DOSSIERS

Heureux comme un Français dans la Silicon Valley

Par La rédaction, publié le 30 septembre 2013

Nos compatriotes sont près de 60 000 à apprécier l’esprit innovant qui règne dans la baie de San Francisco. Présents partout, ils cultivent des liens étroits.

Août n’est pas le meilleur mois pour se rendre à San Francisco. C’est celui du “ faugust ”, contraction de fog et august. Un brouillard persistant plane sur la baie et les températures dépassent rarement les 20 degrés. Mais les nombreux créateurs d’entreprise venus lancer leur start up s’en accommodent sans trop se plaindre. De toute façon, leurs journées sont longues, tout comme leurs semaines (de six à sept jours au bureau). Ici, tout le monde s’affaire, et partout. N’allez pas croire que ces jeunes en tee-shirt, installés au café devant leur ordinateur portable, sont en train de surfer sur Facebook. Il suffit de tendre l’oreille pour comprendre qu’ils discutent de business plan, de recrutement, de retour sur investissement… Surprise : ils parlent en français.

Californian dream. Infiltrés chez les géants du Webtels que Google, Facebook ou Paypal, et chez les grands éditeurs de logiciels que sont SAP, Oracle ou Salesforce, nos compatriotes sont partout dans la Valley. Il sont plus de 60 000 à travailler dans la baie de San Francisco, dont environ 15 000 dans les nouvelles technologies. Ils forment la plus grosse communauté d’origine européenne de la Silicon Valley. Le DSI de la ville de San Francisco lui-même, Marc Touitou, se trahit par un accent bien de chez nous. La French Touch n’est plus le domaine réservé de la gastronomie, du bon vin ou de la musique électronique : elle est en train d’envahir les technologies de pointe. “ Les Français sont appréciés. Certes, ils ont du mal avec l’anglais et ils sont un peu trop “ judgmental ” (comprendre : ils ont plus facilement tendance à critiquer qu’à s’enthousiasmer), mais ils sont réputés pour leur esprit analytique et leur interdisciplinarité ”, constate Lara Pagnier, directrice de Parisoma, un espace de coworking de San Francisco. Ainsi, un flot continu de Français se laisse tenter par la Californie.

Récemment arrivé, Thomas Cottereau est l’un d’entre eux. Son objectif : développer Weemo, la start up qu’il a fondée en France et dont la vocation est d’enrichir les logiciels de relation clients avec des outils de vidéochat. Au début de l’année, sa société a levé 3 millions de dollars auprès d’Idinvest Partners afin d’augmenter ses effectifs parisiens et d’ouvrir une filiale à San Francisco. “ Quatre-vingts pour cent de mes clients potentiels (les éditeurs de logiciels) ont leur siège dans un rayon de 40 kilomètres d’ici, explique-t-il. Alors qu’en France, à part Dassault Systèmes et Cegid, les opportunités ne sont pas légion. ” Le travail commercial est désormais géré par l’équipe américaine, composée de cinq personnes. Weemo, qui a déjà conquis Oracle et Tata Communications, compte bien multiplier son chiffre d’affaires par quatre cette année. “ Les contrats sont signés beaucoup plus vite qu’en France ”, se félicite Thomas Cottereau.

Jeff Clavier, Softech VC. Ce business angel enchaîne les bons coups avec son fonds de capital-risque SoftTech VC, installé à Palo Alto. Il a quitté la France en 2000, après le passage aux 35 heures. «Dans un contexte de concurrence mondial, il faut pouvoi

Rien d’étonnant. Unique au monde, l’écosystème de la Silicon Valley regroupe des business angels et des fonds de capital-risque spécialisés dans le financement des jeunes pousses, mais aussi des incubateurs de renom (Y Combinator et 500 Startups, notamment), des universités reconnues (Stanford et Berkeley) et la quasi-totalité des géants d’Internet. Le tout irrigué par cet état d’esprit énergique et ouvert qui fait du bien quand on débarque de Paris. “ Je suis très heureux ici, et je ne projette pas de rentrer en France, lance l’incontournable Loïc Le Meur, le créateur de la conférence LeWeb et blogueur intarissable, qui vit ici depuis sept ans. L’esprit innovant et pionnier de la Valley me convient parfaitement. Personne ne se plaint, même quand c’est dur. ” “ C’est très facile de faire son trou, renchérit un investisseur. On ne te demande pas d’où tu viens, quelle école tu as fait, on se fout de ton sexe, de la couleur de ta peau et de ton orientation sexuelle ! ”

