

Gouvernance
67 propositions pour cesser de brader la souveraineté publique
Par Thierry Derouet, publié le 15 juillet 2025
La commande publique représente 400 milliards d’euros par an. Et pourtant, elle continue d’alimenter les dépendances industrielles, numériques et agricoles qu’elle prétend combattre. Le Sénat tire le signal d’alarme avec 67 propositions pour que la France cesse de financer ses propres faiblesses.
”Non, je ne peux pas le garantir.” Interrogé par le Sénat sur la capacité de Microsoft à protéger les données publiques françaises des lois extraterritoriales américaines, le Directeur des affaires publiques et juridiques Anton Carniaux n’a pas cherché à noyer le poisson. Sa réponse, aussi brève que brutale, a servi de déclencheur. Car derrière cette admission, c’est tout un modèle d’achat public qui vacille.
La France prétend défendre sa souveraineté numérique, mais continue de signer avec des géants non européens. Elle affirme soutenir ses PME, mais leur ferme la porte avec des procédures kafkaïennes. Elle proclame vouloir verdir ses pratiques, tout en poursuivant la logique du moins-disant.
La commission d’enquête sénatoriale a voulu comprendre. Le résultat : 51 auditions, 134 témoins, et 67 propositions qui dessinent une évidence : l’État achète trop souvent contre ses propres intérêts. Ce rapport n’est pas un simple exercice parlementaire — c’est un miroir tendu aux contradictions de l’action publique. Et peut-être un mode d’emploi pour en sortir.
La commande publique, un colosse aux pieds d’argile
Le constat sénatorial est sévère : « L’État n’a pas su se hisser à la hauteur des enjeux lorsqu’il s’est agi de garantir la souveraineté nationale », tranche le rapport. Trois grands acteurs de l’État sont directement mis en cause :
• la DAE (Direction des achats de l’État), censée coordonner les achats interministériels ;
• la DAJ (Direction des affaires juridiques) de Bercy, en charge du cadre réglementaire ;
• le CGDD (Commissariat général au développement durable), garant des objectifs environnementaux.
Aucun n’est parvenu à imposer une stratégie cohérente de pilotage
Symbole de ce désordre : le cas du Health Data Hub, cette plateforme de données de santé publique. Elle devait être provisoirement hébergée chez Microsoft pour deux ans. Or, quatre ans plus tard, la migration vers une solution souveraine reste bloquée. « La migration vers une solution d’hébergement souveraine semble encore lointaine », déplore la commission.
Edward Jossa, président de l’UGAP (Union des groupements d’achats publics, la plus grosse centrale d’achat française), le reconnaît : « Sur les sujets de souveraineté, je reconnais que nous pouvons faire mieux. Il faut que nous donnions plus d’informations sur les éditeurs, les logiciels et les conditions d’hébergement. Nous avons un peu de travail à faire. »
Une gouvernance forte, au plus haut niveau
La première série de recommandations est sans ambiguïté : il faut rétablir un pilotage fort et assumé. La commission propose de confier au Premier ministre la responsabilité directe de la commande publique, et d’instaurer un débat annuel au Parlement.
« La commande publique est l’un des derniers outils de politique industrielle à notre disposition. Il est temps d’en faire une politique assumée, pas un sujet technique », insiste Simon Uzenat, président de la commission.
Simplifier pour libérer les énergies locales
Les collectivités locales portent aujourd’hui 80 % des marchés publics. Mais ce sont aussi elles qui subissent les rigidités les plus étouffantes. Joël Marivain, président de l’Association des Maires du Morbihan, le dit sans détour : « Heureusement que nous ne pensons pas au pénal ! Sinon, nous démissionnerions. »
Le rapport préconise la suppression de la procédure adaptée (MAPA), souvent jugée trop floue, et la généralisation des procédures négociées, bien plus souples. Il propose aussi un « passeport commande publique », qui centraliserait tous les justificatifs administratifs d’un fournisseur pour simplifier les réponses aux appels d’offres.
