"Notre transformation digitale laisse espérer de grands progrès scientifiques" explique Virginie Dominguez

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« Notre transformation digitale laisse espérer de grands progrès scientifiques »

Par François Jeanne, publié le 12 janvier 2023

Le rapprochement des équipes de la DSI, de la data et de celles en charge du digital, a donné un élan décisif à la transformation du groupe pharmaceutique. À la tête de la DDSI du Groupe Servier, Virginie Dominguez mise sur le nouvel état d’esprit des directions métiers vis-à-vis de l’IT pour leur délivrer tout son potentiel dans leurs activités, en particulier dans la recherche de nouveaux traitements.

Vous êtes vice-présidente Digital, Data & SI du groupe pharmaceutique Servier. C’est une appellation peu courante. Que regroupe-t-elle exactement ?

Ma direction regroupe le digital, la data et les systèmes d’information, et elle est organisée autour de cinq pôles : la DSI historique et classique ; un pôle pour le développement et le déploiement des produits et services digitaux ; un pour la data et l’IA ; un pour la sécurité des systèmes d’information ; et enfin un pôle transverse qui accompagne la transformation digitale du groupe.

Existe-t-il des recouvrements entre ces pôles ?

Sur le plan de l’organisation, il y a bien des collaborateurs affectés à chacun. Mais sa force est de bâtir des passerelles sur les nombreux projets où elles sont indispensables. Par exemple, lorsque la mise en place d’un progiciel s’accompagne de réflexions sur des services digitaux associés, ou autour de la data avec du master data management, ou encore en termes d’analytics et d’intelligence artificielle. Nous sommes vraiment sur des actions de bout en bout qui impliquent plusieurs de ces directions.

“Dans une entreprise avec une très forte culture médicale, c’était un choix audacieux de faire venir une personne issue de la tech plutôt que du monde de la santé.”

Vous aviez initialement rejoint Servier en tant que CDO ?

C’est exact. Il s’agissait d’une création de poste auprès du président du groupe, Olivier Laureau, un des premiers promoteurs de la transformation digitale. C’était il y a bientôt trois ans, en janvier 2020. Mon arrivée a suivi une phase de réflexion du groupe sur l’opportunité de lancer cette transformation. Je pense que je n’ai d’ailleurs pas été choisie par hasard. Dans une entreprise avec une très forte culture médicale, c’était un choix audacieux de faire venir une personne issue de la tech plutôt que du monde de la santé. Ils se sont dit que ce serait plus facile pour quelqu’un qui maîtrisait le digital de s’imprégner des enjeux de la santé que l’inverse.

Était-il prévu dès le départ que vous accéderiez à des responsabilités qui vous amèneraient à prendre la DSI dans votre périmètre ?

Notre président l’avait effectivement imaginé dans un horizon court/moyen terme. Mais nous avons décidé d’aller plus vite car nous avions un enjeu de dette technologique. Il aurait été impossible de délivrer réellement de la valeur et des initiatives digitales comme autour de la data, sans impliquer la DSI et les corréler avec la transformation de notre legacy. Et forte de mes expériences précédentes, j’avais aussi appris qu’il fallait absolument éviter ce que j’appelle le schisme, c’està- dire une séparation entre les « anciens » et les « modernes ». Je pense au contraire que la transformation digitale est un enjeu commun partagé par l’ensemble de ces équipes. C’est pourquoi, quelques mois après mon arrivée, elles étaient réunies dans une seule et même direction dont j’ai pris la responsabilité.

Quelles sont les spécificités des besoins IT & digitaux du groupe ?

Même si Servier est doté d’une taille plus raisonnable que mon entreprise précédente, nous réalisons 4,7 Md€ de chiffre d’affaires, distribuons nos produits dans plus de 150 pays à travers le monde, comptons près de 22 000 salariés, et nos enjeux sont multiples.

Le premier est autour de la R&D. J’ai la conviction que l’innovation scientifique combinée à la puissance des nouvelles technologies va permettre des progrès absolument gigantesques dans la prise en charge des patients. On l’a d’ailleurs vu lors de la pandémie avec des mises sur le marché de vaccins dans des temps records. La réduction du temps de développement des médicaments et l’amélioration de la probabilité de succès de nos recherches, qui est inférieure à 10 % aujourd’hui, sont absolument critiques pour les patients. Cela m’a beaucoup motivée à rejoindre Servier. Penser que l’on peut mettre ses compétences et la puissance du digital au service de la science, et que l’on contribue ainsi à trouver des médicaments sur des maladies rares, c’est évidemment très inspirant.

