Pour le groupe Adecco, le premier employeur privé en France, la transformation est désormais permanente. Mais cette transformation veut préserver les rapports humains. Entretien avec Hélène Jonquoy Directrice digital et innovation chez The Adecco Group

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« Notre plan de transformation n’est pas là pour déshumaniser la relation candidat-recruteur »

Par Thierry Derouet, publié le 26 décembre 2023

Et si l’avenir du travail intérimaire passait par la construction d’un modèle hybride mélangeant digitalisation et agences physiques ? Pour le groupe Adecco, le premier employeur privé en France, la transformation est désormais permanente avec l’acquisition de start-up concurrentes, la nécessité de revisiter une relation « client » aux multiples facettes, un multicanal qui n’est plus une option et l’émergence brutale d’une IA générative qui nécessite de repenser aussi bien la place de l’humain que l’adaptation permanente d’un système d’information par bien des points challengé.


Entretien avec Hélène Jonquoy Directrice digital et innovation chez The Adecco Group


Comment présenter votre activité ?

Le groupe Adecco, basé à Zurich, est un spécialiste des solutions RH, opérant dans 60 pays, à travers ses trois entités : Adecco pour l’intérim, Akkodis pour le conseil en ingénierie et services numériques, et LHH pour les solutions de recrutement et de développement de carrière. Adecco, premier employeur privé en France avec ses 900 agences, crée des passerelles en fournissant aussi bien des solutions innovantes qui répondent aux défis du marché du travail qu’en contribuant à la transformation digitale et technologique de ce secteur.

Quels sont les enjeux digitaux de la transformation d’Adecco ?

Sous l’impulsion d’Alexandre Viros, le président du groupe en France, notre objectif est simple : devenir leader en HR Tech. Pour cela, nous développons des innovations telles que le « CV Maker » ou la plateforme Qapa, tout en maintenant une approche centrée sur l’humain. Cette transformation digitale s’appuie également sur des formations et des outils collaboratifs pour améliorer notre efficacité organisationnelle et notre réactivité au marché.

En 2021, Adecco a réalisé l’acquisition de Qapa, dont vous avez ensuite été CEO. En quoi était-ce une opération essentielle ?

L’évolution des besoins des clients a conduit à une diversification des formes de recrutement, avec des modèles hybrides, classiques et digitaux. L’acquisition de Qapa, dont la plateforme facilite la recherche d’emploi, nous a permis d’adopter un modèle omnicanal plus abouti. Cela est essentiel pour parvenir à gagner en réactivité et en efficacité, tant du côté des employeurs que des intérimaires. Ces nouveaux outils digitaux nous permettent d’offrir une réponse à la pénurie de candidats en attirant des profils diversifiés. 

« L’évolution des besoins des clients a conduit à une diversification des formes de recrutement, avec des modèles hybrides, classiques et digitaux.  L’acquisition de qapa nous a permis d’adopter un modèle omnicanal plus abouti. »

Quels défis la digitalisation pose-t-elle aujourd’hui dans votre groupe, notamment en matière de redéfinition des modalités d’emploi et d’identification des capacités individuelles ?

Nous avons une direction dédiée, Adecco Training, qui travaille intensivement sur les formations relatives aux soft skills, et sur la manière dont nous pouvons les identifier efficacement. Nos parcours de carrière et nos outils nous permettent d’évaluer et de cibler ces aptitudes non techniques en complément des compétences plus traditionnelles. Nous nous efforçons de sortir du cadre du recrutement classique basé sur les CV.

Dans le même esprit, nous avons introduit CV Maker, un outil basé sur des technologies d’intelligence artificielle qui permet de créer un CV en moins d’une minute grâce à la commande vocale. Cette innovation a été développée pour simplifier l’expérience de candidature, notamment pour ceux qui rencontrent des difficultés avec les méthodes traditionnelles. Parfois, rédiger un simple CV est un obstacle. C’est une façon pour nous de répondre à la nécessité d’inclusivité et d’accessibilité dans la recherche d’emploi. Nous adaptons nos offres et nos processus en conséquence, tout en développant des outils qui nous permettent de mieux comprendre et d’identifier les profils et les capacités des individus.

