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L’écoconception logicielle creuse son sillon dans les DSI

Par François Jeanne, publié le 14 mai 2024

Coder propre et léger pour limiter les besoins de ressources de calcul ou de stockage ? Toutes les DSI semblent s’en soucier aujourd’hui, et en toute sincérité. Mais l’adoption des bonnes pratiques varie en fonction de la maturité des équipes et des méthodes de delivery. Bonne nouvelle, l’écoconception logicielle ne coûte pas plus cher, voire permet de réaliser des économies. Le début d’un mouvement profond ?

La définition est plutôt simple : « L’écoconception logicielle est une méthode de développement visant à réduire l’empreinte carbone numérique des logiciels conçus. » Et à l’instar des autres produits concernés par l’écoconception, elle a ici aussi pour objectif de réduire les impacts environnementaux tout au long du cycle de vie du logiciel : depuis l’extraction des matières premières nécessaires à la fabrication des serveurs jusqu’à sa fin de vie, en passant par sa production, sa distribution, et son utilisation. Traduit en langage de DSI et pour le périmètre qui la concerne directement, cela implique donc des efforts dans la conduite de projet, dans les pratiques de codage, dans les modes de delivery… sans oublier de limiter le renouvellement des matériels de développement et d’exécution des logiciels en question, puisque la fabrication d’un serveur « coûte » environ 70 % de la totalité de son impact environnemental, contre 30 % pour son utilisation.

Le lien avec la sobriété numérique est très clair. Mais il n’est pas inutile de rappeler ici, comme le fait le collectif GreenIT.fr sur son site web, que cette dernière expression est issue de « la prise de conscience que le numérique est une ressource critique, non renouvelable, qui s’épuise inéluctablement. Au rythme actuel, on estime qu’il nous reste de une à trois générations de numérique devant nous. Ensuite, la raréfaction des matériaux ou leur disparition, ou leur coût très élevé, ne permettront plus d’envisager le numérique comme l’outil universel qu’il est aujourd’hui. »

Des objectifs bien concrets dans les DSI

Il est probable que la plupart des DSI soient encore loin de cette prise de conscience globale. Cela ne les rend pas pour autant imperméables à de nombreux enjeux. En témoignent plusieurs prises de parole dans nos colonnes, par exemple celle de Thomas Chejfec, directeur de la transformation digitale et des systèmes d’information de Primever, dans sa chronique du mois dernier. Leurs motivations sont simplement plus directement liées à des performances mesurables et dans le champ de leurs responsabilités. Par exemple, ils vont désirer et agir pour limiter le nombre de serveurs et/ou de machines virtuelles, ce qui non seulement réduit l’impact carbone, mais aussi la facture chez leur cloud provider. La contribution à une politique green de l’entreprise, le renforcement de la marque employeur auprès des jeunes développeurs ou le respect des règles imposées dans les appels d’offres sont les autres principaux vecteurs qui mènent à l’écoconception logicielle.

Des référentiels peut-être trop nombreux

Ceci posé, les solutions restent embryonnaires. Certes, une offre émerge incontestablement, à la fois en formation, en conseil, et bien sûr pour la réalisation de certaines applications. Elle est reliée à des référentiels comme celui de l’Afnor (Guide pour l’écoconception des services numériques) mais, comme le souligne Laurence Jumeaux, vice-présidente business technology chez Capgemini Invent, « ces 514 bonnes pratiques sont trop nombreuses dans leur globalité, et il faut être capable d’en extraire les plus pertinentes compte tenu de la chaîne de delivery mise en place par l’entreprise ». La famille ISO 14040/44 fournit une autre base documentaire intéressante mais, là encore, assez difficile à déployer sans adaptation. Le REAC (Référentiel emploi activités compétences) du ministère du Travail, de l’Emploi et de la Réinsertion, est une autre référence à suivre. Formateur pour l’école spécialiste de la reconversion Wild Code School, Matthieu Lopez note que « les métiers de développeur web et web mobile ont fait l’objet d’une mise à jour en 2023 qui donne une place plus importante à l’écoconception par rapport à la mouture de 2018 ».

En 2021, le chercheur Gauthier Roussilhe complétait cet inventaire avec les 115 bonnes pratiques répertoriées par GreenIT.fr, le référentiel de bonnes pratiques de l’Institut du Numérique Responsable (INR), ou encore le guide de l’association « Designers Éthiques ». C’est dire que la littérature ne manque pas sur le sujet. Et si tout n’est pas forcément adapté à chaque situation, on peut en tirer, comme il le faisait alors, quelques règles intangibles à garder en tête.