Le second axe concerne les services additionnels que le digital permet d’apporter à l’utilisateur final, c’est-à-dire au patient. Au-delà du médicament, il faut aussi les accompagner dans le diagnostic précoce des maladies, et surtout sur l’adhérence au traitement. En moyenne, seul un patient sur deux souffrant de maladie chronique le respecte correctement, avec le risque de récidive que cela entraîne. Les outils digitaux sont à même d’apporter ces nouveaux services [stratégie Beyond the Pill, NDLR].

Ces deux premiers points sont très spécifiques au monde de la santé. Ensuite et comme pour toutes les entreprises industrielles avec des produits à fabriquer, à vendre et à livrer, nous retrouvons des enjeux d’optimisation de la chaîne de valeur, de nos processus de production, de notre logistique, de la communication et des échanges vis-à-vis de nos différentes parties prenantes.

“Nous menons une stratégie de move-to-cloud très pragmatique. Dès que nous avons une problématique d’expérience utilisateur à améliorer ou un TCO à faire baisser, la migration est envisagée.”

Comment se décident les grandes orientations de l’IT et du digital dans votre configuration ? Et comment se diffusent-elles ?

Nous avons un modèle hybride, dans lequel j’ai en responsabilité les équipes globales, tandis que les équipes locales dépendent hiérarchiquement des directions générales dans les pays. Nous sommes dans un rapport de 80/20 avec le local, qui gère notamment le support de proximité aux utilisateurs.

L’animation fonctionnelle est réalisée par les équipes basées à Paris. J’ai également des équipes à l’international, notamment un pôle à Singapour et un autre à Montréal. Dans cette organisation, en central, nous sommes dans une logique d’uniformisation et de massification, avec nos grands systèmes et progiciels. Par exemple, nous avons harmonisé nos CRM et nous sommes en train de faire de même avec l’ERP dans l’ensemble des pays. Nous avons aussi commencé il y a deux ans une refonte de nos infrastructures monde, qui doit se terminer en 2025. C’est un projet qui nous donnera, à terme, des infrastructures dans le cloud opérées globalement.

Au fond, la philosophie générale consiste à se dire que tout ce qui peut être standardisé au niveau global doit être mis en place tout en respectant les besoins locaux, qui peuvent être spécifiques et non standardisables. Par exemple, sur la data, nous couvrons tous les grands process de l’entreprise avec une offre « cœur » analytique qui propose des tableaux de bord, notamment pour le financier avec les P&L. Pour autant, les pays ont aussi besoin d’autonomie sur certains points. Par exemple, le calcul du bonus des équipes locales dépend à la fois de données globales du CRM, mais aussi d’un couplage à des données plus locales.

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Quelle utilisation faites-vous du cloud aujourd’hui ?

Il y en a plusieurs. La première, c’est celle qui nous permet d’homogénéiser nos pratiques sur les couches les plus basses de l’infrastructure, avec la possibilité de les opérer et de les rendre disponibles même dans certains pays où nous n’avons pas d’informatique. Il y a également un enjeu de qualité de service et de sécurité.
En rajoutant des hubs, à la fois nous facilitons des échanges entre pays sans passer par un point central, mais dans le même temps, nous pouvons piloter la sécurité de manière centralisée.
C’est particulièrement utile dans la mesure où les talents dans le domaine de la cybersécurité sont rares. Ensuite, nous utilisons des solutions SaaS, par définition dans le cloud.
Et enfin, concernant notre legacy, nous menons une stratégie de move-to-cloud très pragmatique. Dès que nous avons une problématique d’expérience utilisateur à améliorer ou un TCO à faire baisser, la migration est envisagée.

Au total, combien de collaborateurs comptez-vous dans votre direction ?

Au total, en comptant les prestataires externes, nous nous approchons des 800 collaborateurs au niveau mondial. Sur la France, j’ai sous ma responsabilité directe 600 personnes.