Comment parvenez-vous à harmoniser l’interaction entre vos agences et le domaine numérique, surtout quand la recherche d’intérimaires se fait principalement au niveau local, et que cela peut engendrer une compétition entre les recruteurs ?

Chaque agence possède son propre territoire, sa marque, sa compétence et son portefeuille de clients, et a la capacité de collaborer avec les autres agences. Notre vision est que le digital vient en complément de ce réseau physique, et non en opposition.

Pour renforcer cette complémentarité, nous avons déployé des outils destinés à faciliter le quotidien de nos agences. Par exemple, l’application « Adecco & Moi » sert de pont entre l’agence et le candidat, en permettant la dématérialisation de tâches administratives comme les relevés d’heures. Cela a d’ailleurs été bien accueilli, avec 80 % des intérimaires en mission qui utilisent l’application, ce qui en fait un véritable accélérateur.

En outre, nous avons entrepris des tests avec la start-up Golden Bees pour l’automatisation de la rédaction des annonces d’emploi. En fournissant simplement le poste, les compétences requises, la localisation et la tonalité souhaitée pour l’annonce, nos recruteurs peuvent obtenir des annonces rédigées automatiquement grâce à l’IA générative. Cela non seulement uniformise nos annonces, mais permet également d’augmenter leur portée, tout en économisant un temps précieux pour nos recruteurs. Les premiers résultats indiquent des gains de productivité entre 50 et 70 %.

Toutefois, il est essentiel de souligner que, malgré ces avancées digitales, l’aspect humain demeure le cœur de notre métier. L’interaction humaine entre le candidat et nos recruteurs est et restera centrale. Notre objectif est de libérer du temps pour nos recruteurs pour se concentrer sur cette interaction, en automatisant toutes les tâches qui peuvent l’être.

« Chaque agence possède son propre territoire. Notre vision est que le digital  vient en complément de ce réseau physique, et non en opposition. »

On dit souvent qu’un DSI dans votre secteur n’est pas forcément le bon profil pour accompagner à la fois la transformation digitale et l’innovation, car l’approche devrait être centrée sur le produit. Est-ce vrai ?

Avec mon homologue Roland Bouchut, qui est le DSI notamment pour la France, nous travaillons en très grande proximité. Notre façon de fonctionner est très proche, ce qui nous permet de concentrer l’énergie et le focus de nos équipes sur les métiers, les processus et les « produits » que vous mentionnez. Mon équipe, en particulier, est centrée essentiellement sur l’expérience de nos clients, de nos candidats et de nos collaborateurs. Nous explorons ce que vivent nos clients, comment le digital peut contribuer, et de quels outils ils ont besoin pour accélérer les choses.

La digitalisation et l’IT sont des piliers essentiels dans notre démarche de transformation, notamment pour optimiser l’interaction avec nos diverses « cibles ». Le rôle du digital est de transformer ces besoins et attentes en concret, tandis que l’IT assure la mise en oeuvre technique, tout en gérant des enjeux cruciaux comme la conformité RGPD et la cybersécurité, étant donné l’énorme volume de données que nous manipulons quotidiennement.

La collaboration étroite entre les équipes digitale et IT est vitale pour réussir cette transformation. Nous mettons également un accent particulier sur la gestion du changement pour faciliter l’adoption des nouveaux produits et outils digitaux.

« Nous mettons en place des sessions de sensibilisation et d’acculturation à destination de nos collaborateurs afin qu’ils soient équipés pour explorer et utiliser les ia génératives dans leur quotidien professionnel. »

Le groupe Adecco vient de signer un partenariat avec Microsoft pour utiliser son IA générative. Cette initiative vise-t-elle à anticiper les problématiques de shadow IA ?

Nous ne prendrons que le meilleur de l’IA, c’est le sens de ce partenariat. Avec l’IA, la première démarche que nous avons entreprise a été l’élaboration d’un guide des bonnes pratiques destiné à tous nos collaborateurs, les informant sur les opportunités infinies tout comme sur les risques associés à l’utilisation de l’IA générative en libre accès dans leur environnement professionnel quotidien. Il est primordial que chacun utilise ces technologies de manière responsable.

