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L’Internet des objets : enfin ?

Par Charlotte Gand, publié le 27 mars 2014

Pirmin Lemberger
Consultant senior, Alcyonix (groupe SQLI)

Les mauvaises langues prétendront, non sans quelques arguments, que l’Internet des objets (IoT = Internet of Things ci-après) n’est qu’un autre serpent de mer de l’industrie informatique, au même titre par exemple que les systèmes de traduction automatique dont on nous promet l’avènement imminent depuis des lustres. Les premières évocations de l’IoT remontent en effet au début du siècle alors que la prophétie tarde visiblement à se réaliser. Pourtant, depuis quelques mois, les signes avantcoureurs d’une concrétisation se font plus insistants. Qu’on en juge par exemple à l’acquisition récente par Google de Nest Labs, un spécialiste de la domotique, ceci pour la modique somme de trois milliards de dollars. Ou encore par son activité R & D consacrée aux lentilles intelligentes capables de mesurer le taux de glucose dans les larmes, une étape peut-être pour remporter la bataille du diabète. Le CES 2014, un autre oracle majeur de l’IT domestique, était lui aussi consacré en grande partie aux objets connectés.

Au-delà de ces quelques exemples, qui restent malgré tout anecdotiques, il existe aussi des raisons objectives, liées au progrès technologiques, qui crédibilisent cette concrétisation prochaine de l’IoT :

• Le protocole réseau IPv6 avec ses 340 milliards de milliards de milliards d’adresses (sic) offre un espace d’adressage virtuellement illimité qui pallie efficacement l’inexorable raréfaction des adresses IPv4. De quoi accommoder sans difficultés les 50 à 80 milliards d’objets directement connectés attendus à l’horizon 2020.

• La miniaturisation des capteurs et la baisse du coût de leur fabrication joueront un rôle déterminant dans la concrétisation de l’IoT. En atteste l’exemple précédent des lentilles connectées ou les technologies émergentes de réalité augmentée incarnées par les Google Glass.

• Les technologies Big Data et les solutions de stockage dans le Cloud élaborées par les géants du Web ces dix dernières années sont désormais à même de traiter et de stocker le déluge de données déversées par les myriades de capteurs de l’IoT.

• Les progrès dans les réseaux de communications à haut débit comme la 4G et la disponibilité de technologies disruptives de communication à très bas débit et à longue distance permettront d’interconnecter à des prix raisonnables ces milliards de capteurs.

• Enfin, les terminaux tactiles ont démocratisé une grammaire gestuelle universelle qui permettra de les utiliser pour piloter des objets connectés, sans intelligence embarquée, réduits essentiellement à des capteurs.

Ainsi se dessine un nouvel Internet qui se fondra progressivement dans le monde physique. Notre manière même d’interagir avec notre environnement, urbain ou domestique, pourrait s’en trouver modifiée, de même que beaucoup de nos processus de décision. Le potentiel disruptif de l’IoT pourrait donc s’avérer au moins aussi important que celui de l’Internet classique né en 1989 de l’imagination fertile de Tim Berners- Lee. Son projet, à l’origine un simple système de gestion documentaire destiné aux physiciens du Cern, fut qualifié de « vague mais passionnant » par sa hiérarchie. Deux adjectifs qui, un quart de siècle plus tard, conviennent parfaitement pour qualifier les contours à ce jour encore flous de l’IoT. De quoi méditer peut-être pour les sceptiques et les ronchons. D’ores et déjà on peut cependant constater des différences notables entre l’évolution constatée de l’IoT et celle qu’a connue le Web des origines. Considérons la vitesse d’évolution pour commencer. Celle du Web classique, littéralement explosive au début des années 90, est la conséquence de l’introduction d’un concept innovant, celui de lien hypertexte (via le protocole http), et de l’utilisation pour sa mise en oeuvre de deux protocoles déjà disponibles à l’époque : TCP, pour le transport de l’information, et le service DNS, chargé de convertir un nom de domaine en adresse IP). En simplifiant un peu : un concept et deux protocoles et voici le Web !

Il en va très différemment pour l’IoT en revanche. Nul concept clairement identifié comme l’hypertexte, mais plutôt une vision encore vague qui se contente d’entrevoir tous les bénéfices que l’on pourrait tirer de l’analyse en temps réel d’une quantité massive de données tirées directement du monde physique.