Le Small Business Act européen : l’urgence d’un choc de commande
L’un des marqueurs forts du rapport est la revendication d’un Small Business Act à l’européenne : réserver 30 % des marchés publics aux PME, comme cela se pratique déjà aux États-Unis. Aujourd’hui, seules 2 % des start-ups françaises accèdent à la commande publique.
Cosimo Prete, président de CST (entreprise française spécialisée dans la cybersécurité des documents), illustre bien ce blocage : « Nous n’avons jamais été consultés sur le projet de carte d’identité électronique (CNIe), malgré toutes les recommandations obtenues du ministère de l’Intérieur. »
Réorienter l’achat public vers la souveraineté numérique
Le numérique est l’un des angles morts du pilotage public. Le rapport recommande l’application immédiate de la loi SREN (Sécuriser et réguler l’espace numérique), qui exige que les données sensibles soient confiées à des prestataires certifiés SecNumCloud — un référentiel élaboré par l’ANSSI garantissant que les données restent hors de portée des puissances étrangères.
Problème : ces obligations sont encore ignorées. Exemple marquant, le marché Éducation nationale — Microsoft, signé en contournant l’avis de la DINUM (Direction interministérielle du numérique), pourtant garante de la doctrine « cloud au centre ».
« Les conditions de réalisation de l’étude préalable sont contestées par les acteurs du numérique souverain, qui estiment ne pas avoir été consultés », dénonce le rapport.
Une ambition environnementale encore théorique
Sur le plan écologique et social, les retards sont criants. Seuls 14 % des établissements publics appliquent la loi Egalim sur l’alimentation durable dans les cantines, et les objectifs de recyclage imposés par la loi AGEC sont encore peu respectés.
Le Sénat appelle à mieux coordonner les outils d’accompagnement (comme l’outil d’évaluation Ecobalyse), à généraliser les clauses environnementales, et à appliquer strictement la loi Climat et Résilience, qui impose ces clauses dans tous les marchés à partir de 2026.
Piloter par la donnée : de l’obscurité à la transparence
Dernier pilier : la transparence. Le rapport recommande d’enregistrer tous les marchés publics dès le premier euro dans une base publique interopérable. Il cite en exemple la région Bretagne, qui a mis en place un observatoire permettant de mesurer l’impact économique, écologique et social des achats publics.
La DINUM, l’OECP (Observatoire économique de la commande publique) et les collectivités locales doivent coopérer pour bâtir ces infrastructures numériques partagées, encore largement absentes aujourd’hui.
Une ambition sous conditions
Mais l’adoption de ces 67 mesures suppose une transformation culturelle : formation des élus, simplification des outils, courage politique face aux habitudes acquises. Et un message clair : il ne s’agit pas de « faire des économies » en priorité, mais de transformer chaque achat public en choix stratégique.
« On ne peut pas laisser les PME se heurter à un millefeuille procédural qui finit par les exclure de fait des marchés publics », conclut Dany Wattebled, rapporteur de la commission.
La commission sénatoriale sur la commande publique
Créée à l’initiative du groupe Les Indépendants — République et Territoires (LIRT), la commission sénatoriale a mené pendant quatre mois 51 auditions plénières et trois déplacements en France et à Bruxelles, rencontrant 134 acteurs économiques, institutionnels, juridiques et sociaux. Son rapport final, voté à l’unanimité le 8 juillet 2025, est structuré autour de 67 recommandations concrètes visant à redonner à la commande publique un rôle moteur dans la souveraineté économique, industrielle, écologique et sociale de la France.

🧭 Pilotage et gouvernance stratégique
1. Élaborer une stratégie nationale de la commande publique.
2. Intégrer la commande publique à la planification écologique.
3. Mettre en œuvre les obligations légales de formation des acheteurs publics.
4. Confier au Premier ministre la responsabilité du pilotage de la commande publique.
5. Clarifier la gouvernance de la commande publique et renforcer la coordination interministérielle.
6. Organiser un débat annuel au Parlement sur la politique d’achat.
7. Adopter une loi annuelle d’orientation stratégique de la commande publique.
🌍 Transition écologique et sociale
8. Transférer les adjoints gestionnaires des établissements scolaires aux collectivités territoriales.
9. Mettre à disposition des acheteurs une information complète sur l’offre durable.
10. Évaluer l’impact environnemental et social des achats publics.
