Data / IA
La grande mutation du travail et des compétences s’organise
Par Hélène Truffaut, publié le 22 août 2025
L’introduction de l’IA générative dans les entreprises pose un défi de taille aux DRH chargés d’accompagner cette transformation, inédite à bien des égards. Une certitude cependant les guide, celle d’une adoption qui doit se généraliser.
« Le risque le plus sérieux, c’est celui de la non-adoption« , avançait la ministre du Travail, Astrid Panosyan-Bouvet, lors d’une conférence sur l’avenir du travail avec l’intelligence artificielle (IA), organisée par la société de conseil et d’ingénierie Artefact le 7 février dernier. Et de souligner la difficulté d’évaluer, à ce stade, les impacts de cette technologie sur l’emploi global. Ce qui n’empêche pas les enquêtes de se succéder sur le sujet, tantôt alimentant tantôt relativisant les craintes d’un « grand remplacement ».
Ainsi, le rapport Perspectives de l’emploi de l’OCDE 2024 estimait à 27 % la part des emplois correspondant à des professions fortement exposées au risque d’automatisation, tous secteurs compris.
Pour sa part, Daron Acemoglu, professeur d’économie au Massachusetts Institute of Technology (MIT), ne s’attend pas « à ce que beaucoup plus de 5 % des tâches humaines soient remplacées par l’IA au cours des dix prochaines années », les modèles actuels ne disposant pas encore des capacités de discernement, du raisonnement et des facultés sociales nécessaires dans la plupart des emplois, expliquait-il fin 2024.
« La bonne nouvelle, c’est que les destructions d’emplois seront bien inférieures aux créations », soutient Stéphanie Bertrand, consultante Workforce & Organization chez Capgemini Invent en France, qui se fonde sur la dernière mouture du Future of Jobs Report publiée par le World Economic Forum en janvier 2025.
Prenant en compte les principaux facteurs qui devraient transformer le marché du travail (dont l’IA), le document table sur la création de 170 millions d’emplois sur la période 2025-2030, contre 92 millions de suppressions, soit une croissance de 7 % (78 millions) sur le total des emplois analysés par le rapport.
Montée en puissance des soft skills
Sans surprise, les postes à croissance rapide sont portés par les avancées technologiques : spécialistes big data, ingénieurs fintech, spécialistes de l’IA et de l’apprentissage automatique, développeurs et experts de la cybersécurité. À l’inverse et parmi les métiers les plus menacés – « qui seront soit augmentés par l’IA, soit automatisés », selon Stéphanie Bertrand – figurent les caissiers et les guichetiers, les assistants administratifs et les secrétaires de direction, les ouvriers de l’imprimerie, les comptables et les auditeurs.
Autre grand enseignement de ce rapport : si les employeurs interrogés placent en tête des dix savoir-faire en nette augmentation à horizon cinq ans, les compétences techniques en IA et big data ainsi qu’en réseaux et cybersécurité, la littératie numérique (capacité d’un individu à comprendre et utiliser l’information au moyen des technologies) prend la 3e position. Suivent, dans l’ordre : la pensée créative, la résilience, la flexibilité et l’agilité, la curiosité et l’apprentissage tout au long de la vie, le leadership et l’influence sociale, la gestion des talents, la pensée analytique.
Selon Stéphanie Bertrand, quasiment aucun métier n’échappera aux outils d’IA générative d’ici à 2030, et dans ce contexte, les soft skills supplantent les hard skills. « L’IA générative ne sait pas contextualiser et raisonner pour parvenir à un résultat probant. Formuler des requêtes de manière efficace demande une très bonne maîtrise de la langue et de la nuance. La pensée créative et analytique, la capacité à remettre les choses en question permettront de ne pas être naïf face à l’IA. »
Stéphanie Bertrand
Consultante Workforce & Organization chez Capgemini Invent
« Formuler des requêtes de manière efficace demande une très bonne maîtrise de la langue et de la nuance. »
Difficile, cependant, d’évaluer le niveau d’implémentation actuel de l’IA générative dans l’Hexagone, dont les gains semblent, du reste, encore limités (cf. plus bas).
Une enquête Artefact/ Odoxa présentée en février, avance toutefois que 12 % des salariés français l’utiliseraient déjà, et 30 % des répondants déclarent qu’il en est fait usage dans leur entreprise.
