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Sans juniors, pas de seniors : pourquoi l’embargo sur les diplômés est un pari dangereux 

Par Thierry Derouet, publié le 14 août 2025

En 2024, les embauches de juniors diplômés dans les grandes entreprises technologiques ont chuté de 25 % selon le rapport State of Talent 2025 de SignalFire. Un effondrement de plus de 50 % depuis 2019, alors même que certains prodiges de l’IA se voient offrir des contrats astronomiques, comme le jeune Matt Deitke recruté par Meta pour 250 millions de dollars. Derrière ces coups d’éclat médiatiques, un risque stratégique : assécher le vivier de futurs leaders technologiques.

Paris, août 2025. Meta vient de recruter un jeune prodige de l’intelligence artificielle de 24 ans avec un contrat faramineux d’environ 250 millions de dollars sur quatre ans. Ce jeune chercheur, Matt Deitke, avait d’abord refusé une offre initiale de 125 millions avant que Mark Zuckerberg ne double la mise pour l’attirer dans sa “dream team” dédiée à l’IA. Zuckerberg s’est impliqué personnellement dans ce recrutement hors norme : le patron de Meta a contacté directement les talents convoités, allant jusqu’à les inviter à dîner dans l’une de ses villas pour les convaincre.

Cette scène digne d’un mercato NBA tranche avec la réalité vécue par l’écrasante majorité des jeunes diplômés du numérique. Les portes d’entrée de la tech se referment à vue d’œil : selon le rapport State of Talent 2025 de SignalFire, les embauches de jeunes diplômés dans les grandes entreprises technologiques ont chuté de 25 % en 2024 par rapport à 2023, et de plus de 50 % depuis 2019.

De son côté, CBS News relève une diminution de 15 % des annonces pour débutants en un an, avec en parallèle une hausse de 30 % des candidatures par poste. Le marché se resserre, la concurrence explose. Un effondrement qui doit autant aux coupes budgétaires qu’à l’essor de l’automatisation et de l’IA, qui rogne progressivement les rares postes d’entrée de gamme encore proposés.

Une génération de diplômés face aux portes fermées de la tech

« On n’a jamais vu le marché de l’emploi aussi dur pour les jeunes diplômés depuis des décennies », constatait un article du Journal du Net en mai dernier. Après l’euphorie des années pandémiques, la tech a en effet connu un coup d’arrêt : le krach boursier de 2022 a entraîné des vagues de licenciements et un coup de frein brutal sur les recrutements. En 2023 puis 2024, la plupart des géants du numérique ont fortement réduit la voilure, et les embauches n’ont jamais retrouvé leur niveau d’avant. La situation est particulièrement difficile pour la relève : aux États-Unis, le nombre de stages proposés est retombé sous son niveau de 2019, et les offres d’emploi juniors en informatique continuent de ralentir.

En France, la situation des "juniors" n’est pas qu’une affaire de statistiques : elle se lit dans les témoignages qui affluent sur les réseaux professionnels.

En France, la situation n’est pas qu’une affaire de statistiques : elle se lit dans les témoignages qui affluent sur les réseaux professionnels. Marin Lefort, étudiant en mastère de cybersécurité, en fait l’amère expérience. Après huit mois de recherches, plus de 150 candidatures envoyées — chacune accompagnée d’un CV et d’une lettre personnalisés — et plusieurs entretiens passés, il se retrouve, à quatre semaines de la rentrée, toujours sans entreprise pour l’accueillir en alternance. « Même avec de la motivation, même avec de l’expérience, même avec de la formation… on peut rester sur le banc de touche », écrit-il sur LinkedIn. Son message, partagé des centaines de fois, dit tout du paradoxe actuel : alors que la cybersécurité est affichée comme l’un des métiers les plus en tension, un candidat déjà formé et opérationnel se heurte à un mur d’opportunités fermées.

Et le recours aux IA ne fait qu’aggraver la situation : ces outils permettent d’automatiser des tâches simples autrefois confiées aux débutants, si bien que les entreprises jugent avoir moins besoin de recrues juniors. Dario Amodei, CEO d’Anthropic, estime que 50 % des emplois de bureau d’entrée de gamme pourraient disparaître dans les cinq prochaines années. Les données de Goldman Sachs vont dans le même sens : le chômage des jeunes techs a progressé de près de 3 points depuis début 2024, soit quatre fois plus vite que la moyenne nationale.

