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Valérie Ferret (Dassault Systèmes) : « Il faut une démarche collective pour attirer les jeunes filles vers les carrières scientifiques et techniques »

Par Thierry Derouet, publié le 08 mars 2024

À l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, Valérie Ferret, Vice-Présidente 3DEXPERIENCE Edu chez Dassault Systèmes, nous donne quelques pistes pour rendre attrayante auprès des femmes, la profession d’ingénieur.

Pourriez-vous préciser pour nos lecteurs où nous nous situons exactement ?

Nous nous trouvons au siège social de Dassault Systèmes à Vélizy-Villacoublay, qui est établi sur ce campus depuis 2008, lieu qui rassemble environ 5000 personnes. À l’échelle de notre entreprise globale, nous sommes 25 000 collaborateurs, parmi lesquels 28,7 % sont des femmes. Nous nous sommes fixé comme objectif d’atteindre au moins 30 % de représentation féminine parmi nos effectifs d’ici 2027, espérant ainsi surpasser légèrement la moyenne du secteur. Cependant, nous sommes conscients qu’il nous reste du chemin à parcourir, surtout au sein de nos fonctions techniques comme les systèmes d’information et la recherche et développement, où la proportion de femmes est encore en deçà de notre moyenne générale.

Au cours des dernières années, nous avons été témoins de certaines réformes éducatives malheureuses, dont celle du baccalauréat. L’intention initiale était de proposer des spécialisations pour aider les élèves à mieux orienter leur parcours professionnel. Cela a révélé que, de manière générale, les femmes ne semblaient pas particulièrement attirées par les maths.

Cela a surtout révélé que dans une société biaisée, les « optionalisations » ont des effets catastrophiques. Il est au contraire crucial d’intervenir à chaque étape où les femmes risquent de se désengager, et certains de ces moments sont clairement identifiés. Le premier défi est de renforcer l’intérêt pour les mathématiques. C’est pourquoi je soutiens qu’il est fondamental de multiplier les occasions d’interaction avec les mathématiques dans la vie quotidienne des filles. Enrichir leur quotidien de mathématiques signifie intégrer cette discipline sous toutes ses formes. À travers nos programmes éducatifs, nous valorisons particulièrement l’apprentissage par projet, convaincus de son efficacité à engager les élèves dans leur parcours éducatif. Ainsi, les mathématiques peuvent être intégrées dans des leçons sur l’histoire de l’art qui permettent aux élèves de découvrir les jumeaux numériques de bâtiments iconiques. Ce type de projet montre que les mathématiques et la physique s’imbriquent dans notre réalité de tous les jours.

Autrefois perçu principalement comme un domaine « masculin », souvent associé à des notions de « tuyauterie » ou strictement à l’informatique, le secteur technologique a évolué pour être plus inclusif.

L’ère est au numérique, marquant un tournant dans le langage utilisé et, par extension, dans la culture du secteur, engendrant potentiellement un intérêt accru. Cela m’amène à évoquer les instants où l’on constate un décrochage, notamment chez les filles vis-à-vis des mathématiques. Un autre moment critique de décrochage se situe au stade de l’orientation, où l’on observe que les filles, même issues de filières scientifiques, tendent à se diriger moins fréquemment vers des domaines techniques ou scientifiques. Ayant moi-même suivi un parcours scientifique avant de me tourner vers le droit, puis de rejoindre un leader du secteur numérique, je suis particulièrement motivée à encourager les jeunes femmes à emprunter les voies des études scientifiques et techniques.

Vous êtes donc, vous aussi, l’une de ses décrocheuses ?

Absolument. L’écart se manifeste surtout lorsque des femmes ayant une formation scientifique s’orientent vers des domaines comme la médecine, le droit ou la biologie, des choix louables, mais qui s’éloignent des carrières en ingénierie. Un autre décrochage notable se produit lorsque des diplômées en ingénierie décident finalement de ne pas embrasser des carrières dans les sciences ou l’ingénierie, préférant se tourner vers les ressources humaines, le marketing, ou d’autres voies. Il est essentiel d’agir lors de ces étapes critiques.