Ce guide a été un prélude, une sorte de phase préparatoire avant de réfléchir à une stratégie business structurée. Nous mettons en place des sessions de sensibilisation et d’acculturation à destination de nos collaborateurs afin qu’ils soient équipés pour explorer et utiliser les IA génératives dans leur quotidien professionnel. Alors que certains pays ont choisi de restreindre l’accès à ces technologies, nous avons opté pour une approche plus ouverte, convaincus qu’il faut évoluer avec les technologies émergentes.

Ensuite, notre réflexion s’est portée sur les implications à long terme de l’automatisation et de l’IA sur l’emploi. Elle a été stimulée par une étude récente de Goldman Sachs en Europe et aux États-Unis qui prévoit que 300 millions d’emplois seront impactés, soit deux tiers des emplois actuels. Cette projection, en lien direct avec notre domaine d’activité, a fait naître des préoccupations légitimes. Nous nous sommes donc interrogés sur la meilleure façon d’accompagner cette transition, tant pour nos clients que pour nos candidats et nos collaborateurs.

Comment réagir face à de telles inquiétudes ?

Il est impératif d’accompagner et de former les candidats, de développer leur employabilité face à l’évolution technologique. Nous allons voir comment les « cols bleus » sont également impactés. Notre rôle est d’accompagner ces transformations pour développer les compétences adéquates, car ceux qui sauront maîtriser les IA génératives seront en meilleure position sur le marché de l’emploi.

Concernant les inquiétudes sur la suppression des emplois due à l’automatisation, il est facile de sombrer dans le pessimisme. Toutefois, il ne s’agit pas de remplacer les humains, mais d’utiliser ces technologies de manière judicieuse. Notre focus est sur le développement de compétences, en travaillant sur des nouveaux métiers, comme le prompt engineer, pour les former à répondre efficacement aux besoins technologiques.

Des clients commencent déjà à nous solliciter sur l’intégration de ces technologies pour améliorer la rentabilité, l’efficacité et la fluidité des opérations. Nous sommes donc en première ligne pour montrer que ces technologies peuvent également être des vecteurs d’opportunités.

« Concernant les inquiétudes sur la suppression des emplois due à l’automatisation, il est facile de sombrer dans le pessimisme. Il ne s’agit pas de remplacer les humains, mais d’utiliser ces technologies de manière judicieuse. »

L’IA est donc un vrai sujet d’amélioration pour la performance de votre métier ?

Oui. Actuellement, grâce aux systèmes d’IA que nous avons mis en place avec nos équipes data science, nous exploitons des algorithmes destinés à prédire les besoins de recrutement en fonction de divers critères tels que le bassin géographique, le secteur d’activité ou les spécificités des clients. Cette approche proactive nous permet d’identifier en amont les candidats potentiels dans notre base de données, et de les proposer automatiquement à nos clients avant même qu’ils ne nous expriment leur besoin. Cela représente, à mes yeux, une transformation significative de notre métier et de notre modèle opérationnel.

Votre métier au fond n’est-il pas d’aider à mettre le pied sur l’accélérateur ?

Le changement s’accélère actuellement, introduisant de nouvelles modalités d’exécution, de discussion, et d’engagement avec nos clients. Cette transformation est clairement une mission que j’embrasse avec mes équipes. Cela fait intégralement partie de mon job. Quand je parlais d’adoption tout à l’heure, c’est l’un des rôles principaux que nous avons. Je ne m’engage pas dans le digital simplement pour le digital, isolée avec mon équipe. Il s’agit d’une transformation que vit l’ensemble de notre entreprise. La culture d’innovation est très forte au sein du groupe Adecco, et cela nous propulse dans cette transformation continue. Nous sommes là pour créer les conditions de succès, justement, de ces innovations. Et plus elles viennent des quatre coins de l’entreprise, mieux c’est.

« Nous sommes dans une dynamique de ‘Test and Learn’ permanent vis-à-vis des nouvelles technologies, cherchant à les rendre opérationnelles plutôt qu’à rester sur un plan strictement stratégique. »

Chaque année, une technologie peut en cacher une autre. Comment être certain de ne pas avoir un train de retard ?

