Gouvernance

Dette technique ou patrimoine : une question d’équilibre avant tout

Par François Jeanne, publié le 25 octobre 2022

RH et dette technique : l’autre nœud à dénouer

La question RH et la pénurie de compétences hantent les nuits des DSI. En particulier pour ceux qui ont encore à gérer des mainframes ou des iSéries. La chasse aux cobolistes reste ouverte, et ce depuis plus de trente ans ! Plus généralement, l’anticipation est de mise pour contrer les effets de pyramides des âges trop déséquilibrées, des départs à la retraite et surtout, de l’attractivité redoutable des nouveaux environnements et langages de développement.

« J’ai eu à réaliser quelques recrutements de développeurs en Cobol. Je l’ai fait pour des clients fidélisés par ailleurs sur d’autres profils, plus faciles à pourvoir. Plus intéressants aussi ». Jacques Raud, fondateur en 1998 du cabinet de recrutement Capucine, ne prend pas particulièrement de gants. « C’est difficile de convaincre des jeunes diplômés de s’intéresser à un tel environnement. Malgré les habillages qui permettent de mettre de la distance entre le développeur et le code source, il faut tout de même un minimum syndical de compréhension du langage. Et cela ne les passionne pas, c’est le moins que l’on puisse dire. »

Retraites des anciens et désintérêt des plus jeunes, un cocktail explosif

Une étude de l’ESN américaine Advanced l’écrit noir sur blanc : 89 % des grandes entreprises dans le monde craignent de ne pas avoir accès aux talents informatiques appropriés pour maintenir et gérer leurs systèmes anciens. Parmi elles, un tiers s’attendent à ce que leurs employés expérimentés partent à la retraite et emportent avec eux leurs compétences traditionnelles, tandis que 36 % s’inquiètent du fait que les personnes qui arrivent sur le marché du travail n’ont que des compétences modernes. En outre, 29 % affirment que leur personnel ne veut pas apprendre les compétences traditionnelles, même si elles sont encore très demandées.

Le refrain est le même partout et sur tous les environnements. Fabrice Couvreux, directeur des Solutions Energy chez Bolloré Transport & Logistics, constate que les développeurs qui travaillent sur ses AS/400 ont entre 50 et 60 ans. « Il n’y a pas de renouvellement générationnel, car il n’y a pas ou très peu de formations initiales. Ni sur les langages, ni sur les outils de développement comme Adelia. »

89 % des grandes entreprises dans le monde craignent de ne pas avoir accès aux talents informatiques appropriés pour maintenir et gérer leurs systèmes anciens

Adelia, l’AGL d’Hardis Group dont le responsable du pôle Transformation du SI, Laurent Coutellec, nous confirme : « Dans nombre d’entreprises, on ne soulève pas souvent le capot de ces machines pour regarder ce qu’il y a dedans. Si on le fait, on va découvrir beaucoup de spécifiques, s’apercevoir que les seuls à comprendre la situation sont plutôt vieillissants et que cela crée des situations dangereuses. » On ne saurait mieux dire. Philippe Magne, chairman chez l’éditeur Arcad Software, se rappelle avoir croisé chez un de ses clients américains, un développeur qui avait allègrement dépassé les 72 ans.

L’ingénierie des systèmes aussi manque de bras

Et s’il n’y avait que sur les langages ! Mais la pénurie existe également en ingénierie des systèmes. Elle est peut-être même encore plus importante, car à la vétusté des technologies s’ajoute une image pas franchement valorisée de ces métiers. Ils ne sont en particulier jamais présentés dans les filières de formation initiale, même si IBM tente de combattre cette désaffection avec son concept P-Tech importé des États-Unis : des écoles type « seconde chance » dans des lycées techniques qui permettent à des élèves d’accéder à des enseignements porteurs d’employabilité. Reste à savoir si ces étudiants, une fois sur le marché du travail, voudront rester sur ces métiers du système.

Face à cette situation délicate, chacun essaie de combattre à sa façon. Ou pas. Pour certaines entreprises, la pénurie de compétences constitue souvent un catalyseur à l’abandon du legacy, comme chez Bolloré Transport & Logistics.

Reconversion en interne, la solution ?

Mais la plupart des DSI tentent de trouver des solutions adaptées. Concernant l’ingénierie système, l’une d’entre elles consiste à organiser des reconversions de personnel en interne : « L’avantage, explique Pierre Jaeger, directeur technique Infrastructures chez IBM France, c’est que ces personnes ont déjà une très bonne connaissance du métier de l’entreprise et vont pouvoir rapidement s’adapter aux spécificités de son système d’information ». À condition toutefois de dépasser la barrière de la langue : en effet, la plupart des formations disponibles en ligne aujourd’hui sont en langue anglaise, ce qui constitue évidemment un handicap pour les personnes ne maîtrisant pas la langue de Shakespeare.

