Vers le renouveau du Silicium européen

Gouvernance

Souveraineté : L’Europe remet les mains dans le silicium

Par Laurent Delattre, publié le 10 novembre 2025

Après les affres de la pénurie post-pandémie et désormais en pleine course à l’IA, le Vieux Continent repart à la conquête des semi-conducteurs. Car l’autonomie passe aussi par la maîtrise du matériel qui exécute les logiciels et les modèles.

En 1984, Ken Thompson, cocréateur d’Unix, prononçait sa célèbre lecture « Reflections on Trusting Trust » en recevant son Turing Award. Il y démontrait que la confiance en informatique est illusoire : même avec accès au code source, on ne peut être certain de la sécurité d’un programme. Un compilateur ou un processeur peuvent être conçus pour exécuter des instructions différentes de celles programmées. Bien avant lui, Alan Turing nous avait appris qu’un ordinateur universel peut tout simuler et donc aussi nous abuser. Confiance, sécurité et souveraineté forment ainsi un triptyque indissociable : pour maîtriser le logiciel, il faut donc d’abord maîtriser le matériel.

Les Européens semblent seulement le découvrir. Ou plutôt le redécouvrir. Car dans les années 1980, l’Europe était une puissance du silicium avec des entreprises comme Philips, Siemens ou Thomson rivalisant avec les géants américains, tandis qu’ASML révolutionnait la lithographie à Eindhoven. Mais la désindustrialisation progressive, l’éclatement des chaînes de valeur et la fuite des capitaux ont réduit l’Europe à moins de 10 % du marché mondial des puces électroniques aujourd’hui. Résultat, les CPU, GPU et puces IA avancées sortent désormais principalement d’Asie, malgré le leadership technologique d’ASML dans la lithographie EUV (Extrême Ultra-Violet).

La pandémie d’hier, les tensions géopolitiques actuelles et la ruée vers l’IA ont néanmoins fait des semi-conducteurs un nouvel enjeu stratégique. Quand la propriété intellectuelle ou les équipements critiques sont hors de portée, il existe un véritable risque d’étranglement technologique, comme l’ont démontré les déconvenues chinoises, privées de lithographie EUV et soumises aux contrôles à l’export par les États-Unis. Pour retrouver la maîtrise de son avenir numérique, l’Europe ne doit pas se retrouver dans une situation analogue. Or si le scénario paraissait digne de romans de science-fiction, il est devenu bien réel depuis l’arrivée de Donald Trump.

Bruxelles veut réagir et vise désormais 20 % du marché mondial des puces d’ici 2030. Adopté en 2023, le European Chips Act mobilise les énergies autour de trois piliers : Chips for Europe (R&D et projets pilotes), un cadre règlementaire pour favoriser les « méga fabs » et un mécanisme de surveillance du marché pour anticiper les pénuries. Au menu : le soutien aux projets IPCEI (ST/GlobalFoundries à Crolles, TSMC à Dresde) et la création d’un réseau de compétences couvrant design, fabrication et packaging avancé.

Malgré des doutes amplifiés par l’abandon récent des projets d’usines européennes d’Intel, les initiatives se poursuivent. Cet été, Thales, Radiall et Foxconn ont annoncé un projet ambitieux en France, évalué à 250 M€, dédié au packaging avancé (« fan-out wafer-level packaging »). L’objectif est de sécuriser davantage les chaînes d’approvisionnement européennes en semi-conducteurs critiques, en réduisant la dépendance à l’égard des acteurs asiatiques du packaging. Les trois entreprises visent une production de plus de 100 millions de system in package (SIP) annuels d’ici 2031.