Notre objectif va bien au-delà des ambitions internes du groupe. Nous œuvrons pour façonner l’emploi de demain et avons un rôle substantiel à jouer sur le marché du travail.

Notre démarche n’est pas de briller, mais de fournir des outils utiles et efficaces pour nos candidats et intérimaires. Par exemple, le CV Maker que j’ai mentionné, qui n’était pas doté d’intelligence artificielle auparavant, a été mis à niveau et est en production depuis plusieurs mois. Plus de 10 000 personnes l’ont utilisé depuis mi-août, ce qui démontre son utilité quotidienne.

Dans la logique de la substitution technologique que vous évoquez, nous sommes en effet dans une ère où une technologie en remplace une autre, et cela fait partie de l’évolution naturelle des choses. Notre approche est pragmatique. Nous sommes dans une dynamique de test and learn permanent vis-à-vis des nouvelles technologies, cherchant à les rendre opérationnelles plutôt qu’à rester sur un plan strictement stratégique. Je vous ai donné quelques exemples illustrant comment ces innovations se traduisent dans le quotidien du groupe ou impactent différents publics au sein de notre organisation. Et plus ces innovations viennent de l’interne, meilleur c’est.

C’est ainsi que nous restons ancrés dans la réalité, au service de nos clients, de nos candidats, et en réponse aux enjeux de transformation de notre secteur. Notre but est de rendre ces technologies accessibles et bénéfiques pour tous.

Propose recueillis par Thierry Derouet / Photos de Maÿlis Devaux


« Il est crucial de briser certaines barrières pour avancer »

Comment, selon vous, la parité homme-femme et l’inclusion contribuent-elles à l’émergence de l’innovation au sein de votre groupe ?

La parité et la diversité sont des sujets qui me tiennent à cœur et que je porte activement. Je crois fermement que les femmes jouent un rôle crucial dans les transformations majeures, et j’ai eu la chance de rencontrer de nombreuses femmes inspirantes au cours de ma carrière.

La mixité, qui va bien au-delà de la simple parité homme-femme, contribue à une performance accrue, ce que je constate au quotidien dans mon équipe. Nous avons atteint la parité, voire une représentation féminine supérieure, ce dont nous sommes très fiers. Nous sommes également convaincus que c’est un élément clé pour réussir nos transformations, car cela associe performance économique et sociale, en ligne avec l’ADN de notre groupe qui valorise cette mixité depuis de nombreuses années. Notre engagement en faveur de la parité homme-femme est une partie intégrante de notre pacte social d’entreprise, et est activement soutenu par notre Comex.

L’inclusion, elle, n’est pas un simple ajout pour nous, mais une valeur fondamentale ancrée dans notre quotidien, car nous sommes persuadés qu’elle est un ingrédient essentiel de notre réussite, tant dans notre transformation que pour le succès global du groupe. Concernant spécifiquement mon secteur, le numérique au sein de la tech, il est clair que la France a du retard en matière de féminisation. C’est un enjeu récurrent et il est crucial de briser certaines barrières pour avancer. Chez nous, nous avons pris des mesures concrètes et constatons des résultats positifs. Notre réseau féminin « Adelles » contribue à encourager et soutenir les femmes dans leur leadership au sein de l’entreprise. Ces résultats permettent de contrer les doutes que certaines peuvent avoir quant à leur capacité à accéder à certains postes, et ainsi, de promouvoir une culture d’inclusion et de diversité qui bénéficie à toute l’organisation.

Parcours de Hélène Jonquoy

Depuis août 2021 :
Directrice digital et innovation de The Adecco Group

D’octobre 2018 à juillet 2021 :
Directrice marketing, digital et relation client, Vinci Autoroutes

De février 2016 à septembre 2018 :
Directrice produits digitaux, Groupe BPCE

De septembre 2008 à janvier 2016 :
Directrice produits digitaux OUI.sncf

Formation :
Diplôme de l’École de Marketing Sorbonne Assas (2007)

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