C’est un ratio de presque 4 % des effectifs groupe. C’est plutôt important dans le monde de l’industrie ?

C’est sûrement plus que dans l’industrie agroalimentaire par exemple, qui est à environ 1,8 % de ratio budget IT sur CA. Le secteur pharma est plutôt entre 3 % et 3,5 %.
Historiquement, Servier était plutôt dans le bas des comparatifs avant mon arrivée.

Depuis trois ans, nous sommes plutôt au-dessus, grâce à ce choix ambitieux de lancer notre transformation digitale, et sur fond de rattrapage de notre dette technologique sur certains grands systèmes. C’est aussi l’intérêt d’être dirigés par une fondation dotée d’une vision long terme. Cette organisation nous donne beaucoup d’agilité dans la prise de décisions et dans leur exécution.

Comment caractériseriez-vous l’histoire de l’informatique chez Servier ?

Elle évolue vite avec un changement de paradigme profond. Dans le monde de la santé, l’informatique était autrefois considérée comme un centre de coût, parfois rattachée directement aux directions industrielles et vécue comme un mal nécessaire. Elle était pilotée comme telle, et l’investissement sur l’avenir restait limité.

Le changement, que je promeus ainsi que mon président, c’est que nous sommes désormais un business partner qui crée de la valeur pour l’entreprise. Vous m’avez entendu parler de performance, d’innovation ? C’est un vrai shift culturel et une source de motivation pour mes équipes, qui doivent aller vite pour relever ces défis.

J’ai l’habitude de dire qu’on a l’IT que l’on mérite. Avant, quand les métiers demandaient l’installation de certains logiciels sans consulter les experts et les architectes de la DSI, celle-ci s’exécutait. Aujourd’hui, nous sommes dans une relation de business, nous leur demandons de nous parler de leurs problèmes ou de leurs besoins et c’est nous qui proposons les solutions.

“Pour mener une transformation, il faut des ressources dédiées et protégées. Sinon, votre projet passera toujours après les urgences opérationnelles et immédiates des métiers.”

Vos équipes sont-elles plus jeunes que la moyenne d’âge de l’entreprise ?

J’ai fait entrer de nouveaux talents, en particulier sur la partie data, digital et cloud, et c’est plus une question de compétences que d’âge. Du coup, un quart des collaborateurs de ma direction a moins de deux ans d’ancienneté dans l’entreprise, mais les autres sont dans la moyenne. Depuis que je suis arrivée, j’ai même eu le plaisir de remettre plus d’une trentaine de médailles du travail, dont trois de 35 ans et presque une dizaine de 30 ans. Je trouve féconde cette mixité des plus expérimentés avec les nouveaux venus.

Mais n’y-a-t-il pas des moments où le poids de l’existant, notamment technique, peut ralentir la transformation ?

Un facteur clé de succès à mon arrivée a été la création d’un budget sanctuarisé pour la transformation digitale et data du groupe. Auparavant, les dépenses IT étaient intégralement refacturées aux métiers. C’est certes une manière saine de gérer son informatique, qui évite des demandes extravagantes. Mais lorsque vous voulez mener une transformation, il faut des ressources dédiées et protégées. Sinon, votre projet passera toujours après les urgences opérationnelles et immédiates des métiers, par exemple sur un ERP.

Cela oblige à imaginer des KPI sur cette transformation et à produire des résultats. De quoi êtes-vous particulièrement fière depuis ces trois ans ?

Un premier succès a concerné, très rapidement après mon arrivée, l’amélioration de la qualité de service aux collaborateurs. Le télétravail n’existait presque pas et pourtant, en quelques jours après le déclenchement du confinement en mars 2020, mes équipes ont déployé Teams pour l’ensemble des collaborateurs du groupe. Puis ils leur ont mis à disposition les 100 applications les plus vitales pour le groupe. Résultat, un gain de 2,5 points dans la mesure de la qualité de service par les utilisateurs.

Nous avons aussi des réussites côté innovation. Je vous parlais des algorithmes d’intelligence artificielle pour aider ou en tout cas accélérer le cycle de recherche. Nous en sommes fiers. Comme d’usages plus pragmatiques de la donnée sur la chaîne de valeur, par exemple pour améliorer la visibilité de nos stocks partout dans le monde.