La logique est implacable : automatiser les tâches répétitives — documentation, requêtes simples, tests basiques — réduit le besoin de main-d’œuvre junior. Mais ce sont précisément ces tâches qui formaient la base de l’apprentissage opérationnel.

Pour beaucoup de jeunes, la sanction est brutale : sans le sésame de la première expérience, leurs centaines de candidatures restent lettres mortes, au point que certains parlent d’une “promotion perdue” de la tech. Les bootcamps de codage, naguère ascenseurs sociaux, sont frappés de plein fouet. Codesmith, qui plaçait 83 % de ses diplômés en emploi en 2021, n’en place plus que 37 % en 2023. À Seattle, cœur technologique américain, Amazon, Microsoft et Expedia ont supprimé plus de 22 000 postes en 2025, avec pour argument principal l’automatisation accrue.

Le pari risqué d’un gel des embauches juniors

En misant sur les seuls profils seniors ou les stars de l’IA, l’écosystème numérique prend un risque à moyen terme. « Les profils juniors d’aujourd’hui sont les seniors de demain – et si ces premiers sont remplacés, du moins en partie, par des IA, avons-nous malgré nous renoncé à former les leaders de demain ? » s’interroge Maxence Vanderswalmen, enseignant en digital et dirigeant d’agence, dans une tribune publiée en juillet 2025 sur Beaboss.fr. Former des experts ne se fait pas en un claquement de doigts : c’est un processus d’apprentissage progressif, par frottement avec le réel.

Cette stratégie est séduisante pour les bilans trimestriels : moins de juniors signifie moins de coûts de formation et plus de productivité immédiate. Mais elle porte en germe une crise de compétences. Toutefois, comme le résume un investisseur de la Silicon Valley, « C’est comme si on arrêtait de planter des arbres parce qu’on a assez de bois aujourd’hui. Dans dix ans, on se demandera pourquoi il n’y a plus de forêt. »

Plusieurs dirigeants partagent cette crainte d’une rupture de la chaîne de formation. Les cabinets de recrutement rappellent souvent que les jeunes recrues sont les managers de demain ; refuser de les former, c’est compromettre la stratégie de l’entreprise à moyen terme.

Car si l’on coupe le vivier à sa base, les effets boomerang ne tarderont pas : pénurie de talents aggravée, explosion des prétentions salariales des rares confirmés, et incapacité à pourvoir les postes intermédiaires dans quelques années. Le gel des embauches juniors pose aussi un problème de renouvellement et de diversité des équipes IT. Les jeunes diplômés apportent des idées fraîches, maîtrisent les technologies émergentes et incarnent souvent les nouvelles attentes (agilité, sens écologique, nouvelles méthodes de travail). Les priver d’entrée, c’est priver l’entreprise d’un sang neuf indispensable à l’innovation. Certaines entreprises françaises commencent d’ailleurs à s’inquiéter d’un possible brain drain : faute d’opportunités, les meilleurs partent là où on leur tend les bras.

Des talents toujours courtisés : IA-natifs et profils polyvalents

Ce paradoxe n’implique pas que tous les jeunes soient boudés. Même en plein gel, certains profils tirent leur épingle du jeu. Les spécialistes de l’IA et de la data continuent d’être chassés activement : ces postes sont parmi « les plus épargnés par le récent gel des embauches ».

D’après l’Association pour l’Emploi des Cadres (APEC), les métiers de l’informatique restent, en 2025, parmi les plus dynamiques du marché. Malgré le ralentissement global des embauches, 55 600 recrutements de cadres IT sont prévus cette année, soit près de 20 % des besoins totaux en cadres en France. Les entreprises ciblent en priorité des experts en cloud, cybersécurité, intelligence artificielle et analyse de données, mais aussi des profils capables de piloter des projets numériques stratégiques : chefs de projet IT, ingénieurs full stack polyvalents, experts DevOps ou architectes systèmes.

