

Data / IA
Et si le vrai test d’IA, c’était notre crédulité ?
Par Thierry Derouet, publié le 16 juin 2025
Depuis quelques semaines, un nouveau test agite le petit monde de l’IA : ARC, conçu par François Chollet, promet de distinguer l’intelligence réelle du simple recyclage statistique. L’intention est louable. Mais dans une industrie où chaque seuil symbolique déclenche des milliards d’investissements, fixer la règle du jeu, c’est aussi capter la mise.
L’histoire de l’intelligence artificielle pourrait se résumer à une suite de définitions en constante réécriture. Et à chaque fois, c’est la même mécanique : on annonce une rupture, un seuil franchi, un « moment AGI », et derrière, des milliards changent de mains. Les LLM (large language models) n’y ont pas échappé. Ils ont bluffé le monde avec leur capacité à dialoguer, coder, traduire, résumer… et surtout faire croire qu’ils comprennent. À ce point, certains n’ont pas hésité à les qualifier de pré-AGI, voire d’AGI à bas bruit.
Mais pour François Chollet, cette illusion est dangereuse — pire : elle est rentable. Et c’est bien là le problème.
Un test pour rétablir la vérité… ou la remplacer ?
François Chollet n’est pas un inconnu dans le paysage de l’IA. Né en France, chercheur chez Google, il est l’auteur de Keras, l’un des frameworks de deep learning les plus utilisés au monde. Figure respectée, mais discrète, il se distingue par une approche rigoureuse et une vision exigeante de l’intelligence artificielle. À contre-courant du discours ambiant, il défend une conception sobre, démythifiée, centrée sur la capacité à raisonner — pas à mimer.

Avec ARC (Abstraction and Reasoning Corpus), il propose un contre-discours. Le test consiste à confronter une IA à des énigmes abstraites, jamais vues, sans entraînement préalable. Pas d’ingestion de web, pas de corpus titanesques. Juste un puzzle, et une question implicite : peux-tu deviner la règle ?
Son hypothèse est simple : si ton IA n’y arrive pas, ce n’est pas une intelligence — c’est une mémoire statistique. Par conséquent, toute la rhétorique de l’AGI fondée sur les LLM s’effondre. L’argument est séduisant, structuré, et sincèrement salutaire. Il a le mérite de rappeler qu’imiter n’est pas penser.
Mais voilà : en installant ARC comme mètre étalon de l’intelligence générale, François Chollet ne sort pas du jeu narratif — il y entre par la grande porte. Il change les règles, mais joue la même partie : créer un nouveau seuil symbolique à franchir. Et au passage, mettre sur la table un million de dollars pour un prix qui, demain, pourrait structurer carrières, financements et storytelling corporate. Bref : la critique devient produit.
L’AGI, cette fiction lucrative
Car derrière cette querelle de définitions se cache une évidence : l’AGI n’est pas un objet scientifique — c’est un mythe économique. Elle fonctionne comme une promesse perpétuellement repoussée, assez floue pour rester crédible, assez spectaculaire pour justifier toutes les levées de fonds. Elle est à l’IA ce que la Lune fut à la conquête spatiale : un horizon marketing, bien plus qu’un aboutissement technique.
Aujourd’hui, des startups revendiquent l’AGI dans leurs pitchs. Des géants construisent leur stratégie autour de cette perspective. Des gouvernements rédigent des lois en supposant que la machine va, un jour, penser. Et dans ce vacarme, toute tentative de redéfinir sobrement l’intelligence — comme le fait François Chollet — devient paradoxalement un coup de com ». Un acte de foi scientifique, mais aussi une stratégie de positionnement.
Vers un fondamentalisme cognitif ?
Le risque, c’est que le test ARC, en voulant purifier l’intelligence, l’appauvrisse. Car l’intelligence humaine ne se limite pas à résoudre des puzzles logiques. Elle est émotion, intuition, contexte, erreur assumée. Elle apprend, tâtonne, se contredit. Vouloir la modéliser uniquement via des grilles abstraites, c’est peut-être tomber dans un fondamentalisme cognitif. La logique devient alors une religion, et tout le reste, du bruit.
Et pourtant, ARC reste un outil précieux. Parce qu’il remet en cause la facilité avec laquelle certains modèles se proclament « généraux ». Il rétablit un minimum d’exigence dans un écosystème où l’on confond prompt engineering et pensée. Mais il doit rester ce qu’il est : un jalon parmi d’autres, pas une nouvelle idole.
Qui définit l’intelligence — et à quelle fin ?
En définitive, la vraie question n’est peut-être pas de savoir si l’AGI est là, ou si ARC est le bon test. La question est : qui a intérêt à définir quoi ? Car, derrière chaque définition, il y a un modèle économique. Derrière chaque test, un récit à vendre. Et dans cette industrie où l’on réinvente l’intelligence tous les six mois, celui qui écrit les règles gagne la partie avant même de la jouer.
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