Concernant le décrochage éducatif, l’apprentissage par l’expérience est primordial, et il est vrai que la réforme des maths a eu des effets dévastateurs, reflétant les préjugés de notre société. En rendant les maths optionnelles, on favorise ces biais, dissuadant les femmes d’explorer les carrières en ingénierie. Le défi se présente également lors de l’orientation scolaire, un moment que j’ai moi-même vécu. L’absence de modèles clairs pour les métiers d’ingénierie, contrairement à des professions comme avocat ou médecin, souligne notre responsabilité en tant qu’entreprise de promouvoir ces carrières. Les médias jouent également un rôle crucial dans la présentation de ces opportunités professionnelles.

Comment pouvons-nous offrir aux jeunes femmes une vision claire et attrayante de la profession d’ingénieur ?

Pour faciliter l’orientation des jeunes femmes vers les métiers d’ingénieur, même si elles ne sont pas issues de familles industrielles ou d’ingénieurs, il est crucial de leur offrir une vision claire et concrète de ces professions. Cela soulève une fois de plus l’importance de l’éducation. Actuellement, dans nos collaborations avec le milieu éducatif, où environ 8 millions d’étudiants utilisent nos solutions chaque année dans 40 000 écoles à travers le monde, notre objectif est de leur fournir un aperçu concret du métier d’ingénieur. Nous les invitons à utiliser les outils caractéristiques de ce métier et à se lancer dans des projets similaires à ceux qu’un ingénieur pourrait entreprendre. Par exemple, dans l’enseignement secondaire, les élèves peuvent commencer par concevoir en 3D une réplique d’un iPhone, qu’ils pourront ensuite fabriquer en impression 3D. Cette expérience leur permet de saisir les notions d’innovation et de création.

Un aspect souvent négligé dans la formation est l’ancrage territorial. Moins de 9 % des Français quittent leur lieu d’origine pour trouver un travail. Il est donc crucial d’avoir des opportunités de projection au niveau local ?

C’est exact. C’est pourquoi nous soutenons activement les campus métiers et qualifications qui permettent non seulement de rapprocher les offres de formations des besoins industriels dans les territoires, mais aussi de faire découvrir les métiers aux jeunes, à l’image des campus industrie en île de France ou en région sud, ou comme le Hall32 à Clermont-Ferrand. Nous ouvrons aussi régulièrement les portes de notre campus, lors d’événements tels que la semaine de l’industrie, la semaine du numérique, et d’autres encore. Ces endroits permettent aux enfants et à leurs parents — car les perspectives professionnelles sont également discutées en famille — de se projeter dans ces métiers. Ces actions dépassent largement le cadre des réformes spécifiques, telles que celle des mathématiques, et abordent les enjeux plus globaux des besoins de compétences des entreprises.

Il faut aussi des rôles modèles ?

Effectivement, l’importance des modèles à suivre ne doit pas être sous-estimée. Cependant, il convient de rester vigilant, car parfois, ces modèles peuvent sembler très élitistes, ce qui les rend moins accessibles et moins adaptés à la démarche de masse dont nous avons besoin. Néanmoins, ces figures inspirantes jouent un rôle essentiel, car elles nous poussent tous à nous dépasser.

Dans notre entreprise, nous avons 40 % de femmes au comité exécutif, soit 4 femmes ingénieures qui servent de modèles pour les jeunes femmes qui envisagent une carrière dans ce domaine. Cependant, pour rendre notre entreprise attrayante pour les jeunes femmes ingénieures, nous devons mettre en avant nos projets et notre engagement envers le progrès scientifique et industriel.

Le domaine de la 3D offre une opportunité unique de relier la créativité, la science et l’industrie. Notre objectif est de revaloriser l’image de l’industrie en mettant en avant le lien entre ces trois éléments. La créativité est universellement séduisante, tandis que la science nécessite de renouveler la confiance en son potentiel de progrès, en particulier à une époque marquée par un certain scepticisme.

Nous devons démontrer que la réindustrialisation est possible et souhaitable en nous engageant dans des voies innovantes et en invitant les jeunes femmes à participer à l’élaboration d’une nouvelle industrie. Nos outils de conception offrent la possibilité de penser différemment et de concevoir des modèles plus durables, ce qui a un impact profond sur la société.

Pourquoi aviez-vous choisi d’étudier le droit ?

J’ai choisi d’étudier le droit parce que je voulais avoir un impact sur la société et défendre un projet qui me tient à cœur. Aujourd’hui, je pense que l’industrie peut être considérée comme un projet sociétal important, même si cela peut ne pas sembler évident au premier abord.