11. Coordonner les outils nationaux d’aide à la transition vers les achats durables.
12. Mettre à disposition des acheteurs des outils d’analyse du coût du cycle de vie.
13. Réaliser des enquêtes qualitatives sur les clauses sociales.
14. Renforcer la formation universitaire dédiée aux achats publics.
15. Encourager les mutualisations d’achats à l’échelle intercommunale.
🔐 Souveraineté numérique et industrielle
16. Mettre en œuvre la doctrine du cloud au centre.
17. Appliquer l’article 31 de la loi SREN pour les services essentiels.
18. Instaurer une exception alimentaire favorisant les producteurs locaux.
19. Généraliser la préférence européenne dans les marchés publics.
20. Créer un Small Business Act européen.
21. Réserver 30 % des marchés aux PME dans les textes européens.
22. Appliquer l’article 31 de la loi SREN (redondant ici, mais séparé dans le rapport).
23. Reconnaître comme sensibles toutes les données des personnes publiques.
24. Insérer systématiquement des clauses anti-extraterritorialité dans les marchés publics.
25. Rendre obligatoire l’usage de SecNumCloud pour les données sensibles.
26. Étendre l’obligation SecNumCloud aux collectivités.
27. Conditionner les aides publiques à l’usage de solutions souveraines.
28. Inscrire les principes de souveraineté dans les documents de planification.
🛠️ Soutien à l’innovation et aux PME
29. Renforcer le rôle de la DINUM.
30. Réformer la gouvernance de l’UGAP.
31. Fixer aux centrales d’achat des objectifs de structuration industrielle.
32. Relever les seuils pour les achats innovants.
33. Clarifier la définition des achats innovants.
34. Alléger les contraintes de chiffre d’affaires imposées aux entreprises.
35. Alléger les contraintes de capacités techniques.
36. Impliquer tous les acteurs publics dans l’initiative “Je choisis la French Tech”.
37. Promouvoir la contractualisation avec des start-ups via le marché public d’innovation.
🧹 Simplification administrative
38. Supprimer la procédure adaptée (MAPA).
39. Simplifier les marchés à bons de commande.
40. Supprimer la double publication (BOAMP et JOUE).
41. Faciliter l’utilisation de l’outil Chorus Pro.
42. Généraliser la procédure négociée.
43. Créer un « passeport commande publique » pour les entreprises.
44. Alléger les obligations de justification pour les acheteurs.
45. Faciliter la substitution d’un titulaire en cas de défaillance.
🤝 Qualité de la relation acheteur / fournisseur
46. Généraliser l’usage des variantes.
47. Simplifier les modalités de présentation des variantes.
48. Mettre en œuvre un droit à l’expérimentation pour les PME.
49. Automatiser les intérêts moratoires.
50. Respecter strictement les délais de paiement par l’État.
51. Encourager les notations post-marché.
52. Harmoniser les méthodes de notation.
53. Imposer la transparence des critères d’attribution.
54. Créer un baromètre de la satisfaction des entreprises.
🛡️ Sécurisation juridique
55. Clarifier la définition du délit de favoritisme pour exclure les erreurs non intentionnelles.
56. Réviser le code de la commande publique pour l’adapter aux objectifs stratégiques.
📚 Formation et professionnalisation
57. Rendre obligatoire la formation des élus siégeant dans les Commissions d’appel d’offres.
58. Développer des formations universitaires intégrant souveraineté et durabilité.
59. Créer une formation d’excellence de haut niveau sur la commande publique.
60. Mettre en place une habilitation des assistants à maîtrise d’ouvrage.
📊 Pilotage par la donnée
61. Déclarer tous les marchés publics dès le premier euro.
62. Développer des indicateurs de performance.
63. Garantir l’interopérabilité des systèmes d’information des acheteurs publics.
64. Développer un open data intelligent de la commande publique.
65. Rendre publiques les données de l’OECP.
66. Programmer les achats publics sur trois ans.
67. Mesurer la création de valeur de la commande publique.
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