Pour le reste, par où commencer ? « Beaucoup d’entreprises se demandent d’abord quelle est la maturité de leurs collaborateurs, internes ou externes. Ce point fait, elles déclenchent des actions de sensibilisation puis de formation pour certains métiers », explique Laurence Jumeaux. Capgemini Invent a formalisé ces étapes dans une « sustainability academy » et a développé un serious game pour accompagner ses clients. Il met en scène six rôles différents sur un delivery complet d’applications, de façon à bien souligner l’importance des différents acteurs, les moments où ils doivent intervenir, ou encore les contrôles qu’ils doivent effectuer, en fonction du référentiel de bonnes pratiques intégré à la chaîne de delivery.

L’écoconception des logiciels n’engendre pas de surcoût de développement »

Laurence Jumeaux

vice-présidente business technology
Capgemeni Invent

Chez Fortify, une ESN lyonnaise, le directeur transformation digitale & durable Simon Guilhot a lancé l’activité il y a deux ans. Avec une équipe de six personnes aujourd’hui, il s’est donné pour mission de répondre aux interrogations des clients sur le sujet, et de leur proposer les bonnes réponses en termes de performances et de rentabilité. Leurs motivations étant variées, les réponses doivent l’être aussi. « Certaines DSI cherchent à s’inscrire dans le projet green de leur entreprise et nous leur conseillons de se mettre en conformité au niveau des développements logiciels, pourquoi pas en recherchant l’obtention d’un label numérique responsable. »

Des obsolescences matérielle, logicielle et psychologique

D’autres veulent des actions plus concrètes et, dans ce cas, la réduction des dépenses de matériel doit être un objectif primordial. Fortify a d’ailleurs une filiale, Ikkan, spécialisée dans la fourniture de matériel écoconçu, offrant une durée de vie allongée. « Il faut comprendre que les trois obsolescences – matérielle, logicielle et psychologique –s’alimentent mutuellement. Mais le besoin de changer de matériel est toujours le résultat des deux autres, par exemple lorsque des utilisateurs se plaignent d’un ordinateur devenu lent parce que la nouvelle version d’un logiciel bureautique, qu’ils ont pourtant demandée, le ralentit. »

  • « L’IT est un des rares domaines où les progrès environnementaux peuvent être très rapides »

    Simon Guilhot
    Fortify

Une remarque revient souvent dans la bouche des DSI comme des acteurs du service ou de la formation : l’impact environnemental mais aussi financier de l’écoconception logicielle est plus important au niveau du back-office, parce qu’elle autorise le report du renouvellement de machines voire des suppressions pures et simples de serveurs ou de VM. Mais il est bien plus difficile à tracer qu’au niveau du front-office, sur une app ou une page web. « Sur des développements légers, il est plus facile de surveiller la qualité des algorithmes de même que l’efficacité du code pour réduire la consommation de ressources, l’existence des dark patterns, ou le recours trop important à des images ou des vidéos », explique ainsi Matthieu Lopez. Ses étudiants, peu ou pas diplômés ou pour certains en reconversion, seront d’ailleurs jugés sur le respect de ces règles – entre autres aspects de leur formation – lors de leur oral de fin de session.

La mesure des résultats reste difficile

C’est peut-être là que le bât blesse encore. Car si on peut vérifier que des règles sont respectées, il est plus difficile de valider un résultat obtenu. « Nous n’avons pas de développeurs dans nos équipes, explique par exemple Fabien Zaccari, DSIN de la communauté de communes MACS dans les Landes (40). Nous sommes tenus, à cause notamment de la loi Reen (Réduction de l’empreinte environnementale du numérique) d’intégrer des clauses pour veiller au respect de bonnes pratiques environnementales dans les appels d’offres que nous émettons. Sauf que nous en sommes réduits à fonder nos jugements sur le déclaratif de nos fournisseurs en amont. Et à la livraison, nous manquons d’outils de mesure, surtout pour les applications métiers. » La DSI de la MACS peut tout de même utiliser la plateforme Resilio, issue des recommandations du collectif GreenIT.fr pour les applications web et les apps.

Créé pour supporter la sensibilisation des équipes projets à l’écoconception, en interne comme chez les clients, le serious game de Capgemini Invent détaille les missions de chaque acteur, à chaque étape, sur la chaîne de delivery de logiciels.
Créé pour supporter la sensibilisation des équipes projets à l’écoconception, en interne comme chez les clients, le serious game de Capgemini Invent détaille les missions de chaque acteur, à chaque étape, sur la chaîne de delivery de logiciels.