Chez Dassault Systèmes, nous disons que nous vivons une « renaissance de l’industrie ». Et il est important de remobiliser tout le monde sur le sujet et replacer l’industrie au cœur de notre société inclusive.

Une fois la formation des jeunes femmes achevée, comment pouvons-nous garantir qu’elles ne se détourneront pas vers d’autres secteurs ?

Assumer cette responsabilité relève directement de notre rôle en tant qu’entreprise. Nous accordons une grande importance à l’éducation, via notre programme destiné à transformer ce secteur, et nous nous concentrons également sur le renforcement de l’attrait des femmes pour notre entreprise. Notre mission est de leur présenter des opportunités de carrière stimulantes et gratifiantes. Bien que les conseils d’administration et l’application de quotas facilitent des progrès rapides, notre visée ultime est l’inclusion des femmes dans les postes de direction. Pour y parvenir, il est crucial que nous montrions l’exemple, non seulement au niveau de la direction, mais aussi dans nos pratiques managériales, en augmentant le nombre de femmes managers. Avec un effectif féminin de 28,7 % et environ 26,5 % de femmes parmi nos cadres, notre objectif est d’encourager une plus grande ascension des femmes dans le management, démentant ainsi l’idée d’un plafond de verre. À cet effet, nous mettons en place des formations spécifiques pour les jeunes femmes de l’entreprise, à l’instar de notre programme Rise Up. Ce programme vise à propulser la carrière des recrues féminines récemment diplômées, en les préparant à prendre la tête d’équipes. Notre ambition est de les convaincre qu’elles peuvent viser des postes de haut niveau et participer à des projets captivants.

Cette chance est possible chez Dassault Systèmes ?

Absolument, nous avons la chance unique de couvrir un large éventail d’industries. Cette diversité rend notre travail particulièrement fascinant, nous permettant de collaborer avec des secteurs aussi variés que l’automobile, l’aéronautique, la cosmétique ou encore les sciences de la vie. Cette spécificité constitue une de nos forces et rend Dassault Systèmes particulièrement attractif pour les talents désireux de travailler sur une multitude de projets innovants et diversifiés.

Que faut-il pour arriver à la parité ?

Le principal obstacle réside dans le « pipeline » amont, d’où notre investissement conséquent dans le domaine de l’éducation, bien que nous ne soyons pas encore suffisamment présents à mon goût. Nous insistons pour être davantage impliqués dès le début du parcours éducatif, car le problème actuel est le suivant : moins de 30 % des étudiants dans les filières d’ingénierie sont des femmes, et ce pourcentage tombe à environ 15 % dans les écoles d’informatique. Cela stagne depuis une décennie. Tant que nous n’améliorons pas ce ratio à l’entrée des écoles d’ingénieurs, la compétition restera féroce non seulement pour attirer ces femmes dans nos rangs, mais également dans toutes les entreprises technologiques. Le vivier de candidates est donc trop restreint. L’enjeu majeur est donc de stimuler un afflux beaucoup plus important de femmes vers les filières scientifiques et d’ingénierie, et par la suite, vers le secteur professionnel. C’est un défi de taille qui requiert un travail acharné et continu. Et bien entendu, cet effort ne peut être porté par Dassault Systèmes seul. Une approche collective est indispensable.

Il faut donc éviter de se tromper de sujet ?

Exactement, nous nous éparpillons trop. Les entreprises mènent leurs propres initiatives, les associations sont nombreuses, mais nous manquons d’un mouvement collectif massif nécessaire pour impulser un changement significatif. Le cœur du problème reste la formation initiale, l’appétence initiale et la capacité à susciter un intérêt plus prononcé chez les jeunes filles pour ces domaines. En tant qu’entreprises, bien que nous soyons en concurrence pour le recrutement, nous devons adopter une approche de coopétition. C’est faisable via les associations, mais je lance un appel à ces dernières pour éviter la création répétée d’entités chaque fois qu’une nouvelle facette du problème est identifiée. Nous ne pouvons pas nous permettre de fragmenter notre approche ; il est crucial de considérer la question dans son ensemble, y compris les défis en amont. Toutes ces associations agissent, certes, mais il est nécessaire d’adopter une stratégie collective pour chaque phase du parcours des jeunes filles vers les carrières scientifiques et techniques. Nous serions enchantés de collaborer avec d’autres entreprises pour mener des actions conjointes dans le domaine de l’éducation. Par exemple, travailler ensemble dès le collège pour développer des kits pédagogiques qui stimulent l’intérêt des filles pour l’industrie et les disciplines scientifiques, au lieu de disperser nos efforts.