Par ailleurs, les recruteurs valorisent de plus en plus les soft skills et la polyvalence. Dans un environnement incertain, les entreprises recherchent des candidats agiles, capables de s’adapter et d’apprendre vite. Des enquêtes récentes montrent que la fameuse génération Z maîtrise spontanément les outils d’IA générative – 35 % des étudiants français avouent utiliser ChatGPT pour peaufiner CV et lettres de motivation – ce qui en fait des “IA-natifs” intéressants pour les employeurs. « L’IA ne vous prendra pas votre emploi si vous êtes celui qui sait le mieux l’utiliser », résume un adage qui circule désormais dans l’industrie. Les jeunes candidats qui mettent en avant cette aisance technologique, couplée à un goût pour l’apprentissage continu, tirent ainsi leur épingle du jeu malgré la conjoncture. Les DSI témoignent d’un intérêt particulier pour ces profils hybrides : par exemple des développeurs qui comprennent le métier et la stratégie, ou des data scientists capables de dialoguer avec les opérationnels.

Miser sur la relève : quelles pistes pour les DSI ?

Face à ce constat, de plus en plus de voix s’élèvent pour appeler à renverser la vapeur. Les directeurs des systèmes d’information (DSI) ont un rôle clé à jouer pour maintenir un flux de jeunes talents dans leurs équipes, et ainsi préparer l’avenir de leur organisation.

D’abord, il s’agit de plaider en interne contre le tout-senior : si la tentation est grande, en période de restrictions budgétaires, d’embaucher uniquement des profils expérimentés immédiatement opérationnels, cette logique court-termiste peut se révéler périlleuse. Investir dans un junior aujourd’hui, c’est former un expert demain – et probablement le fidéliser davantage qu’une recrue senior très sollicitée sur le marché.

Concrètement, les DSI peuvent renforcer les programmes de stage et d’alternance. Malgré la frilosité ambiante, certaines entreprises continuent de jouer le jeu. C’est le cas d’Atos, qui a fait le choix stratégique de concentrer son recrutement sur les jeunes : en 2024, la société a embauché 4 504 juniors, soit 50 % de ses nouvelles recrues. Le groupe a noué des partenariats avec 185 universités pour attirer ces talents et les former aux besoins de l’entreprise. Former en interne via des académies d’entreprise ou du mentorat structuré est un autre levier : il s’agit de capitaliser sur les seniors présents pour transmettre leurs savoirs. Certaines DSI organisent par exemple des binômes « junior-senior » sur les projets innovants : le junior apporte sa maîtrise fraîche des technologies émergentes, le senior son expertise métier et ses bonnes pratiques. Ce mentorat croisé permet de rendre le junior rapidement productif tout en lui offrant un apprentissage accéléré, et il soulage le senior sur des tâches d’exécution.

Enfin, intégrer l’IA comme outil de formation plutôt que comme substitut pur et simple peut démultiplier l’efficacité de ces juniors : les DSI les plus en avance fournissent à leurs nouvelles recrues des copilotes intelligents (type ChatGPT entraîné sur la documentation maison) afin de les aider à résoudre plus vite les problèmes courants, tout en veillant à ce qu’ils comprennent le pourquoi des solutions apportées.

La fonction de DSI elle-même peut évoluer en ce sens : repérer et faire éclore les talents doit devenir un indicateur de performance de la direction IT, au même titre que la disponibilité du système d’information. « L’intelligence des leaders de demain est humaine, pas artificielle », rappelle Maxence Vanderswalmen. Aux DSI donc de préparer ces leaders, en rouvrant la porte aux jeunes. Cela passe par un changement de culture : valoriser le droit à l’erreur, encourager la montée en compétences, et reconnaître qu’un vivier renouvelé est une assurance-vie pour l’entreprise numérique. Le gel des embauches juniors, compréhensible à court terme, apparaît ainsi comme une stratégie à haut risque sur le moyen terme.

En rebranchant l’ascenseur professionnel pour les juniors, la tech peut éviter de se tirer une balle dans le pied et s’assurer que les talents de demain soient bien au rendez-vous.


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