Fondateur du cabinet de conseil Topics intervenant sur le volet humain des transformations, Bruno Mettling observe que si des grandes entreprises se sont déjà engagées dans cette technologie, en embarquant parfois leurs fournisseurs, d’autres sont en train de la tester à travers des POC [proof of concept]. « Mais, globalement, l’attitude des organisations, qui ne veulent surtout pas se lancer dans des déploiements non pertinents, demeure assez attentiste. Et ce sont souvent les collaborateurs eux-mêmes qui font entrer l’IA dans l’entreprise – ce qui n’est pas forcément une bonne chose. »
Seule certitude pour Bruno Mettling : « Intégrer l’IA et en capter la productivité associée est une problématique RH. »
Les premières entreprises utilisatrices en sont bien conscientes.
Des salariés augmentés
Schneider Electric, géant français de la gestion de l’énergie et de l’automatisation (15 000 collaborateurs en France, 150 000 dans le monde), avait pris de l’avance en montant, dès 2021, un « hub IA » composé d’experts en data et intelligence artificielle.
« L’idée était d’avoir une entité dédiée aux besoins des business units pour développer des cas d’usage adaptés tant aux développements de nos activités externes qu’à l’amélioration de notre efficacité interne, explique Nadège Riehl, VP talent management & learning France. Grâce à l’IA, nous pouvons offrir à nos clients des solutions beaucoup plus précises en termes d’efficacité énergétique ou de durabilité des infrastructures réseaux. En interne, les équipes du Customer care center peuvent trouver encore plus rapidement les réponses leur permettant de se concentrer davantage sur l’écoute et l’analyse de la problématique du client. L’IA permet aussi d’optimiser les plannings d’intervention sur le terrain. Nous pensons et nous disons à nos collaborateurs que cette technologie est un accélérateur pour notre entreprise et nos clients. Et qu’en délestant les salariés des tâches les plus fastidieuses et répétitives, l’IA va les “augmenter” et, in fine, rendre les jobs plus apprenants et enrichissants. »
L’effort de développement des compétences visant à assurer le passage à l’IA générative est considérable. Ainsi, « l’entreprise a déployé un ChatGPT interne et formé les salariés à bien l’utiliser, en gardant l’esprit critique. En 2024, cela a concerné 400 personnes dans nos usines. »
Par ailleurs, un programme corporate baptisé Data & IA upskilling at scale vise à dispenser les bons contenus selon la cible visée : experts techniques, business leaders, etc. S’y ajoutent des ateliers sur les prompts en fonction des métiers : RH, marketing, automaticiens…
Nadège Riehl
VP talent management & learning France, Schneider Electric
« Nous pensons et nous disons à nos collaborateurs que cette technologie est un accélérateur pour notre entreprise et nos clients. »
Sujet qui, selon Nadège Riehl, suscite « une forte appétence » au sein des équipes. Cet art de la requête sera aussi inculqué aux partenaires sociaux européens de l’équipementier électrique (les syndicats, les membres des CSE, etc.) au cours du premier semestre 2025.
Enfin, la formation annuelle du groupe « Les Essentiels » (en format court), qui porte sur différentes problématiques du moment, abordera cette année les enjeux de l’IA pour tous les salariés, tandis que les top managers seront initiés aux usages de l’IA sur les différents segments de marché du groupe.
Démystifier l’IA
Impossible également, pour Forvis Mazars en France, de rater le train de l’IA. Le programme d’intelligence artificielle de ce spécialiste de l’audit, de l’expertise comptable, de la fiscalité et du conseil s’articule autour de trois axes : l’utilisation de Copilot 365 (l’assistant IA de Microsoft ) dans les outils bureautiques ; l’usage d’une IA générative sécurisée conçue par les équipes internes comme une aide à l’exécution de tâches « allant de l’analyse de documents réglementaires à la recherche et au traitement d’informations dans des sources complexes et volumineuses », explique l’entreprise ; et l’intégration de cette IA dans les solutions clients.
Corollaire de cette transformation : un vaste plan de formation aux usages de l’IA prévu sur dixhuit mois au minimum à compter d’octobre 2024 pour l’ensemble des 5 000 collaborateurs en France. « Nous avons enrichi notre offre de développement des compétences en lançant une académie qui se veut le carrefour de tous les apprentissages digitaux, indique Guillaume Ravix, directeur du développement du capital humain.
