Entretien avec Jean-Noël Olivier, Directeur général du numérique et des systèmes d’information de Bordeaux Métropole

Gouvernance

« Notre territoire a besoin d’un numérique choisi, pas d’un numérique subi »

Par Laurent Delattre, publié le 23 février 2024

Parmi les premières métropoles créées avec des objectifs de mutualisation des services ambitieux, Bordeaux Métropole se distingue par sa vision en matière de numérique. Elle veut en effet imposer des choix technologiques réellement bénéfiques pour sa population et limités dans leurs impacts négatifs.


Entretien avec Jean-Noël Olivier, Directeur général du numérique et des systèmes d’information de Bordeaux Métropole


Comment définir simplement une métropole et, surtout, une métropole numérique ?

Les métropoles sont des établissements de coopération pour les villes d’un territoire. Elles ont succédé en 2015 aux anciennes communautés urbaines les plus importantes en taille. Bordeaux Métropole a été créée parmi les premières et regroupe 28 communes. Comme toute métropole, elle a une compétence d’aménagement numérique sur son territoire, avec la charge notamment du déploiement d’antennes pour les réseaux mobiles ou de la fibre optique. Mais nous sommes allés plus loin en mutualisant le domaine du numérique. Je suis donc le DSIN de Bordeaux Métropole, celui de la ville de Bordeaux et de 18 autres communes qui ont choisi cette mutualisation. Ce rapprochement a été encouragé par l’État, mais il est surtout le fruit de la volonté des élus. Ce sont eux qui développent cette vision territoriale pour le numérique.

Qu’est-ce qu’une métropole ?

Selon l’article L5217-1 du code général des collectivités territoriales, une métropole est un établissement public de coopération intercommunale (EPCI) qui regroupe plusieurs communes « d’un seul tenant et sans enclave » qui s’associent au sein « d’un espace de solidarité pour élaborer et conduire ensemble un projet d’aménagement et de développement économique, écologique, éducatif, culturel et social de leur territoire afin d’en améliorer la compétitivité et la cohésion ». La création des métropoles fait suite à la loi Maptam (loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles) de 2014.

Y a-t-il des informatiques différentes ou au contraire une seule cible pour le SI ?

La cible est bien un SI commun. Chaque ville avait sa propre histoire informatique et ses solutions métiers. L’idée a été d’abord d’assurer la continuité de service, et donc de supporter les applicatifs en place. Mais nous les faisons converger progressivement, tout en assurant la bonne fin des projets lancés antérieurement dans les communes. Il y a encore 1 600 services numériques en activité sur le territoire, parmi lesquels des solutions pour les 290 écoles en gestion, pour la vidéoprotection, l’accès à la piscine, etc. Nous couvrons à la fois les domaines métropolitains et communaux.

C’est un chiffre impressionnant.

Oui, mais logique. Déjà, au niveau d’une métropole, vous avez à peu près 250 métiers à servir. Et quand vous ajoutez une ville, vous en avez 200 autres. Heureusement qu’avec la mutualisation il y a des convergences, sinon le chiffre serait bien plus élevé sur les vingt entités que nous gérons au total.

Combien d’agents opèrent sous votre direction ?

Environ 330 personnes. Nous sommes un service centralisé, avec des antennes locales pour gérer la proximité sur le territoire. Pour donner un ordre d’idée, nous avons 950 bâtiments en charge et il y a plus de 20 000 agents qui bénéficient de nos services numériques. Quant à la population concernée, elle représente plus de 820 000 résidents, et plus d’un million de personnes si on ajoute celles qui transitent sur le territoire. C’est donc un périmètre très vaste, qui permet de penser le numérique à l’échelle du territoire de façon intégrée par rapport aux métiers à servir, mais aussi de proposer une véritable politique publique du numérique.

Justement, toutes les villes du territoire ne sont pas forcément du même bord. A-t-il été simple de se mettre d’accord ?

Quand je suis arrivé pour porter ce projet de mutualisation à Bordeaux en 2015, il y avait déjà une co-gestion efficace en place malgré les différents bords représentés au sein des instances décisionnelles de la Métropole, et une volonté commune d’aller dans cette direction. De toutes façons, le numérique n’est pas un sujet qui cristallise les tensions politiques, c’est l’intérêt général qui prime. Et la loi Maptam encourageait cette mutualisation des services. Il y a aussi cette particularité à Bordeaux Métropole qui fait que la ville coeur de la Métropole n’a pas un poids relatif aussi important qu’ailleurs, notamment parce qu’elle n’héberge pas la majorité de la population. Donc, contrairement à d’autres territoires, la ville centre et l’ancienne communauté urbaine n’avaient pas un numérique commun. Cela a conduit les élus à opter pour un projet de mutualisation « à la carte » certes ambitieux, mais qui respectait le rythme d’adhésion de chaque commune. C’est ce qui s’est passé aussi sur le domaine du numérique, puisque certaines communes nous rejoignent aujourd’hui encore.