La future directive CSRD (Corporate sustainability reporting directive) fixe de nouvelles normes et obligations de reporting extra-financier pour les entreprises cotées en bourse. Elle incite déjà certaines DSI comme celle de Bpifrance à aller de l’avant en cartographiant leur SI sous l’angle de la sobriété numérique. « Même s’il reste des éléments à compléter pour plus de précisions, cela nous permet d’ores et déjà de mobiliser les différentes équipes agiles autour d’objectifs de réduction bien concrets », explique son DSI Lionel Chaine. Autre tactique chez Peaksys, la filiale en charge de la tech dans le groupe Cdiscount : « Puisque le SI est par nature extrêmement évolutif, nous avons choisi de porter nos efforts sur l’action plutôt que sur la mesure », indique Christophe Samson, son directeur général.

L’écoconception n’est pas coûteuse

Le paradoxe, mais en est-ce vraiment un, c’est qu’en dépit de ces difficultés à prouver des résultats quantitatifs, tout le monde s’accorde sur le fait que cette direction est la bonne. « Je suis persuadé que l’écoconception va m’aider dans le futur à bien faire mon métier de DSI », affirme par exemple Fabien Zaccari. Comme beaucoup de responsables, il lie d’ailleurs la démarche aux obligations nées du RGAA sur l’accessibilité des sites internet et des apps. Si on y ajoute le fait que les moteurs de recherche favorisent l’exposition des sites bien conçus, car leurs pages sont plus rapides à charger, cela fait des leviers supplémentaires pour convaincre les décideurs de sponsoriser le projet.

  • « Je suis persuadé que l’écoconception va m’aider
    dans le futur à bien faire mon métier de DSI »


    Fabien Zaccari
    DSIN de la communauté de communes MACS

L’investissement ne serait d’ailleurs pas spécialement important. « L’écoconception des logiciels n’engendre pas de surcoût, affirme Laurence Jumeaux. En revanche, il faut sensibiliser et former ceux des développeurs en place qui n’ont pas bénéficié de cet enseignement lors de leurs cursus. » De ce côté aussi, les choses évoluent. « Dès le lycée, les élèves qui choisissent des options informatiques suivent des modules sur l’écoconception », indique par exemple Matthieu Lopez. Quant à la responsable de Capgemini Invent, par ailleurs enseignante à l’Epita, elle nous révèle avoir intégré le sujet dans ses cours il y a trois ans maintenant : « Les premières générations de développeurs bien formés vont sortir prochainement sur le marché et ils vont rechercher des entreprises qui partagent leurs préoccupations ».

Dans l’équation économique, les bénéfices sont aussi à considérer. « L’écoconception est vertueuse. En conjonction avec les méthodes agiles, non seulement on réduit la production de logiciels au nécessaire, mais de plus, avec du code bien entretenu et qui évolue rapidement, cela retarde l’émergence d’une dette technologique », souligne Matthieu Lopez. Quant au choix de certaines architectures, comme celles à base de micro-services, s’il nécessite plus de temps en conception, il génère ultérieurement des bénéfices concrets sur la maintenance et l’évolutivité.

Bien appliquée dans un contexte agile, l’écoconception retarde l’émergence de la dette technologique. »

Matthieu Lopez

Wild Code School

Convaincre décideurs et utilisateurs

Certes, mais ceux-ci sont largement invisibles hors de la DSI. Simon Guilhot admet que le sujet n’est pas prioritaire pour les Comex, et suggère des pistes pour le (re)mettre en selle. « Il faut montrer que l’écoconception produit des résultats positifs en front, par exemple en produisant de nouvelles versions allégées de sites web internes agréables à utiliser. En les estampillant d’un label bien visible, on favorise chez les utilisateurs une prise de conscience positive qui les poussera dans le futur à demander de l’écoconception sur d’autres applications. »

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Lionel Chaine, DSI / Fabienne Laloux, chief sustainability officer, Bpifrance

Bpifrance suit en continu les performances environnementales de ses logiciels

Récompensée le mois dernier par le Trophée DSIN 2023 de la DSI Innovante, Bpifrance a déjà mis en place une organisation complète pour le suivi environnemental de son système d’information. « À l’issue de notre passage en agile à l’échelle, nous avons voulu donner à nos 230 équipes des aides pour évaluer leurs produits sur des critères comme l’utilisation des ressources serveurs, les parties de code non utilisées, etc. », explique son DSI Lionel Chaine. Résultat, des notes et surtout des alertes pour indiquer à chacune les axes de progrès, qu’elle travaille sur une application métier ou sur une brique d’infrastructure, par exemple.