Elle est soutenue par trois sponsors ayant des angles de vue complémentaires : la direction de la transformation numérique (au regard de l’évolution du business), la DSI (pour la conformité et l’éthique) et les RH, qui accompagnent l’évolution des métiers et l’employabilité.
Guillaume Ravix
Directeur du développement du capital humain, Forvis Mazars
« Nous avons enrichi notre offre de développement des compétences en lançant une académie qui se veut le carrefour de tous les apprentissages digitaux. »
Le programme d’IA de Forvis Mazars est le fruit de la vision du Comex, des besoins opérationnels et des opportunités technologiques disponibles, dit-il. « Et il a été décidé de former tout le monde, tout de suite. Mais il nous fallait rassurer, séduire et convaincre toute une frange de salariés qui regardent encore l’IA de loin ou dont les craintes ne portent pas tant sur la pérennité de leur emploi que sur le temps et la charge cognitive nécessaires pour s’approprier le sujet. »
Dans un premier temps, l’acculturation de tous – qui vise aussi à démystifier l’IA – « passe donc par du contenu court, désirable, snackable (conçu pour être consommé rapidement), sur le principe d’un message de type call-to-action par vidéo, qui fonctionne comme un hameçon ».
Suivent deux modules de e-learning courts dont le second aborde le B.A.-BA du prompt. « Nous venons en outre de terminer un pilote positif avec l’application Mendo, un coach d’IA embarqué dans les outils de travail des salariés. »
La deuxième phase consiste en des classes virtuelles axées sur un approfondissement des prompts, la direction de la transformation étant en train d’identifier des « champions de l’IA » internes pour la prochaine étape, afin d’équiper les collaborateurs en licences Copilot et essaimer les cas d’usage dans l’organisation. « L’IA est un relais de croissance, mais il y a un cap à passer. On apprend au fur et à mesure, en marchant, et j’ai la conviction que ce ne sera jamais terminé. Nous allons enrichir les contenus, mais il est important aussi que les décideurs admettent l’incertitude », conclut Guillaume Ravix.
Gérer le changement sans l’imposer
Le battage médiatique autour de l’IA générative a aussi suscité l’intérêt de Philippe Savajols, président du groupe Isospace, qui, depuis un changement d’ERP, utilisait déjà de l’IA sans le savoir. Avec un gain de temps précieux sur la gestion des pièces comptables de cette entreprise de 95 collaborateurs spécialisée dans l’aménagement et l’agencement d’espaces.
« Mais l’IA générative nous apparaissait comme une espèce d’objet protéiforme qu’on ne voyait pas comment transposer dans l’entreprise. C’est en entendant notre directeur marketing/ SEO nous expliquer que 80 % de son métier avait changé en quelques mois que j’ai compris qu’il s’agissait d’une lame de fond à laquelle on ne pouvait échapper. Restait à savoir comment gérer le changement, sans l’imposer. »
Pas si simple, en effet, d’embarquer dans cette mutation des équipes aux métiers très éclatés – depuis les architectes designers jusqu’aux chauffeurs-livreurs – et dont les tâches peuvent difficilement s’insérer dans des processus définis, chaque nouveau projet client étant un pilote. « J’ai pris le parti de monter un groupe de travail avec des volontaires de chaque service, early adopters ou collaborateurs intéressés par le sujet, qui ont eu trois mois pour faire des préconisations d’outils d’IA en fonction des problématiques métiers rencontrées. »
Philippe Savajols
Président du groupe Isospace
« L’IA demande un changement de posture de la part de nos collaborateurs si l’on veut en faire quelque chose d’utile, et ces technologies ne cesseront jamais d’évoluer. »
Mission accomplie, puisque plusieurs solutions validées par l’entreprise sont déjà en production, dont la version gratuite de ChatGPT qui permet aux conducteurs de travaux dont le français n’est pas la langue maternelle de rédiger sans fautes leurs mails aux clients, ou encore deux applications de visualisation des concepts imaginés par les designers. « Nous avons pérennisé ce “lab” interne – à présent chargé d’évaluer les difficultés rencontrées sur le terrain –, car l’IA demande un changement de posture de la part de nos collaborateurs si l’on veut en faire quelque chose d’utile, et ces technologies ne cesseront jamais d’évoluer », considère Philippe Savajols. Sa seule frustration : le coût d’utilisation des outils d’IA prédictive, dont il entrevoit les bénéfices potentiels pour son activité (connaissance plus fine des clients, obligation de vigilance des maîtres d’ouvrage, par exemple). Mais qui sont beaucoup trop élevés pour cette PME.