« Nous avons 950 bâtiments en charge et servons plus de 20 000 agents »

Avec 1 600 services numériques à gérer, peut-on tout de même parler d’une mutualisation réussie ?

Certainement, parce que nous sommes partis de beaucoup plus, même s’il est difficile de donner un chiffre de départ, dans la mesure où des communes nous ont rejoints chaque année ou presque, en rajoutant alors des services à gérer et potentiellement à mutualiser. Mais le volume actuel est appelé à diminuer encore, peut-être pas de moitié, mais au moins de 40 %. Ce SI mutualisé s’est construit à partir d’un existant. C’est donc avant tout un très grand projet de transformation. Et c’est une réussite puisque nous continuons à voir des villes nous rejoindre chaque année dans cette mutualisation.

Vous aviez aussi un existant humain à faire évoluer ?

Le principe, c’était de garder tout le monde. Et aujourd’hui, c’est la force et la fierté des équipes d’y parvenir, malgré des habitudes de travail qui ont forcément changé, notamment pour ceux venant des plus petites collectivités. Quand vous êtes dans une équipe de cinq ou dix personnes et que vous intégrez une entité de 330 personnes, ce n’est plus la même chose : vous êtes dans de l’industrialisation. Mais nous avons su garder, je crois, le savoirfaire de l’artisan, et nous cultivons la proximité avec le terrain et les métiers.

Au coeur de tout cela, il y a l’obligation de continuité des services publics. La clé de la réussite de notre transformation a été l’engagement fort des agents. Nous n’avons pas construit une informatique hors-sol à côté de ce qui existait. Nous avons intégré cette responsabilité de supporter le fonctionnement des villes sans dégrader les niveaux de service fournis par chaque commune, ni impacter les entités déjà gérées par le service commun. Comme dans un mikado : à chaque fois qu’on touchait à une composante du système d’information, il fallait s’assurer que le reste ne bougeait pas.

Et puis nous n’étions pas seuls dans ce mouvement de mutualisation. Bien d’autres domaines étaient concernés et le numérique devait les supporter au cours de ce processus. Cela a été le cas au niveau des RH par exemple. Aujourd’hui, la paye est gérée pour l’ensemble des agents de la Métropole et des communes. Mais il a fallu organiser une bascule rapide pour piloter les mouvements des équipes.

Comment cela se passe-t-il lorsqu’une ville décide de vous rejoindre ? Doit-elle absolument utiliser les outils de votre portefeuille applicatif ?

Il y a forcément une forme d’audit. Et un transfert de responsabilités : la Métropole récupère la propriété du système d’information, des moyens financiers que la commune consacre au numérique et les agents qui l’opèrent. Pour le reste, il y a des discussions portant sur l’état du SI concerné, mais pas de contrat négocié avec chaque commune. Il y a en revanche un engagement commun pour toutes. Que les villes comptent 20 000 ou 2 000 habitants, elles bénéficient d’un service équivalent, par exemple au niveau de la cybersécurité, de l’environnement de travail, etc. Ce qui est évidemment un plus pour les petites communes.

« La clé de la réussite de notre transformation a été l’engagement fort des agents »

Mutualiser représente certes un gros chantier, mais pour autant, peut-on qualifier cela de politique numérique, à plus forte raison de politique publique ?

Il y a eu deux temps. D’abord celui du précédent mandat électif au cours duquel ce projet de mutualisation nous a occupés principalement. Avec la nouvelle mandature, le numérique s’impose comme une politique publique qui, à la fois, soutient le numérique, le régule et porte une attention particulière à l’ensemble des impacts de cette révolution digitale permanente. Nos élus ont voté en 2021 sept ambitions fortes à l’échelle du territoire (voir encadré page 24) et plus récemment une politique numérique responsable engagée.

Cette stratégie se décline en une quarantaine d’actions, avec autant d’indicateurs d’évaluation. Parmi celles-ci, il y a aussi bien l’accompagnement du déploiement de la fibre que l’inclusion numérique, qui est une compétence métropolitaine. Aujourd’hui, nous avons par exemple environ 50 conseillers numériques actifs sur le territoire pour accompagner les personnes en difficulté dans ce domaine. Nous avons aussi lancé un observatoire des inégalités numériques pour nous permettre de comprendre les facteurs qui mènent à la fracture et les actions qui peuvent être mises en place pour l’atténuer. Car nous accordons une attention particulière à la façon dont ces technologies doivent être déployées sur le territoire et à leurs impacts.

C’est-à-dire ?

