Gouvernance

SAP sous pression : enquête de l’UE et fronde allemande avant l’USF de Lyon

Par Thierry Derouet, publié le 29 septembre 2025

Licences opaques, maintenance verrouillée, enquête européenne : SAP se retrouve pris en étau entre ses utilisateurs et les régulateurs. Le débat promet de s’inviter la semaine prochaine à l’USF de Lyon, où les DSI francophones auront à leur tour l’occasion de hausser le ton.

«Pour que la transformation cloud réussisse, il faut une architecture cohérente et harmonisée, des modèles d’exploitation uniformes, des chemins de migration clairs, ainsi que des modèles de licences et de remises transparents, ajustables à la hausse comme à la baisse. » Devant ses pairs réunis à l’occasion de la conférence annuelle du DSAG, le président de l’association des utilisateurs germanophones de SAP, Jens Hungershausen, n’a pas mâché ses mots. Son constat résonne bien au-delà du Rhin : à quelques jours de la convention de l’USF à Lyon, la demande de transparence devient un mot d’ordre partagé.

Or, le climat est d’autant plus lourd que Bruxelles a décidé, fin septembre, d’ouvrir une enquête formelle sur les pratiques de l’éditeur en matière de maintenance. L’affaire ne pouvait tomber à un moment plus sensible pour SAP, alors que des milliers d’entreprises doivent accélérer leur migration vers S/4HANA et faire des choix de long terme pour leurs systèmes d’information.

Des clients qui naviguent (toujours) dans le brouillard

Depuis des mois, les critiques s’accumulent. Migrer d’ECC ou de S/4HANA on-premise vers le cloud ne se réduit pas à un simple changement d’infrastructure : c’est une plongée dans une grille tarifaire où les repères se brouillent. L’ex-« RISE with SAP », rebaptisé au printemps 2025 « Cloud ERP Private », ne reprend pas à l’identique les modèles historiques : SAP a simplifié le nommage (Cloud ERP / Cloud ERP Private) et repositionné « RISE » comme démarche de modernisation, tout en ajustant l’assemblage des offres et des options incluses. Plusieurs analyses ont souligné que ce rebranding s’accompagnait d’évolutions contractuelles et de coûts qui compliquent les comparaisons d’une offre à l’autre.

Côté tarification, on passe d’un monde de licences perpétuelles à des abonnements, avec des métriques hétérogènes : parfois par utilisateur et par mois, parfois via des équivalents d’usage (Full Use Equivalents ou FUE) qui agrègent différents profils d’utilisateurs et périmètres fonctionnels. Ce système — documenté par SAP et largement commenté par les cabinets spécialisés — rend l’exercice de TCO et de ROI délicat lorsque l’on doit traduire un parc ECC/S/4 on-premise en souscriptions Cloud ERP Private à périmètres variables. D’où l’appel réitéré des groupes d’utilisateurs à davantage de transparence avant toute bascule vers le cloud.

L’agacement est palpable. Beaucoup veulent profiter des promesses du cloud — flexibilité, réduction des coûts, modernisation — mais refusent d’avancer à l’aveugle. SAP assure multiplier les outils d’accompagnement, les programmes de modernisation, les bonnes pratiques pour sécuriser les trajectoires. Mais, dans les faits, la transparence attendue n’est pas au rendez-vous et les équivalences entre solutions restent floues.

Cette controverse s’inscrit dans un débat plus vaste. Dans un précédent article, IT for Business avait déjà analysé la manière dont SAP défendait une vision de la souveraineté numérique « hybride et pragmatique », tentant de concilier ancrage européen et dépendance aux grandes infrastructures mondiales. Mais le centre de gravité du débat a depuis glissé : il ne s’agit plus seulement de souveraineté, mais de dépendances numériques. Et celles-ci ne concernent pas uniquement les hyperscalers américains. Les éditeurs européens, SAP en tête, ne sont pas épargnés par les critiques lorsqu’il s’agit de lisibilité contractuelle, de marges de manœuvre pour les clients et de véritable liberté de choix.

Bruxelles hausse le ton

Le 25 septembre, la Commission européenne a ouvert une enquête formelle visant SAP. Dans sa communication, Bruxelles dit craindre que certaines pratiques aient restreint la concurrence dans l’après-marché du support, « laissant les clients européens avec moins de choix et des coûts plus élevés ». L’exécutif européen indique par ailleurs examiner des conditions susceptibles de limiter le libre choix des prestataires et de favoriser un verrouillage du marché, y compris l’impossibilité alléguée d’arrêter la maintenance pour des licences non utilisées.