Dialogue social
Pour les entreprises qui n’ont pas encore pris le pli de l’IA cependant, le « comment » demeure une question épineuse. Selon Stéphanie Bertrand, il s’agit, en réfléchissant aux cas d’usage, de savoir « où poser le curseur de notre collaboration avec cette technologie : veut-on une IA de type copilote, exécutant des requêtes de base pour aller plus vite, ou un outil “co-penseur” qui permettra des échanges collaboratifs, par exemple pour évaluer des hypothèses de solution à un problème ou concevoir la stratégie d’un projet de transformation ? »
La mise en oeuvre d’un projet pilote devant ensuite être dûment mesurée par des indicateurs préalablement définis.
Impossible, en tout cas, de s’affranchir du dialogue social, comme le rappelle une ordonnance de référé du tribunal judiciaire de Nanterre rendue le 14 février 2025, stipulant que le comité social et économique (CSE) doit être consulté désormais dès l’amont d’une phase pilote de déploiement d’outils d’IA en conditions réelles, venant renforcer les prérogatives déjà existantes.
D’autant que, pour Odile Chagny, économiste et chercheuse à l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires), « les systèmes d’IA, en particulier probabilistes, interagissent avec l’organisation avec un niveau d’autonomie plus ou moins important et, pour certains, une capacité d’adaptation après leur déploiement. Ils introduisent ainsi une forme d’incertitude et d’opacité sur ce qu’ils produisent. D’où l’importance d’instaurer un dialogue social itératif à chaque étape d’un projet. »
À cet effet, les entreprises peuvent se saisir du manifeste et du webdoc publiés en janvier dernier, et issus du projet « Dial-IA » porté par l’Ires et cofinancé par l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact), qui a réuni, pendant 18 mois, une cinquantaine de participants du monde syndical et patronal.
Des gains de performance encore peu probants

« L’IA générative peine encore à générer des gains mesurables sur la performance des entreprises », selon les auteurs de cette même étude, qui s’attendent à « un tournant » avec l’émergence des agents IA apportant une automatisation avancée des tâches cognitives récurrentes.
Selon une autre enquête (publiée en janvier 2025) menée par le cabinet de conseil en organisation Lecko auprès de 55 managers volontaires, les bénéfices du déploiement de Copilot, accompagné d’une formation des intéressés, n’ont pas porté sur un gain de temps et un allègement du rythme de travail – qu’aurait permis une substitution de tâches – , mais se sont essentiellement traduits par du confort et du renfort.
« Une profonde rupture dans les modalités de travail »
Quels sont, aujourd’hui, les enjeux de l’IA pour les entreprises et les salariés ?

Il ne faut surtout pas apprécier ces enjeux à travers la problématique de l’emploi. Cela ne permet pas d’objectiver la réalité de la situation et crée, par ailleurs, des postures défensives ou naïves. Il s’agit surtout d’une profonde rupture dans les modalités de travail. La bonne approche, pour que les entreprises puissent gagner en productivité grâce à l’IA , est de réfléchir sur l’introduction de cette technologie dans le travail et d’en tirer les leçons sur l’adaptation des compétences.
Et demain ?
Pour l’instant, l’IA allège la charge de travail des collaborateurs en leur permettant de se concentrer sur des tâches à valeur ajoutée, sans impact notable sur l’emploi, ce que j’appelle une IA « bisounours ». Mais dans les laboratoires, on travaille déjà sur des IA qui seront capables, d’ici quelques années, de traiter un processus de bout en bout sans intervention humaine, comme par exemple l’octroi des crédits dans la banque. L’enjeu RH sera d’accompagner l’implémentation de ces solutions à travers le dialogue social et la GEPP (gestion des emplois et des parcours professionnels), afin de faire monter les salariés concernés en compétences : repositionner des comptables en contrôleurs de gestion, faire passer des téléconseillers au niveau d’assistance supérieure, etc.
Cet article clôt notre grand dossier « Special IA » de l’été. Rétrouvez tous les épisodes :
L’IA, Urbi & Orbi, mais jusqu’où ?
Des startups et de l’IA (Quelques jeunes pousses françaises…)
Adieu au gigantisme LLM ? Les entreprises misent sur l’IA sur mesure des SLM
Data et prompt engineering : les deux piliers d’une IA réellement utile
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