Idyllique ? Les nouveaux arrivants sont pourtant confrontés à deux obstacles. D’abord, l’autorisation de travailler sur le territoire américain : il est possible de venir quelques mois avec un visa de tourisme ou d’affaires, mais obtenir la carte verte est une autre paire de manches. Il n’est pas rare qu’une jeune société doive partir pendant plusieurs mois avant de revenir… Entretemps, elle aura manqué des chances de signer des contrats ou de lever des fonds. Autre souci, le coût de la vie dans la vallée de San Francisco. “ Une personne seule doit gagner au moins 100 000 dollars par an pour survivre ici ”, affirme Carlos Diaz, PDG de Kwarter, une plate-forme de jeux pour les amateurs de sport à la télévision. En attendant leur premier tour de table, les entrepreneurs qui se rendent dans la Silicon Valley puisent dans leurs réserves et se serrent la ceinture. Les dîners au restaurant sont rares et les nocturnes au travail font partie de leur quotidien. Il est d’ailleurs fréquent qu’ils se partagent une chambre à plusieurs pour économiser des frais.

Carlos Diaz, Kwarter. Arrivé en Californie il y a trois ans, il crée Kwarter, une plate-forme de jeux utilisée par lesamateurs de sport à la télévision. Il emploie 15 personnes, dont 5 Français. C’est lui qui est à l’origine des «Pigeons».

Thomas Cottereau, Weemo. Le PDG fondateur de Weemo (solution de communication vidéo en temps réel) s’est installé cette année à San Francisco, après une levée de fonds de 3 millions de dollars. En quelques semaines, il a signé des partenariats avec Oracle

Cassoulet hebdomadaire. Bien que relativement soudée, la communauté française de la “ BayArea ” offre un lot de profils assez variés. Atypiques, comme Christophe Morin et Patrick Renvoisé, les fondateurs, il y a dix ans, de la première agence de neuromarketing au monde ; mythiques, tel cet ancien espion de la DGSE qui, après avoir fait fortune dans l’immobilier à Paris, vit dans un ranch avec un loup. “ Depuis un an, plus de nouvelles de lui… ”, nous confie Frédéric Neema, photographe français installé ici depuis douze ans. Et, bien sûr, les “ poids lourds ”, très sollicités par leurs compatriotes. Tous les jeudis soirs, ils dégustent un cassoulet au Café de la presse de San Francisco !

Autour de la table, on trouve Loïc Le Meur, mais aussi Freddy Mini, le PDG de Netvibes ; Carlos Diaz, à l’origine du mouvement des Pigeons ; ou encore le visionnaire Jeff Clavier, l’un des superangels les plus en vue de la Silicon Valley. Le fonds de capital-risque SoftTech VC, qu’il a créé il y a neuf ans, a levé 15 millions de dollars en 2007, puis 55 millions en 2010. Il a déjà investi dans 150 jeunes pousses, dont certaines ont été rachetées par Groupon, Twitter, Yahoo ou Facebook. Son dernier coup d’éclat : Fab.com, un site d’e-commerce de mobilier design, valorisé 1 milliard de dollars lors de son dernier tour de table en juin. Lorsque Jeff Clavier nous reçoit, ses réponses sont tranchées et rapides. Son approche est méthodique : quel est le marché, qu’apporte le produit ou le service, et surtout, qui compose l’équipe fondatrice. Favorise-t-il pour autant ses compatriotes ? Jeff Clavier réalise très peu d’investissements en Europe. Quatre-vingts pour cent des start up de son portefeuille se situent entre San Francisco et Palo Alto. “ Je suis très sollicité, mais je ne fais pas de distinction en fonction de l’origine des gens ”, tranche-t-il. Titulaire de la double nationalité, il se considère désormais comme Américain. “ Il y a deux ans, j’ai retiré mes enfants de l’école française ”, précise-t-il.