Vers des CPU européens

Symbole de cette relance européenne et d’une volonté de maîtriser de nouveau le design des puces, la scale‑up française SiPearl vient de finaliser le tape‑out de son processeur Rhea1. Gravé en 6 nm chez TSMC, ce processeur ARM Neoverse de 80 cœurs équipera les futurs supercalculateurs EuroHPC (le Cluster Module du Jupiter Allemand et probablement le futur Jules Verne français) et promet un rapport performance/consommation compétitif face aux puces américaines. Philippe Notton, CEO et fondateur de SiPearl justifie le choix de TSMC en rappelant qu’ « il n’existe pas d’usine en Europe proposant les technologies très avancées dont nous avons besoin. Une usine de ce type nécessite plusieurs dizaines de milliards d’investissements de départ et, en Europe, elle ne serait utilisée que pour une très faible part de sa capacité. »
Il espère néanmoins voir l’UE poursuivre dans la voie de l’autonomie dans le cadre du Chips Act V2 (cf encadré) : « ce que fait le Japon avec Rapidus, et le développement d’une capacité de production en 2nm est un exemple à suivre. ». Quant à ceux qui s’inquiètent des risques de sécurité posés par une fabrication Taïwanaise et d’une éventuelle perversion du design original au moment de la fabrication, Philippe Notton se veut rassurant : « le modifier, sans avoir le « code source » est quasi impossible ou ne serait pas très discret. Nous sommes en charge du test du microprocesseur en cours d’assemblage donc s’il était altéré nous le saurions. Enfin, il est possible de faire une analyse à posteriori des microprocesseurs pour nous assurer que ce qui a été envoyé en fabrication est bien ce qui a été produit ». 

Ce n’est probablement pas le point de dépendance le plus inquiétant. Les limites des licences ARM, expérimentées dans la douleur par Huawei en Chine, incitent aujourd’hui l’Europe à diversifier ses approches. Pour ne pas dépendre éternellement d’une propriété intellectuelle étrangère, et à l’instar de la Chine, elle parie aussi sur l’architecture open source RISC-V.

Financé par EuroHPC, le projet DARE (Digital Autonomy with RISC-V in Europe) vise à développer un CPU généraliste en RISC-V, un accélérateur vectoriel et une AIPU pour l’inférence. Plusieurs jeunes pousses contribuent activement à l’aventure, telles que l’espagnol Openchip (responsable du développement de l’accélérateur vectoriel [VEC]), le néerlandais Axelera AI (en charge de l’unité dédiée à l’accélération de l’inférence IA [AIPU]) et l’allemand Codasip (en charge du processeur à usage général [GPP]). SiPearl, qui voit déjà au-delà de ses processeurs ARM Rhea 1, Rhea 2 et Rhea 3, est également partenaire du projet. La première phase DARE SGA1 (Special Grant Agreement 1), lancée en mars 2025, couvre une période de trois ans, dans le cadre d’un accord-cadre de six ans (jusqu’en 2030) avec un budget de 240 M€.

Parallèlement, l’initiative Quintauris, fondée en 2023 à Munich par Bosch, STMicroelectronics, Infineon, NXP, Nordic Semiconductor et Qualcomm, vise à accélérer l’adoption mondiale de l’architecture ouverte RISC-V en fournissant des architectures de référence et des solutions standardisées.

Les nouveaux muscles de l’IA made in EU

Au‑delà du calcul généraliste, plusieurs jeunes pousses osent affronter les géants américains sur le terrain des GPU, NPU et DPU de demain. Outre Axelera AI et OpenChip, déjà évoqués, d’autres acteurs tentent de se faire une place malgré l’ampleur du défi.

En France, Kalray s’est allié à OpenChip pour co‑développer un DPU haute performance et développe des cartes accélératrices basées sur son propre processeur « Manycore » dénommé Coolidge. Autre startup tricolore, VSORA a levé 40 M€ fin 2024 pour développer son futur chip Jotunn8 (en 5 nm) qui promet une puissance de calcul de l’ordre du pétaflop, modulable par assemblage de chiplets pour cibler soit les centres de données, soit l’automobile.

En Allemagne, Videantis propose un processeur DSP configurable capable de traiter à la fois la vision classique et l’inférence neuronale, le tout avec une efficacité énergétique extrême, adaptée aux caméras automobiles et systèmes d’aide à la conduite.

