en ligne. Cela nous rend attractifs, et il y a un vrai esprit « scale-up » : nous réalisons des itérations rapides, il y a des avancées fêtées chaque semaine. C’est une culture d’entreprise où la tech a une voix forte, qui porte. Les gens ont envie d’y participer parce qu’on leur confie des projets clés pour la plateforme.
Propos recueillis par THIERRY DEROUET // Photos : MAŸLIS DEVAUX
ManoMano et l’IA : un pilier de la plateforme et de son développement
Depuis ses débuts, ManoMano a perçu l’IA comme un levier essentiel pour gérer un catalogue déjà immense à l’époque. « On faisait déjà de l’IA bien avant la vague de l’IA générative, c’était de l’algorithmie plus “classique” », explique Armelle Patault.
Au moment de la conception de la plateforme, les équipes ont intégré des algorithmes de classification et de détection d’erreurs pour organiser les fiches produits. « Très vite, nous nous sommes rendu compte que c’était la seule manière de garantir la cohérence d’un catalogue qui ne cessait de grossir », se souvient-elle.
Pendant l’évolution vers une architecture en microservices et la migration vers AWS, ManoMano a considérablement augmenté son utilisation de l’apprentissage automatique. « Aujourd’hui, nous avons plus de 30 algorithmes en production : le moteur de recherche, la recommandation, la catégorisation, la détection des attributs produits… », résume la VP data.

Pourtant, pour elle comme pour Marc Torrent, la curiosité reste de mise : « Nous ressentons un enthousiasme très fort dans les équipes, nous sommes tous curieux de tester les dernières avancées, mais nous devons chaque fois évaluer le bénéfice réel. L’IA, c’est bien, mais nous ne voulons pas de gadgets. »
Les difficultés tiennent davantage à l’intégration concrète qu’à la technologie brute. « Ce qui peut freiner, c’est la nécessité d’adapter en permanence le code, l’organisation, les tests, notamment pour valider la qualité et éviter des régressions », admet Marc Torrent. Dans un environnement en microservices, chaque nouveau modèle IA exige un alignement entre les équipes data, produits et engineering. « Nous devons former les développeurs au déploiement de modèles dans la chaîne CI/CD, s’assurer qu’ils savent lire et interpréter ce que l’IA produit », précise-t-il.
La curiosité se traduit également par l’adoption d’outils d’assistance au développement, comme GitHub Copilot. « Au début, certains craignaient que cela génère plus d’erreurs ou de confusion. Finalement, cela nous fait gagner du temps sur des refactorings pénibles », affirme Armelle Patault. « Cela libère de l’énergie pour réfléchir à des solutions plus innovantes, et l’on voit bien que l’envie de pousser l’IA encore plus loin est là. »
ManoMano explore désormais l’IA générative pour rédiger ou compléter des fiches produits. « Nous y allons par petites touches, avec des A/B tests, parce que nous ne pouvons pas nous permettre d’avoir des contenus incohérents », rappelle Marc Torrent. « C’est un domaine excitant, mais qui demande de la prudence. Les équipes l’abordent à la fois avec beaucoup d’envie et un vrai souci de maintien de la fiabilité. » Si l’IA soulève encore son lot de défis techniques ou organisationnels, l’enthousiasme, lui, ne retombe pas. « Il y a un potentiel énorme, mais nous voulons l’exploiter de façon responsable et utile », conclut Armelle Patault.

Le parcours de
Armelle Patault
Depuis 2021 :
VP data & AI de ManoMano, pilote la data platform, la data engineering, l’analytics et la data science (environ 50 collaborateurs).
–
2018 — 2021 :
Head of data science, puis head of data chez ManoMano ; mise en place des algorithmes de catégorisation catalogue, moteurs de recommandation et plateformes de tests A/B.
–
2012 — 2018 :
Senior data scientist chez Uber (San Francisco) ; optimisation du matching chauffeur‑passager et de la tarification dynamique.
–*–
FORMATION
Diplôme d’ingénieure de l’École polytechnique (France)
et spécialisation « Computer Science & Data Science » à l’UC Berkeley.

Le parcours de
Marc Torrent
Depuis 2019 :
Head of engineering de ManoMano (Paris & Barcelone) ; supervision de 200 ingénieurs, architecture microservices, migration AWS et gouvernance sécurité.
–
2016 — 2019 :
Engineering manager – mobile apps chez Inditex (Zara) ; lancement et montée en charge des applications e‑commerce internationales.
–
2013 – 2016 :
Engineering manager e‑commerce chez Vente‑Privée / Privalia (Barcelone) ; refonte front‑end et back‑end, scalabilité plateforme.
–*–
FORMATION
Diplôme d’ingénieur télécommunications et développement logiciel, Universitat Politècnica de Catalunya (UPC, Barcelone).