Je ne crois pas qu’on puisse parler aujourd’hui de métropole numérique. Je crois même qu’on parle de moins en moins de « smart city ». Nous devons surtout construire des métropoles en phase avec leur temps. Or, c’est un fait, le numérique est aujourd’hui présent partout et révolutionne la vie des citoyens, des entreprises, des associations, des administrations… Tout l’enjeu est de parvenir à ne plus subir cet impact. Notre credo est de développer un numérique choisi et pas un numérique subi. Nous nous devons d’être attentifs à produire des services utiles, qui doivent apporter plus de valeur que d’externalités négatives. Parmi ces dernières, il y bien sûr les impacts environnementaux, mais nous travaillons aussi sur les dimensions sociales, sociétales et éthiques.

« Notre credo est de développer un numérique choisi et pas un numérique subi. »

Le tout numérique n’est pas la panacée parce que la simplification administrative supposée laisserait trop de personnes au bord du chemin ?

Regardez les résultats de notre observatoire : presque un quart de la population est hermétique ou en difficulté par rapport à ces services numériques. Et les personnes exclues ne sont pas forcément là où on les attend. Prenez les jeunes, par exemple. Ils sont certes très à l’aise avec un smartphone pour utiliser certaines applications. Mais ils sont en difficulté quand on leur présente un formulaire Cerfa numérisé.

C’est pour cela que nous avons un grand programme autour de l’usager visant à l’émergence de solutions technologiques toujours plus utiles et accessibles. L’une des forces de ce programme réside dans la généralisation des démarches de conception centrées sur les utilisateurs, comme par exemple les campagnes de tests « guerilla ». Ainsi, lorsque nous avons lancé un portail de services numériques, nous avons envoyé des étudiants en design de l’université Bordeaux-Montaigne aux arrêts de bus pour qu’ils confrontent nos futurs utilisateurs à des maquettes. L’idée est d’associer les citoyens dès la conception des services jusqu’à leur évaluation une fois déployés, quitte à les supprimer s’ils ne produisent pas les bénéfices attendus.

Est-ce à une collectivité territoriale de s’occuper de l’inclusion numérique ?

En matière de solidarité, la proximité est importante. Les départements et les métropoles sont en première ligne sur le sujet. Il paraît logique que, sur son territoire, la métropole regarde aussi qu’on ne laisse personne de côté sur le plan numérique.

Y-a-t-il déjà un club des DSIN des métropoles, et des actions communes engagées, par exemple pour mieux négocier avec vos fournisseurs ?

Nous nous retrouvons effectivement dans plusieurs associations ou groupes de travail, principalement pour partager sur nos approches, nos difficultés et nos retours d’expérience.

Bien sûr que cela peut avoir un intérêt de faire pression ensemble par rapport à des fournisseurs, mais je crois plus utile de travailler à imposer des standards communs pour faciliter la réversibilité. L’open source c’est bien, mais pour la transparence qu’il apporte au niveau des algorithmes, pas pour afficher un label de moralité sans réelle contribution à une communauté. Nous avons le devoir d’agir et de créer des communs, des vrais. À l’instar de la prise électrique, nous devons inventer la « prise numérique » du territoire. Pour gagner en maîtrise, nous devons imposer aux fournisseurs de respecter les standards technologiques, les API que nous aurons normalisées. Cette démarche volontariste pour l’interopérabilité des solutions comme pour la portabilité des données est aussi un vecteur de transparence, de confiance, de démocratie et d’éthique, lisible et vérifiable par nos concitoyens.

Je suis convaincu, donc, qu’en travaillant à plusieurs nous pouvons avoir des normes de fait. Et nous avons un levier : les marchés publics. C’est-à-dire que si, à un moment donné, un certain nombre de collectivités exigeaient les mêmes standards et les mêmes API dans leurs marchés publics, cela pourrait faire bouger les lignes.

Vous n’êtes pas le premier à espérer cela. Et l’open source a toujours été au coeur de cet espoir. Pourquoi est-ce que cela fonctionnerait mieux maintenant ?

Parce que c’est le moment. Parce que jamais le numérique n’a autant impacté nos territoires, et que c’est la suite logique de la mutualisation que nous avons portée. C’est nécessaire pour des raisons de simplification, d’efficacité, mais c’est aussi pour reprendre la maîtrise de nos territoires. Si on veut gagner ce combat, soyons pragmatiques ! Ce n’est pas utile ni possible de concurrencer un Citymapper ou un Google Maps qui peuvent investir des milliards là où nous ne pourrons mettre que des millions pour redévelopper une solution pour les mobilités sur le territoire. L’usage gagnera, et l’utilisateur restera sur Google Maps parce que les investissements leur permettront toujours de proposer mieux en termes d’expérience. En revanche, le vrai sujet est de savoir comment se mettre en situation, dans un Google Maps, de pouvoir accéder gratuitement aux informations utiles pour la collectivité, d’imposer nos politiques de circulation et, par là, de reprendre la main sur le fonctionnement des villes, d’en retrouver la maîtrise.