Lionel Chaine, DSI de BPIFrance

« La qualité de ces mesures est meilleure sur nos assets on-premise que dans le cloud, souligne Fabienne Laloux, CSO auprès de la DSI, car nous ne dépendons alors pas des informations données par les providers ou les éditeurs ». De fait, à date, du côté des fournisseurs, les remontées d’informations sur l’axe environnemental ne sont pas toujours systématiques ou transparentes au sujet de la composition des indicateurs partagés, le marché étant encore en cours de structuration sur ce sujet.

À ce stade, le résultat est donc une combinaison de chiffres tangibles et d’approximations lorsque la mesure réelle n’est pas possible ou facile. Le degré d’incertitude se réduit toutefois peu à peu : « L’évolution va dans le bon sens et c’est nécessaire car, sous peu, ce type de bilan devra être auditable dans le cadre des nouvelles obligations liées à la déclaration CSRD. En particulier lorsqu’il faudra produire un plan d’amélioration de la situation », conclut Lionel Chaine.


7 piliers pour une démarche écoresponsable

Chercheur et conférencier reconnu, Gauthier Roussilhe propose trois conditions de départ à une bonne mise en œuvre de l’écoconception :
– Réduire l’empreinte environnementale du service, qu’il soit numérique ou non ;
– Répondre avec pertinence aux besoins exprimés par les usagers ;
– Partir du principe que la numérisation n’est pas forcément la meilleure option pour répondre aux deux premiers points.

Une fois ces conditions remplies, il pose sept piliers qui guideront la démarche :

  1. Le service doit favoriser la durée de vie des équipements
  2. Le service doit réduire la consommation de ressources (naturelles et informatiques)
  3. Le service doit favoriser sa propre durée de vie en répondant à des besoins pertinents à moyen et long terme et en facilitant le travail de maintenance et d’évolution
  4. Le service doit être optimisé pour les conditions d’accès les plus difficiles (équipement ancien ou peu puissant, peu de réseau, données payantes)
  5. L’écoconception numérique n’est que la partie d’un cercle vertueux qui intègre accessibilité, respect de la vie privée, open data, logiciel libre, etc.
  6. Le partage et la documentation du travail effectué doit être la norme, pas l’exception
  7. Le travail effectué doit être mesuré et doit s’intégrer dans une démarche présente de transformation écologique.

Christophe Samson, DG de Peaksys (Cdiscount)

Cdiscount préfère les actions concrètes aux grands plans théoriques

Christophe Samson, DG de Peaksys, le bras armé de la tech chez Cdiscount, accompagne depuis plus de cinq ans déjà pas moins de 650 collaborateurs dans ce glissement culturel vers l’écoconception logicielle : « C’est un sujet important pour l’entreprise, pour les jeunes générations en particulier, et donc au sein de la DSI. »  Et de préciser : « Nous avons fait appel à du conseil externe pour définir une stratégie et des objectifs, mais l’exercice s’est révélé plutôt décevant. Pour être plus efficient, je préfère finalement agir, sans perdre trop de temps à chercher à mesurer systématiquement l’avant et l’après, puisque notre SI est de toutes façons en évolution constante. »

Et l’action paye : la charge sur le réseau a été réduite de 50 % grâce à de l’optimisation de code et des transferts entre le front et le back-office ; les performances améliorées de l’architecture logicielle ont permis d’éviter la création d’un troisième datacenter ; dans l’application mobile, l’adaptation du code sollicité en fonction de la génération du smartphone utilisé évite à l’utilisateur une mise à niveau de son terminal.

Christophe Samson, DG de Peaksys

Christophe Samson l’explique : il ne mesure que les éléments qui sont précisément quantifiables, sans se perdre dans des formules de calcul approximatives. Il ne dispose donc pas en temps réel de toutes les métriques qui pourraient lui dire « c’est bien ». Mais il est persuadé de la bonne direction prise et, surtout, il prépare l’avenir avec ses équipes en codant « propre » pour le futur. La preuve ? « Aujourd’hui, sur notre chaîne de delivery en CI/CD, il ne peut pas y avoir de mise en production automatique si le code n’est pas de niveau A en termes de sécurité ou d’économies sur les ressources. »


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