« Des milliers d’entreprises à travers l’Europe utilisent le logiciel SAP pour gérer leurs activités », a déclaré Teresa Ribera, commissaire européenne à la concurrence, dans un communiqué.« Nous craignons que SAP ait restreint la concurrence sur ce marché secondaire crucial, en rendant plus difficile la concurrence pour les concurrents, laissant les clients européens avec moins de choix et des coûts plus élevés », a-t-elle déclaré.

Le grief est simple : un modèle du « tout ou rien » imposé par SAP. Impossible, pour un client, de confier une partie du périmètre à un tiers mainteneur tout en conservant le reste chez l’éditeur. Impossible, aussi, de renoncer à la maintenance sur des modules dormants. À cela s’ajoutent des contrats renouvelés automatiquement et des frais de réintégration jugés prohibitifs.

SAP dit tomber des nues. L’entreprise défend ses pratiques en soulignant qu’elles reposent sur « des standards largement partagés dans l’industrie ». Dans une réponse officielle adressée à IT for Business, l’éditeur confirme que « la Commission européenne a engagé une procédure formelle concernant l’entreprise. Cette procédure porte sur certains aspects de nos politiques de maintenance et de support on-premise, qui reposent sur des standards de longue date et communs à l’ensemble du secteur mondial du logiciel. SAP estime que ses politiques et pratiques sont pleinement conformes aux règles de concurrence. Nous prenons toutefois les préoccupations soulevées au sérieux et travaillons en étroite collaboration avec la Commission européenne pour y répondre. Nous ne prévoyons pas que cette procédure ait un impact significatif sur nos performances financières. En tant qu’acteur européen majeur dans une industrie mondiale extrêmement dynamique, SAP reste pleinement engagé en faveur d’une concurrence ouverte. Nous avons confiance dans le fait que la Commission européenne cherchera à conclure cette procédure rapidement et équitablement. »

Derrière la langue diplomatique, l’enjeu est majeur : si la procédure allait à son terme, les sanctions pourraient atteindre jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires de l’éditeur, soit plus de 3,4 milliards d’euros.

Les DSI pris entre deux feux

Pour les DSI, cette double pression — d’un côté l’incertitude des modèles de licences, de l’autre, la menace d’un verrouillage contractuel — rend la planification stratégique encore plus délicate. Ils doivent évaluer différents scénarios de migration, comparer l’on-premise avec sa maintenance historique au cloud ERP Private, ou encore tester des architectures hybrides. Chaque option comporte ses pièges.

Dans cette équation, une discipline s’impose : cartographier précisément les usages, anticiper les coûts de l’accès indirect, négocier des clauses de réversibilité et, surtout, parler d’une seule voix via les associations d’utilisateurs. Car l’équilibre de la relation avec SAP ne se jouera pas seulement au sein des comités de pilotage, mais aussi devant les régulateurs européens.

Vers un automne houleux à l’USF ?

L’édition lyonnaise de l’USF promet d’être un baromètre. Les utilisateurs francophones y exprimeront leurs propres frustrations, qu’il s’agisse de la complexité des licences ou des conditions de maintenance désormais passées au crible de Bruxelles. Loin d’un débat technique, c’est bien un rapport de force qui se dessine : comment restaurer de la visibilité et du choix dans un marché dominé par un acteur incontournable ?

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Les utilisateurs SAP d’Allemagne montent le ton

Jens Hungershausen, président du conseil d'administration de DSAG
Jens Hungershausen, président du conseil d’administration de DSAG

La DSAG (Deutschsprachige SAP-Anwendergruppe), qui fédère les clients SAP en Allemagne, Autriche et Suisse, a profité de son congrès annuel à Brême pour rappeler ses exigences. Oui, ses membres sont prêts à suivre SAP dans son virage vers le cloud et l’IA, mais à condition d’y voir plus clair.

Ils demandent des architectures cohérentes, des modèles d’exploitation uniformes et des contrats transparents, avec des licences et des remises suffisamment souples pour évoluer « à la hausse comme à la baisse ». Car sur le terrain, l’hybride reste la règle : plus de la moitié des entreprises utilisent encore l’ERP « historique », 42 % ont basculé vers S/4HANA on-premise, 33 % vers le Cloud Privé et seulement 13 % vers le Cloud Public.

Dans ce contexte fragmenté, la DSAG insiste sur l’alignement des modèles de licences entre les différentes offres et sur des roadmaps plus lisibles. Quant à l’IA — incarnée par Business AI, Joule ou encore le Business Data Cloud —, elle doit rester accessible aux clients on-premise, avec des coûts maîtrisés et une ouverture vers des écosystèmes comme Databricks. Reste un impératif, martelé par la communauté : la sécurité, considérée comme la priorité absolue.

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