Il y a également des collaborations importantes avec la R&D, par exemple autour d’un cockpit du chercheur qui lui donne accès à toutes les données nécessaires à son travail, qu’elles proviennent de l’interne ou de l’externe. Nous leur proposons aussi des algorithmes de calcul des probabilités de succès dans un développement de médicaments, etc. L’objectif global est d’améliorer toute la chaîne de gestion de la data, depuis sa création au niveau d’un microscope jusqu’aux résultats des analytics les plus poussés.

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Les chercheurs ne voyaient pas forcément l’IT comme un partenaire auparavant ?

Claude Bertrand, vice-président exécutif R&D, a en tous cas été l’un des principaux soutiens à la transformation digitale du groupe. Je l’ai rencontré très tôt, avant mon arrivée. Cela m’a renforcé dans mon envie de rejoindre une entreprise dont le patron de la R&D était absolument convaincu de l’apport des nouvelles technologies dans l’optimisation de ses activités.
C’est aujourd’hui notre client le plus important, avec presque un tiers de nos projets qui concernent ce département.

Au-delà de cet exemple, avez-vous d’autres éléments tangibles qui démontrent une acculturation au digital de l’entreprise et de ses collaborateurs ?

Nous suivons cela régulièrement, grâce notamment au framework Digital Acceleration Index proposé par le BCG, qui analyse le niveau de maturité digitale des entreprises et les classe en quatre groupes.
Une première analyse fin 2018 nous avait classé dans le quatrième groupe, celui des « digital passive ». Ce n’est pas que Servier ne faisait rien, mais plutôt qu’il n’y avait pas d’organisation globale en place sur le sujet. Nous sommes désormais remontés dans le troisième groupe, celui des entreprises « habiles » [en anglais, « digital literates », NDLR].

En trois ans, nous avons donc rattrapé notre retard, grâce à une stratégie claire, largement communiquée, avec des KPI associés et une gouvernance forte. Nous avons désormais l’objectif de devenir « digital performer » d’ici 2025 [le second groupe, le premier groupe des « digital leaders » étant réservé aux Amazon et autres Google, NDLR]. Il nous faudra pour cela associer l’ensemble des salariés à cette dynamique. Nous avons lancé à cet effet un important programme d’information avec, en particulier, des Digital & Data Académies pour un déploiement à l’échelle de cette culture digitale. C’est clairement notre prochaine étape.

Propos recueillis par : François Jeanne
Photos : Maÿlis Devaux


Des talents qui arrivent désormais aussi depuis les directions métiers

Même si elle reconnaît des difficultés de recrutement pour sa direction, au même titre que tous ses confrères, Virginie Dominguez ne baisse pas les bras. « Nous avons pour nous des spécificités à valoriser. D’abord, nous travaillons dans un secteur de la Santé, et avec une R&D dynamique. Ce sont des facteurs qui peuvent motiver nombre de talents qui cherchent à donner du sens à leur travail. »

On peut également compter sur elle pour mettre en avant l’organisation du groupe, piloté par une fondation qui investit sur le long terme. Enfin, la nature même du projet de transformation est motivante. « Il y a une très forte ambition, des moyens associés, une équipe largement rénovée, des nouvelles technologies puissantes. C’est attrayant pour nombre de personnes. »

Y compris en interne : non seulement des informaticiens de la DSI ont rejoint les équipes dédiées à la data, mais il commence même à y avoir des demandes de mobilité interne depuis des directions métiers vers la DDSI de Virginie Dominguez. « C’est une mesure du succès de notre démarche, se réjouit-elle. Que des salariés qui travaillent dans des fonctions très cotées dans l’entreprise aient envie de rejoindre notre direction illustre bien la transformation en cours. »

Parcours de Virginie Dominguez

Depuis 2021 :
Vice-présidente exécutive Digital, Data et Systèmes d’Information du groupe Servier.
Membre du Comex.
2020 :
Chief digital officer, Groupe Servier
2003-2019 :
Chez Orange, successivement manager grands comptes internationaux ; puis responsable marketing produits VoIP, Internet et TV ; directrice des ventes en boutiques ;
Directrice des services clients ;
Et enfin CDO pour Orange Grand Public


FORMATION
Polytechnique (1998)
et Ponts & Chaussées (2003, MB A)

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