Comment éviter qu’elles aient plus envie de faire du droit ou de la médecine ?

La clé réside dans la création d’un imaginaire collectif qui rend ces domaines fascinants et désirables. Lorsque j’ai intégré Dassault Systèmes à 30 ans, j’ai été fascinée par ce nouveau monde de l’ingénierie et de l’innovation auquel je n’avais jamais été sensibilisée. Mon souhait est que les jeunes femmes puissent faire des choix éclairés et qu’elles découvrent nos métiers le plus tôt possible.

Il faut aussi y mettre de la passion ?

Sans entrer dans les débats politiques, il est crucial que les personnes chargées de transmettre cette passion, notamment les enseignants, soient elles-mêmes passionnées et valorisées pour leur rôle. En Europe, les indicateurs montrent que la valorisation du métier d’enseignant est inférieure à celle d’autres pays, ce qui soulève un enjeu majeur. Notre objectif est d’assister les enseignants en leur fournissant des projets stimulants à intégrer dans leurs cours. Bien que de nombreuses entreprises s’engagent à soutenir les enseignants, la reconnaissance et la valorisation de leur travail, particulièrement lorsqu’ils collaborent avec le secteur industriel, demeurent insuffisantes. Cette valorisation est au cœur des vocations. Les autorités ont certes identifié ce besoin, mais il reste encore beaucoup à faire pour instaurer une société où la passion pour les sciences et l’ingénierie est transmise dès le plus jeune âge. Cela nécessite une valorisation accrue de ceux qui sont en première ligne de cette transmission.


Valérie Ferret (Dassault Systèmes) : « L’objectif de l’IA est d’augmenter les potentialités de chaque individu. »

Face aux prévisions audacieuses du PDG de NVIDIA sur l’obsolescence de l’apprentissage du codage, Valérie Ferret, vice-présidente 3DEXPERIENCE Edu chez Dassault Systèmes, apporte une vision nuancée et résolument tournée vers l’avenir. Selon elle, l’intelligence artificielle (IA) transcende le simple outil technologique pour devenir un catalyseur d’innovation et d’accessibilité dans l’ingénierie et le design.

« L’intelligence artificielle (IA) ne représente pas une finalité en soi, mais plutôt un outil au service de nouvelles manières de faire, » commence Valérie Ferret, s’opposant à une vision réductrice de l’IA comme source potentielle de désuétude professionnelle. Selon elle, l’IA est plutôt « un vecteur d’accès à des solutions novatrices, capable d’élévation professionnelle, » mettant en lumière son rôle dans la démocratisation de l’accès aux compétences et la facilitation des processus créatifs.

Valérie Ferret illustre son point de vue en évoquant les progrès dans le domaine de l’ingénierie durable, où l’IA ouvre des portes auparavant réservées aux experts. « Aujourd’hui, grâce à l’IA, nous lançons des outils permettant aux ingénieurs, dès la phase de conception, de recevoir des estimations d’impact carbone adaptées à leur projet, » explique-t-elle, soulignant la simplification du processus grâce à l’intelligence artificielle.

La révolution s’étend au design industriel en 3D, où l’IA rend le processus de création plus accessible, permettant aux ingénieurs d’interagir intuitivement avec des logiciels de pointe tels que SolidWorks ou CATIA.

Face à l’automatisation, le rôle du codeur pourrait évoluer, mais la demande pour des innovateurs et créateurs reste intacte, voire s’intensifie. « Nous sommes à l’aube d’une ère où la capacité à concevoir, à créer et à produire sera démocratisée, » affirme Valérie Ferret, envisageant un avenir où fab labs et usines mutualisées joueront un rôle clé dans la réponse aux besoins locaux.

Valérie Ferret conclut sur une note d’optimisme, plaidant pour une perception de l’IA comme moyen d’« augmenter les potentialités de chaque individu » plutôt que de les supplanter. Son discours invite à repenser notre rapport à l’IA, non comme une menace, mais comme un tremplin vers une créativité et une innovation sans précédent.


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