« À l’instar de la prise électrique, nous devons inventer la ‘Prise Numérique’ du territoire »

Ce que vous défendez, c’est la légitimité d’une métropole numérique suffisamment forte pour empêcher les acteurs du numérique venus du privé de faire n’importe quoi sur le territoire ?

Tout à fait. Je crois au permis de construire numérique. Vous ne faites pas ce que vous voulez en matière d’urbanisme. Pourquoi est-ce qu’on ferait n’importe quoi sur le territoire en matière de numérique ? Il est légitime de le réguler.

Et aussi de renforcer la métropole numérique. La dimension cybersécurité a un poids de plus en plus lourd, non ?

Nous sommes forcément questionnés par nos élus sur ce sujet, et grâce à la mutualisation, les moyens dédiés à la cybersécurité ont augmenté. Cela permet d’améliorer notre sécurité, jamais de façon suffisante bien évidemment, mais la prise de conscience est en marche concernant l’impact du numérique sur le fonctionnement de nos villes et de nos territoires dans cette dimension de continuité de service public. Sans numérique, il n’y a plus de transports en commun, il n’y a plus d’eau, etc.

Et concernant la sobriété numérique, qui peut paraître antinomique avec vos ambitions ?

Il n’y a pas de course à la technologie. Par exemple, nous ne déployons des capteurs que s’ils sont utiles. C’est pareil pour tout ce qui est numérique. Notez que nos élus ne nous ont pas demandé d’un coup d’arrêter les déploiements à cause des externalités négatives, mais de rechercher des balances positives entre la valeur apportée par le numérique et son impact environnemental. Par exemple, en évaluant en temps réel nos impacts carbone sur le plan matériel, grâce à un partenariat d’innovation avec la start-up nantaise Aguaro. Cela a permis de travailler sur des éléments stratégiques, entre autres le cycle de vie de nos équipements numériques, et de réduire notre empreinte de 2 000 TeqCO2.

Surtout, nous avons lancé l’évaluation des services numériques pour être certains qu’ils apportent la valeur attendue. De plus, nos 40 indicateurs seront publiés en open data. Nos élus nous l’ont demandé, dans l’objectif de proposer une politique numérique toujours plus responsable et transparente. Et pour aller plus loin, nous allons mettre en place, dans l’année qui vient, un observatoire des démarches numériques de la Métropole.

L’IA peut-elle entrer dans ce cadre de sobriété et d’équilibre ?

C’est une technologie qu’on ne peut pas ignorer. Là encore, pour garder la maîtrise de nos territoires, pour garantir la transparence et l’éthique à nos citoyens, ce serait une faute de ne pas regarder ce qui se passe, et d’être au moins au niveau de ceux qui vont l’utiliser. 

Propos recueillis par FRANÇOIS JEANNE / Photos : MARINE HUCK


Sept ambitions numériques

Pour « un numérique choisi et non subi », les élus ont affirmé sept ambitions à défendre sur le territoire de Bordeaux Métropole, qui se déclinent sur autant d’axes de travail pour les responsables de la DGNSI :
* Une politique de solidarité pour lutter contre les différentes fractures numériques
* Des citoyens au cœur de e-services utiles, utilisables et utilisés
* Un aménagement numérique responsable
* Des villes connectées au service de la qualité de vie, de l’attractivité et de la transition écologique des territoires
* Une transformation numérique des services publics source d’efficience et soucieuse de son empreinte environnementale
* La gouvernance des données, un enjeu stratégique majeur
* Un numérique sûr, résilient et souverain indispensable à la continuité du service public. 

Parcours de Jean-Noël Olivier

Depuis 2016 :
Adjoint au DG en charge de la stratégie et de la mutualisation, puis DG du numérique et des SI (DGNSI) de Bordeaux Métropole

2013-2016 : 
Directeur de la stratégie et de la sécurité de l’information, Ville de Bordeaux

2000-2013 :
Responsable du conseil en technologie (département Santé et Secteur Public), puis directeur de programmes de transformation (système de télédéclaration d’impôts, G-Cloud interministériel, etc.) et de stratégie SI (Services du Premier ministre, Caisse des Dépôts, ministère des Finances…), chez Accenture.

FORMATION
Ingénieur (Enseirb-Matmeca, 2000) ;
Diplôme d’auditeur en sécurité numérique (Inhesj, 2011)

À LIRE AUSSI :

À LIRE AUSSI :

À LIRE AUSSI :

Dans l'actualité

Verified by MonsterInsights