Le britannique Graphcore, désormais adossé à SoftBank, poursuit ses IPU (Intelligence Processing Unit) depuis Bristol avec l’introduction d’une troisième génération notamment présente dans certains serveurs Dell. Autre britannique, racheté par Canyon Bridge, l’ancêtre Imagination, né en 1985 et connu pour ses GPU PowerVR, s’est recentré sur les marchés automobile et intelligence embarquée. Sa dernière architecture IMG D/X/E-Series vise à conjuguer rendu 3D et calcul IA pour les cockpits automobiles, avec des GPU IP certifiables ISO 26262 offrant jusqu’à plusieurs TFLOPS pour l’ADAS et l’infodivertissement.

Tous ces acteurs misent sur l’agilité et des niches (edge, datacenter spécialisé, véhicule autonome) pour contourner la domination de Nvidia et AMD.

Talents, recherche fondamentale, maîtrise de la lithographie… L’Europe dispose d’atouts majeurs mais doit encore consolider son financement, attirer de la production avancée et sécuriser l’accès à l’énergie ainsi qu’aux matières premières pour retrouver une place prépondérante dans l’univers des puces électroniques et une souveraineté technologique synonyme d’autonomie. Le véritable test sera sa capacité à passer de prototypes subventionnés à des volumes compétitifs – condition sine qua non pour transformer la confiance numérique en souveraineté durable. En ce sens, l’exemple de SiPearl qui passe enfin en production sera hautement symbolique pour tout l’écosystème européen, car la jeune pousse incarne plus que toute autre le passage du laboratoire subventionné à la réalité industrielle compétitive.


Des financements insuffisants

La Cour des comptes européenne a publié un rapport critique, qualifiant l’objectif du Chips Act d’obtenir 20% de part du marché mondial d’ici 2030 d’ « irréaliste ». Celle-ci pointe notamment une trop grande fragmentation des financements qui fragilise la montée en puissance des projets. Les entreprises, en particulier les PME et startups, peinent à trouver des financements privés. Les projets sont longs à rentabiliser et jugés risqués, tandis que les investisseurs européens restent souvent conservateurs plutôt que de miser sur l’innovation disruptive. Les géants asiatiques et américains investissent des centaines de milliards de dollars, bien au‑delà des ambitions européennes.

Ainsi, SiPearl a du se tourner vers Cathay Venture une société de capital investissement taïwanaise pour rajouter 32 millions d’euros à sa levée en série A (d’un total de 130 millions d’euros). Un choix qui a du sens pour SiPearl qui entretient un partenariat technologique avec TSMC mais qui montre aussi les limites de l’investissement européen. Philippe Notton demeure toutefois très optimiste : « Notre premier tour de table est très largement européen ! L’European Innovation Council, et son véhicule de financement, EIC Fund, est un outil formidable pour financer les deeptech, dont notamment les microprocesseurs, mais aussi les accélérateurs et les ordinateurs quantiques ». Il rappelle que ce tour de table a aussi largement bénéficié de l’Etat Français via French Tech Souveraineté (et le programme France 2030). « Pour notre Série B, nous continuerons à faire très largement appel à des investisseurs européens » ajoute Philippe Notton.


Le quantique : moteur de la renaissance européenne ?

Rupture technologique majeure, l’informatique quantique s’inscrit pleinement dans la stratégie européenne visant à restaurer sa souveraineté dans le domaine des processeurs, d’autant qu’elle est susceptible de redéfinir la hiérarchie mondiale des puissances numériques. À travers des programmes comme Horizon Europe et des initiatives spécifiques telles que le Quantum Flagship, l’Europe investit dans la recherche fondamentale, le développement de qubits européens, les processeurs quantiques et la création d’écosystèmes d’innovation nationaux et transfrontaliers. Sur le plan national, le programme PROQCIMA, piloté par la Direction générale de l’armement (DGA) et soutenu par « France 2030 », a notifié en mars 2024 des accords-cadres avec cinq jeunes pousses (Alice & Bob, C12, Pasqal, Quandela et Quobly) pour concevoir d’ici 2032 deux prototypes d’ordinateurs quantiques universels à 128 qubits logiques. L’investissement prévu peut atteindre 500 M€, témoignant de la mobilisation de l’État en faveur de l’industrialisation de ces technologies.


