Gouvernance

Le syndrome du costume vide

Par la r&daction, publié le 13 janvier 2016

Marc Devillard, Président de Motivation Factory

 

En 2011, le sociologue canadien Pierre Fraser pestait à la suite de la parution de son ouvrage « Les imbéciles ont pris le pouvoir », coécrit avec Georges Vignaux, contre ce qu’il appelait le  « syndrome du costume vide ».

Plus précisément, il décrivait les grandes catégories d’experts (le gourou, le spécialiste, l’expert maison et l’expert autoproclamé) qui peuvent, pour simplifier, être caractérisés par trois traits communs : d’une part leur croyance absolue dans leur supériorité intellectuelle et la pertinence de leurs avis ; d’autre part le fait que cette croyance est axiomatique et ne repose sur aucun élément de preuve probant ; enfin leur habillement, qui est toujours une variation sur le thème du costume, même si la couleur et les motifs peuvent varier.Je voudrais exprimer à Pierre Fraser mes remer-ciements pour cette analyse qui, malheureusement, semble de plus en plus se confi mer. Cependant les experts ne sont pas là que pour nous dicter une façon de penser. Certains nous gouvernent, et c’est proba-blement là que les pires dégâts sont commis.
Parmi les grandes expertises récentes et intéres-santes, on notera ainsi :

La notion selon laquelle les prix peuvent être régulés sur un marché (l’immobilier, l’essence…) : l’OPEP et l’URSS auraient dû convaincre les experts qu’une baisse de prix s’obtient par une hausse de l’offre ou une baisse de la demande… Lorsque les prix sont régulés, il apparaît un différentiel qui s’appelle communément le « bakchich », somme usuellement payée à l’intermédiaire qui met en relation l’offre et la demande ;

L’idée qu’en rigidifiant un marché on le fait fonctionner mieux : l’emploi et le logement en France ont démontré depuis belle lurette qu’en pénalisant ceux qui gouvernent l’offre, on les décourage d’augmenter cette dernière et on pénalise en défin tive ceux qui sont demandeurs ;

L’instauration du principe de précaution comme justification de l’interdiction d’expérimenter : je croyais que la Renaissance, considérée en général comme une époque d’avancées rapides et positives, avait justement eu lieu parce qu’elle acceptait d’expérimenter et de prendre le risque de bousculer les idées reçues ;

La conviction que l’État est apte à déterminer quelles innovations seront gagnantes dans 20 ans : on s’en réfèrera avec bonheur au succès mondial du Minitel, cette innovation majeure que le monde entier nous envie ;

Et tout dernièrement, cette idée que rendre les consultations médicales et l’octroi de médicaments totalement gratuits allait aider à mieux gérer la Sécurité Sociale en France…

Ne jetons pas la pierre à tous ces grands diplômés et grands penseurs qui présentent comme caractéristique commune de n’avoir aucune expérience de la vie en dehors de la fonction publique, ni comme employé ni comme entrepreneur. Et dont une proportion élevée a dépassé l’âge de la retraite.
Dans les grandes entreprises aussi, le syndrome du costume vide frappe, et même souvent. Dans un monde où l’on peut occuper des fonctions de décideur sans jamais avoir passé de temps sur le terrain – à condition d’avoir obtenu un diplôme prestigieux et idéalement d’avoir effectué un passage même bref en cabinet ministériel –, il est peut-être compréhensible d’observer des réactions comme celles-ci :

Le commentaire déjà entendu plusieurs fois, à propos de l’opportunité de mettre en place une démarche d’innovation collaborative (boîte à idées) dans l’entreprise : « Chez nous, le terrain n’a pas d’idées. D’ailleurs s’il en avait, il ne serait pas sur le terrain, il serait au siège » ;

Le commentaire désormais traditionnel en face de propositions innovantes : « Ça nous intéressera quand tous nos concurrents l’auront mis en place », autrement dit « Votre proposition est certes innovante, mais nous n’avons malheureusement jamais rien fait de tel auparavant, donc nous ne donnerons pas suite. » ;

Les fermetures de sites décidées par une équipe d’experts, en accord avec la direction générale, sur la base de tableurs représentant fidèlement leur vision du monde, mais sans tenir aucun compte des améliorations de productivité ou de réussite commerciale qui auraient pu venir du terrain.

Et parmi les experts les plus illustres, il y a bien sûr ceux qui détiennent le savoir et la compréhension suprême : celle des technologies de l’information. C’est grâce à eux que de nombreuses entreprises ont investi massivement dans des outils collaboratifs chers et puissants, mais ne répondant à aucune attente de la part des utilisateurs potentiels. C’est aussi grâce à eux, finalement, que s’est fait l’essor du BYOD (Bring Your Own Device), tendance selon laquelle de plus en plus d’employés s’équipent de leurs propres outils informatiques et demandent au DSI uniquement « un accès Internet et l’e-mail, si c’est possible, s’il vous plaît ». C’est enfin grâce à eux que les services en SaaS (Software as a Service) se sont développés aussi vite : c’est le seul moyen pour un décideur métier de s’équiper en services informatiques adaptés à ses besoins, rapidement et pas cher. Il lui suffit d’éviter soigneusement de demander la permission au DSI.
Soyons justes, l’impact des costumes vides est souvent néfaste, mais c’est le plus souvent à leur corps défendant : c’est dans une inconscience complète des conséquences de leurs actes que nos élites autoproclamées s’expriment. Ils sont simplement convaincus de savoir mieux que les autres, et de pouvoir les rendre heureux malgré eux.
Aussi je propose de retourner complètement la vision traditionnelle, pyramidale, héritée du Moyen-Âge et qui prévaut encore au moins chez nous, pour refonder la société sur des valeurs du quotidien, d’entraide, de partage décidé et non subi, de responsabilité individuelle et de sens du bien collectif. Cette refondation ne passerait  exceptionnellement pas par une demande d’aide auprès des experts, ou alors une simple demande d’en faire moins et de nous laisser en faire plus, nous les simples mortels, les vrais « gens ».

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