Concernant les développeurs, la piste la plus prometteuse consiste à valoriser leur travail quotidien en leur mettant à disposition des outils plus séduisants et qui les ramènent aux pratiques les plus modernes (open source, DevOps, API, écrans windows-like, etc). Avec des limites que reconnaît Didier Stefanelli, DSI chez UCF CIBTP : « Il faut expliquer à ces nouveaux arrivants que le côté fun du développement n’est pas une finalité en soi lorsqu’on développe des applications de gestion, même si on a l’ambition d’être dans le modernisme. »

Les prix s’envolent aussi sur Cobol

D’un point de vue pragmatique, les « vieux » langages présentent un point fort : la rareté des compétences fait monter les prix. « Un développeur Cobol revient plus cher qu’un développeur Java aujourd’hui », admet par exemple Jean-Baptiste Courouble, DSI de l’Urssaf Caisse Nationale. Dans son organisation, où 800 prestataires côtoient les 1 100 collaborateurs internes, les besoins d’intégrer de nouveaux informaticiens sont quasi permanents. « Nous avons développé un programme spécifique de formation, baptisé V2 Académie, du nom de notre application centrale SNV2. Nous l’utilisons aussi bien en interne qu’avec les ESN qui nous aident à trouver des compétences sur le marché. »

Toutes les entreprises n’ont pas les moyens de l’Urssaf, ni ses moyens de pression sur les ESN. Celles-ci se distinguent d’ailleurs surtout par leur opportunisme. Il n’est plus question aujourd’hui d’annoncer au marché que l’on dispose de bataillons de cobolistes ou de spécialistes RPG. Cela risquerait de faire fuir les jeunes diplômés que l’on cherche à recruter par ailleurs. « Les ESN raisonnent par compte plutôt que par technologie, constate Laurent Coutellec. Lorsqu’un client important leur demande des spécialistes d’une ancienne technologie, ils se mobilisent. Mais pas au point de créer de véritables filières de formation interne. »

En vérité, les DSI se retrouvent donc seuls. Et comme sur les axes économiques et technologiques, la question RH doit les préoccuper quand on parle de dette technique. Mais pas pour les paralyser. Plutôt pour les obliger à anticiper (voir encadré) et à chercher des solutions innovantes. Par exemple, en limitant les effectifs à la production (en la sous-traitant), sans les éliminer tout à fait car il faut garder des compétences en interne pour surveiller les fournisseurs. Les solutions dans le cloud vont dans ce sens.

Il reste que dans les PME en particulier, principales clientes des AS/400, les équipes sont réduites et ne permettent pas des gestions de compétences sophistiquées. Il reste aussi, comme le note Florence Devambez, DSI chez Albingia (assurances), que les sociétés en question ont souvent une longue histoire, enfermées dans leurs applications métiers, et qu’il est difficile de se l’approprier, au-delà de la question de la maîtrise du langage : « Il faut au moins trois mois pour qu’un développeur s’en imprègne et devienne pertinent dans ses interventions sur le code. »

Reste enfin que le DSI, qui est aussi le DRH des informaticiens dans ces petites et moyennes structures, doit surtout (ré)apprendre à respecter ces technologies sur lesquels repose le fonctionnement de l’entreprise. « Les nouveaux DSI n’ont pas forcément les codes pour dialoguer avec ces populations de développeurs », nous dit Laurent Coutellec. C’est bien à eux pourtant de se convaincre d’abord de la richesse et de la valeur de cet existant, pour mieux respecter cette population et au final, lui donner envie de continuer à se mobiliser sur une vision d’avenir partagée.


Gestion des compétences Cobol : le cas d’école de l’Agirc Arrco

Le cas de l’Agirc Arrco, qui a entamé voici près de dix ans une transition qui comprend la ré-écriture de l’ensemble de ses applications Cobol et leur déplacement dans des environnements ouverts, peut sembler à contre-courant. Car comme l’explique Daniel Moulès, en charge du pilotage des affectations et du staffing au sein de la DSI, « nous avons de moins en moins besoin de cobolistes. Mais nous avons la chance de voir nos spécialistes partir à la retraite en même temps que le mainframe ». L’institution doit tout de même en reclasser un certain nombre, par exemple en les formant à Java. Pas toujours facile avec une moyenne d’âge de 49 ans à la DSI et des professionnels qui n’ont pas forcément envie de tout remettre en question pour les dix dernières années de leurs parcours professionnel. Mais l’expérience de l’Agirc Arrco vaut surtout pour les outils mis en œuvre. Par exemple, un schéma directeur à cinq ans qui s’efforce de déterminer les besoins en compétences et les moyens pour y répondre, par la formation, le recrutement ou les mutations inter-sites. Mais aussi un travail en amont des départs à la retraite pour favoriser la transmission des compétences essentielles à la bonne continuité des services. « Au final, conclut Daniel Moulès, ce qui compte, c’est l’anticipation. Nous avons eu par le passé à affronter des migrations techniques imprévues et des réadaptations brutales à mener avec certains profils. Cela nourrit aujourd’hui nos efforts permanents d’anticipation. »


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