Mais LE Français dont le nom revient dans toutes les conversations en ce moment, c’est Renaud Laplanche. Début mai, Google a investi 125 millions de dollars dans sa plate-forme de prêt entre particuliers, Lending Club, considérée, d’après le magazine Forbes, comme l’une des 20 entreprises américaines les plus prometteuses. Ses clients ont ainsi la possibilité de refinancer leurs emprunts à un taux plus bas, notamment ceux liés aux cartes de crédit, dont les intérêts peuvent dépasser les 15 %. Cette société, qui compte gérer 2 milliards de dollars de prêts cette année, est déjà rentable. Valorisée à plus de 1,5 milliard de dollars, elle prévoit d’entrer en Bourse l’an prochain et veut “ transformer le système bancaire américain ” d’ici à dix ans, en s’attaquant au crédit à la consommation, aux prêts hypothécaires et même aux emprunts d’entreprise. Diplômé de HEC et avocat de formation, Renaud Laplanche n’en est pas à son premier coup d’éclat : en 2005, il avait revendu à Oracle sa jeune pousse TripleHop, un moteur de recherche pour les sociétés.

Choc culturel. Ces talentueux expatriés sont-ils pour autant en rupture avec leur pays d’origine ? S’ils critiquent volontiers le manque de flexibilité du marché de l’emploi, une fiscalité dissuasive sur les plus-values et, plus généralement, un malaise bien français face à la richesse, ils n’en restent pas moins attachés à leur culture et se tiennent informés de l’actualité de l’autre côté du monde. “ On n’est pas venu ici pour fuir la France, mais pour réaliser un projet et une envie ”, assure Carlos Diaz, confortablement installé dans un canapé des locaux de sa société Kwarter, à deux pas d’Union Square. “ Je reviendrai en France, c’est certain. Et je me soucie de ce que je retrouverai alors. ” “ Les compatriotes qui arrivent ici connaissent un vrai choc culturel, résume Sophie Woodville. Quand ils rentrent au pays, ils sont pleins d’énergie et de confiance. Ils apportent avec eux un peu de soleil californien… ”

Les pigeons, un mouvement venu de San Francisco

En 2012, le patron du fonds Isai, Jean-David Chamboredon, dénonçait dans La Tribune un projet de loi de finances qu’il jugeait “ antistart up ”, car il prévoyait d’aligner l’imposition des revenus du capital sur ceux du travail. Le soir même, Carlos Diaz, PDG de Kwarter, entamait une conversation sur le sujet avec d’autres amis entrepreneurs. L’un d’eux lance : “ Ils nous prennent vraiment pour des pigeons. ” C’est Carlos Diaz qui aura l’idée de reprendre cette formule pour créer ce qui devait être au départ une simple page Facebook et qui est devenu un mouvement emblématique de l’entrepreneuriat français.

Netvibes, l’ancêtre des start up françaises de la vallée

Freddy Mini est à la tête d’une des premières start up françaises de la Silicon Valley : le portail personnalisable Netvibes. En 2006, la société a levé 12 millions d’euros, l’a recruté et s’est installée à San Francisco. Une évidence : “ Si Netvibes avait été une marque de moutarde, on se serait installé à Dijon ! ”, s’exclame Freddy Mini. D’abord directeur opérationnel, il est promu PDG deux ans plus tard, à la faveur du départ du cofondateur, Tariq Krim. La société était alors en pleine crise : malgré ses 500 000 utilisateurs, elle perdait de l’argent et n’avait plus en réserve que trois trimestres de cash devant elle. Trente-cinq emplois étaient en jeu. Vu les délais, une levée de fonds semblait périlleuse.

Freddy Mini a fait le choix de la monétisation, en développant une activité B 2 B : une version premium à destination des entreprises pour les aider à gérer leurs données internes et externes à partir d’un portail unique. Son engagement : revenir à l’équilibre en un an et demi. “ Les prévisions de trésorerie étaient très tendues. On a travaillé comme des chiens, notamment sur la question des droits d’accès, pour faire de Netvibes un vrai business. ” Pari tenu : grâce à de gros contrats (dont le département de la Défense américain), Netvibes est redevenu rentable. Dassault Systèmes, qui souhaitait également s’équiper de Netvibes en interne, a rencontré Freddy Mini en 2011. Finalement, le groupe français a racheté la société l’année suivante. “ Mais nous avons conservé notre indépendance et notre créativité ”, s’empresse de souligner le PDG. De fait, Netvibes a lancé au mois de juin une nouvelle fonctionnalité d’analyse de sentiment et d’image sur Internet. L’ancienne start up continue d’innover.

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