3 Questions à Philippe Notton, CEO et fondateur de SiPearl

Où en êtes-vous du développement du processeur Rhea1 ?

La conception de notre premier microprocesseur Rhea1 est terminée. Le fichier a été envoyé pour la fabrication, c’est ce que dans notre jargon on appelle « le tape-out ». Les premiers échantillons de Rhea1 seront disponibles début 2026. Fin 2026, nous équiperons les supercalculateurs Eviden qui seront installés chez notre client de référence, le centre de supercalcul JUPITER opéré par Jülich et détenu par EuroHPC.

Pourquoi votre processeur est-il fabriqué à Taïwan ?

Il n’existe pas d’usine en Europe proposant les technologies très avancées dont nous avons besoin. Une usine de ce type nécessite plusieurs dizaines de milliards d’investissements de départ et, en Europe, elle ne serait utilisée que pour une très faible part de sa capacité.

Jusqu’où aller pour imposer la souveraineté européenne ?

La commande publique instituant un quota d’achat de matériel et de logiciels souverain est un excellent moyen. Cela permettra à toutes les startups européennes qui ont d’excellentes technologies de pouvoir les déployer et de les porter à maturité plus vite. Quant à la création d’usines en Europe, alors que se dessine un Chips Act v2, ce que fait le Japon avec Rapidus, et le développement d’une capacité de production en 2nm est un exemple à suivre.


Vers un Chips Act v2

L’European Chips Act est une initiative de 43 milliards d’euros visant à doubler la part de marché de l’UE dans les semi-conducteurs à 20 % d’ici 2030, afin de réduire la dépendance extérieure. Il s’articule autour de trois piliers : l’innovation (initiative « Chips for Europe »), la sécurité d’approvisionnement en attirant des investissements dans des usines de pointe (les IPF – Integrated Production Facilities – ou OEF – Open EU Foundries), et la coordination entre États pour anticiper les pénuries (via l’European Semiconductor Board). Face à des résultats jugés limités, l’abandon des projets d’Intel en Allemagne et en Pologne et face à une bureaucratie excessive, une coalition d’États membres prépare un « Chips Act V2 ». Attendu pour la fin de l’été 2025, il vise à simplifier les règles et à soutenir plus efficacement toute la chaîne de valeur, y compris la R&D, les PME et les fournisseurs, avec un accent particulier sur les puces pour l’IA. S’inspirant de modèles comme celui du Japon, la V2 pourrait s’éloigner d’une approche purement défensive (axée sur la vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement) pour adopter une stratégie d’ « indispensabilité stratégique ». L’objectif serait de capitaliser sur les points forts existants de l’Europe pour rendre le continent incontournable dans certains segments clés de la chaîne de valeur mondiale.


Horizon Europe

Horizon Europe et le European Chips Act sont deux initiatives distinctes, mais étroitement liées dans leur objectif de renforcer la souveraineté technologique et industrielle de l’Union européenne. Horizon Europe constitue la principale source de financement de la recherche et de l’innovation en Europe, couvrant un large éventail de secteurs, dont celui des semi-conducteurs. À ce titre, de nombreux projets de R&D liés aux puces électroniques, à la microélectronique et à la chaîne de valeur des semi-conducteurs sont financés par Horizon Europe. Ce programme soutient notamment la recherche fondamentale, le développement de nouvelles technologies et la formation des talents, qui sont essentiels pour créer un écosystème européen fort dans le domaine des puces. Ainsi, Horizon Europe agit comme le socle scientifique et technologique sur lequel le Chips Act peut s’appuyer pour faire émerger des innovations, développer les compétences et préparer l’industrialisation des technologies de pointe dans le secteur des semi-conducteurs.


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