L’émergence de protocoles universels, elle, risque cependant d’être longue au vu du nombre important d’acteurs à coordonner : constructeurs, laboratoires de recherche et gouvernements. L’industrie automobile fait aujourd’hui figure d’exception et est l’un des principaux promoteurs dans la définition des standards pour l’IoT.

Enfin, sur le plan des usages, l’IoT se distinguera vraisemblablement du Web classique pas sa discrétion, voire son invisibilité. Dans le domaine des assurances auto par exemple, il est possible d’imaginer un système IoT qui informerait en temps réel l’assureur d’un véhicule des prises de risques effectives de son conducteur. Les primes pourront dès lors être calculées au plus juste sans avoir à recourir comme aujourd’hui à une évaluation statistique des risques basée sur quelques paramètres comme l’âge du conducteur ou son lieu de résidence. Une incitation à la prudence pour les conducteurs et d’importantes économies pour l’assureur seront les principaux bénéfices d’un tel système, qui restera cependant essentiellement invisible des conducteurs.

Cette discrétion pourrait d’ailleurs compliquer la tâche lorsqu’il s’agira de convaincre des utilisateurs potentiels de la pertinence d’une solution IoT pour laquelle, vraisemblablement, il n’y aura pas de demande spontanée.

 

Un peu d’optimisme, s’il vous plaît
Et si après la french touch il y avait désormais la « french tech » ? À en juger par la sélection récente du magazine Wired qui place quatre produits français parmi les huit innovations les plus cool présentées au CES 2014, la question est moins saugrenue qu’il y paraît. Il existe en effet une créativité spécifiquement française reconnue sur les usages innovants de l’IoT. Sa diversité a de quoi impressionner et même de quoi réjouir. Qu’il s’agisse de santé, d’automobile, de domotique, de drones grand public ou professionnels, de multimédia, de réalité augmentée, chacun de ces secteurs était représenté à Las Vegas par une ou plusieurs PME française. Un petit cocorico est bien de mise, ne serait-ce que pour faire taire un instant les jérémiades de nos « déclinologues » patentés.

En plus des fabricants d’objets connectés, la partie visible de l’iceberg de l’univers IoT, la France possède d’autres atouts avec des entreprises qui interviennent en amont de la fabrication des objets connectés, pour réaliser l’infrastructure propre au déploiement de l’IoT par exemple, ou pour concevoir les capteurs et les puces qui les équiperont. Dans la première catégorie on trouve par exemple une entreprise hyperinnovante comme Sigfox, qui a élaboré une technologie brevetée pour le déploiement d’une infrastructure bas débit dédiée à l’IoT. Dans la seconde, on trouve le groupe franco-italien STMicroelectronics, un acteur mondial de premier plan dans le domaine des puces qui, à lui seul, accompagne 2 000 TPE impliquées dans l’IoT et qui fait le pari que de cette pépinière émergeront les leaders de demain.

Sur le front de l’emploi, un développement volontariste d’une activité industrielle autour de l’IoT offre de réelles perspectives, à deux conditions toutefois.

La première est de parvenir à conserver simultanément la conception et la réalisation des objets connectés sur le territoire. Il s’agit en l’occurrence d’éviter de reproduire l’erreur d’une partie de l’industrie IT américaine qui, après avoir délocalisé en Chine la fabrication de produits high-tech conçus en Californie, constate amèrement le coût que cela représente, non seulement en termes d’emplois locaux détruits mais, plus gravement, en perte de savoir-faire consécutive à l’appauvrissement du tissu industriel. À moyen terme, sans un tel terreau, c’est la possibilité même de mener une R & D innovante qui est mise en péril.

La seconde condition est d’imaginer des services de proximité qui, par la connaissance détaillée du terrain qu’ils exigent, rendent les emplois difficilement délocalisables.

Répétons-le, les atouts de la France et de l’Europe dans l’aventure de l’IoT sont nombreux : des designers de talents, un tissu industriel de TPE et de PME dense, des ingénieurs de haut niveau et dotés de l’imagination qui leur permet de sortir des sentiers battus. Enfin, les pouvoirs publics semblent prendre la mesure de l’enjeu puisqu’il existe, depuis plusieurs années déjà, une filière « objets connectés » au sein du plan d’action défini par le gouvernement pour réindustrialiser le pays. La ministre de l’économie numérique a par ailleurs manifesté son intention de mettre en place avant la fin de l’année une « cité des objets connectés » qui regroupera les savoir-faire industriels autour de l’IoT.

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